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Alexeï Ratmanski offre une nouvelle aurore à la Belle au bois dormant de Petipa – Svetlana Zakharova et Jacopo Tissi

Certains pensent que “les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé“. Dans la course incessante à la nouveauté chorégraphique, la démarche d’Alexeï Ratmanski semble évoluer à contre-courant. Reconstruire la fastueuse Belle au bois dormant de Marius Petipa de 1890, telle était ainsi l’ambition de départ. Le ballet emprunte en réalité à plusieurs versions postérieures et, là où la notation Stepanov était trop sibylline, certaines libertés ont été prises. Après tout, Aurore était prédisposée, par son prénom, à connaître une perpétuelle floraison. Co-production de La Scala et de l’American Ballet Theatre, cette nouvelle Belle au bois dormant d’antan est allée éclore à Milan pour cette rentrée 2015. L’occasion de découvrir Svetlana Zakharova dans une retenue technique inédite aux côtés du prometteur Jacopo Tissi, le jeune danseur noble à suivre de la troupe. Retour sur ce grand jeté enchanteur vers le passé.

La Belle au bois dormant - Svetlana Zakharova et Jacopo Tissi

La Belle au bois dormant – Svetlana Zakharova et Jacopo Tissi

Pour se figurer la reconstruction d’un ballet aussi emblématique que La Belle au bois dormant, il faut raviver le contexte de sa création originale, quitte à extrapoler. Saint-Pétersbourg, 1890. La ville bruit déjà de soubresauts anarchistes et révolutionnaires quand le rideau du théâtre impérial du Mariinsky s’ouvre sur La Belle au bois dormant. Depuis qu’il a pris la succession de son père assassiné par des opposants terroristes, le Tsar Alexandre III a figé l’Empire dans la réaction dès 1881. Le ballet apparait comme une consécration de l’ordre apollinien, contre les révoltes qui menacent la stabilité du régime. “Aurore” et “Roi soleil” sont autant de sobriquets qui confirment un parti pris en ce sens. Le Roi Florestan et la Princesse Florine évoquent, par leur racine étymologique,  l’idée d’une éternelle éclosion en écho à la permanence de la Couronne.

C’est ce faste d’Ancien régime, et l’essence même du ballet classique, qu’Alexei Ratmanski a réussi à restituer en offrant une nouvelle aurore à l’œuvre de Marius Petipa. Cette reconstruction donne ainsi lieu à une réflexion sur l’évolution de la danse classique jusqu’au XXIe siècle. Les levés de jambes qui oscillent entre 45 et 90 degrés, les déboulés effectués sur demi-pointes et les genoux souvent pliés interpellent, voire dérangent, d’un bout à l’autre de la représentation. Tout est dans la mesure et la maîtrise de soi, comme une traduction physique des manières de la noblesse de cour. La technique est moins démonstrative qu’à l’accoutumée – les sauts décollent à peine du sol – mais le travail du bas de jambe est joliment frénétique dans sa petite batterie. L’école française de danse dans toute sa splendeur perdure. Et c’est peut-être une danse moins sportive qu’incarnée qui est proposée dans cette Belle au bois dormant.

La Belle au bois dormant - Alexeï Ratmanski

La Belle au bois dormant – Alexeï Ratmanski

Svetlana Zakharova, qui interprétait Aurore, est pourtant le type même de la ballerine classique du XXIe siècle. Aussi longue et fine que ses homologues du XIXe siècle étaient petites et potelées, la danseuse a toujours déployé des extensions superlatives, une ampleur féline dans les sauts, une technique ouvertement gymnaste, qui sont autant d’entorses au fameux “dédain de la virtuosité” scandée par ses ancêtres. Et que devient l’Étoile de la Scala et du Bolchoï une fois dépouillée de ce qui a fait sa renommée mondiale ? Une ballerine brillante et unique par sa légèreté et sa grâce, bien intemporelles elles, par la fluidité fascinante de ses mouvements. Sa présence et son charisme magnétique en scène la désignaient comme une Aurore régalienne toute naturelle. Et par la finesse de ses membres, Svetlana Zakharova maintient une apparence juvénile. Sous ses traits, la jeune princesse montre une bonne éducation (un jeu de jambes relativement sage), du raffinement (des bras expressifs jusqu’au bout des doigts) mais avant toute chose un port altier qui confirme que la royauté est bien innée et non acquise. L’Aurore de Svetlana Zakharova est un véritable manifeste pour la monarchie.

La ballerine russe rutile de sobriété, exception faite pour quelques levés de jambes dépassant la fameuse ligne rouge du 90 degrés. (La théorie de la relativité rappelle qu’un développé à la seconde au niveau de l’épaule est toujours bas pour Svetlana Zakharova). Dès son entrée en scène, elle apparait au-dessus de toute préoccupation terrestre, ignorante des devoirs qui lui incombent. Trouver un prince ? Très peu pour elle, l’adage à la rose égrène un à un les malheureux prétendants. C’est la danse-vertige du fuseau la secouant de spasmes qui signe la fin de son adolescence insouciante.

La Belle au bois dormant - Svetlana Zakharova

La Belle au bois dormant – Svetlana Zakharova

Pour donner corps à l’éveil social comme sensuel de la jeune princesse, il fallait un prince. Remplaçant au pied levé Sergueï Polounine, Jacopo Tissi (un jeune talent à suivre de La Scala, dans la veine de Roberto Bolle) séduit par une silhouette longue et noble que même un costume baroque ne parvient à ridiculiser. Le rôle du prince Désiré est relativement secondaire dans La Belle au bois dormant de Marius Petipa. Aussi ne danse-t-il qu’avec parcimonie dans les 2 actes où il apparaît, mais chaque apparition est un moment de grâce masculine. Le couple est particulièrement bien assorti. La chorégraphie ne favorise pas un partenariat osmotique entre les deux interprètes et pour cause : l’acte III ne célèbre pas une histoire d’amour. Il consacre le mariage comme première étape sociale de la vie d’adulte, fruit de la maturation de l’adolescence, et continuité de la monarchie. La Belle au bois dormant célèbre l’ordre établi.

La surprise de cette Belle au bois dormant est aussi (et d’abord ?) esthétique. L’œil, qui s’est accommodé de l’épuration des costumes de notre temps, n’est plus habitué à l’opulence ostentatoire de la – supposée – cour de Louis XIV. À ce titre, certains tableaux suscitent plus l’embarras que l’émerveillement oculaire, même si tous illustrent bien la majesté de la partition de Tchaïkovski. Les tons pastel jurent ainsi avec des coloris plus vifs (le bleu roi du costume du monarque) et surchargent la scène lors du prologue et du premier acte. Les costumes étant plus longs et plus bouffants, ils modifient par ailleurs les lignes de ceux et celles qui les portent, ce qui n’est pas toujours du meilleur effet chez les hommes. Dans cette débauche d’étoffes brodées, lamées, irisées – parfois à l’excès -, le tutu de l’adage à la rose d’Aurore affiche toutefois un ravissant dégradé de roses, dans une forme de corolle bourgeonnante.

La Belle au bois dormant - Svetlana Zakharova

La Belle au bois dormant – Svetlana Zakharova

Aux portes du romantisme, le deuxième acte “de la rêverie” plonge dans des pénombres vaporeuses et poétiques. C’est la plus belle réussite esthétique du ballet. L’acte a été tronqué au profit de la logique narrative et au mépris de la visée contemplative d’autres versions. Les premières scènes figurent quelques badineries dans l’esprit très Fragonard des fêtes galantes que l’aristocratie pétersbourgeoise d’alors affectionnait. Puis le décor aux couleurs automnales – que Lévitan n’aurait pas renié – dérive vers un rêve féérique empli de tutus mi-longs en tulle blanc brodé de feuilles d’or. L’architecture sinueuse du corps de ballet et les bras tout en ondulations des danseuses rappellent les ronces qui enlacent le château. L’obscurité émotionnelle du prince mélancolique s’éclaircit au contact de la lumineuse vision Aurore, qui esquisse de belles arabesques penchées dans les bras de Désiré avant de s’évanouir dans la nature.

L’accent est aussi mis sur le sens du théâtre jusqu’à friser le burlesque. C’est particulièrement probant dans le prologue ; chaque fée déclame une forte personnalité dans la mimique et la gestuelle, que les costumes froufroutants rendent plus comiques encore. Les divertissements populaires de l’acte final exploitent la même veine théâtrale, en réincorporant en guise de clins d’œil à Perrault Cendrillon, le Petit Poucet et le Petit chaperon rouge. Carabosse (Massimo Murru) est en revanche trop grand-guignolesque alors qu’elle personnifie les forces obscures de l’imprévu et du dérèglement.

La Belle au bois dormant - Massimo Murru

La Belle au bois dormant – Massimo Murru

Les autres solistes de la distribution ont su tirer leur épingle du jeu. Nicoletta Manni et Vittoria Valério en premier lieu n’ont pas démérité. La première, en Fée des Lilas, a dévoilé assez d’autorité pour incarner la boussole du Bien. La deuxième, en princesse Florine, a montré une technique vivace et une pointe d’humour mordant dans l’interprétation du pas de deux de l’Oiseau bleu. Dans le corps de ballet de La Scala, chacun-e s’est montré à l’aise avec des codes d’un autre temps. Le théâtre du Mariinsky, berceau de La Belle au bois dormant avait entrepris une démarche chorégraphique similaire en 1999. Toutefois, les danseur-se-s n’avaient pas adopté les canons de la danse du siècle précédent. Ce qui a sorti La Belle au bois dormant de sa torpeur à La Scala, c’est le riche travail d’Alexeï Ratmanski sur la notation Stepanov, qui a guidé les pas de tous les artistes de la production.

La Belle au bois dormant - Nicoletta Manni

La Belle au bois dormant – Nicoletta Manni

 

La Belle au bois dormant d’Alexeï Ratmanski par le Ballet de La Scala, au Teatro alla Scala de Milan. Avec Svetlana Zakharova (Aurore), Jacopo Tissi (Désiré), Massimo Murru (Carabosse), Nicoletta Manni (La Fée des Lilas), Vittoria Valerio (La Princesse Florine), Angelo Greco (L’Oiseau bleu), Virna Toppi, Alessandra Vassallo, Marta Gerani et Chiara Fiandra (les pierres précieuses). Samedi 26 septembre 2015.

 

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