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Fractus V – Sidi Larbi Cherkaoui

Quelle belle fin de saison, décidément à la Maison de la Danse de Lyon. Après le coup de poing Betroffenheit de Crystal Pite et Jonathon Young, l’institution proposait en dernier programme (avant les jeunes ballets du CNSMDL et de Genève) Fractus V de Sidi Larbi Cherkaoui. Une pièce qui mélange les genres de la danse (hip hop, flamenco, cirque…) autant que musicaux pour porter une réflexion sur notre monde où la fascination médiatique l’emporte sur tout. Les moments de grâce alternent à la violence crue, parfois physiquement éprouvante mais jamais gratuite, pour plus d’une heure de danse percutante et cinglante, mettant le public face à ses contradictions.

Fractus V – Sidi Larbi Cherkaoui

Fractus V a démarré en 2014. Pour le 40e anniversaire du Wuppertal Tanztheater de Pina Bausch, Sidi Larbi Cherkaoui crée le trio Fractus, voulant “discuter de la fracture entre l’individu et la société” et s’inspirant du philosophe Noam Chomsky. “La seule manière dont l’individu est capable de se protéger contre la propagande politique et sociale est d’étudier toutes les informations disponibles. Chaque jour, nous sommes bombardés de nouvelles qui tentent d’influencer notre réflexion. C’est un exercice très intensif de filtrer tout et de résister à croire ce qu’on nous dit de croire“. Désireux d’approfondir cette pièce, Sidi Larbi Cherkaoui s’entoure de quatre autres interprètes pour monter un an plus tard Fractus V. Sur scène, ils sont neuf, autant de nationalités et de courants artistiques : le circassien Dimitri Jourde, Johnny Lloyd qui vient du lindy hop, le danseur de flamenco Fabian Thomé, le danseur de hip hop Patrick “Twoface” Seebacher, Sidi Larbi Cherkaoui lui-même, le percussionniste et chanteur japonais Shogo Yoshii, le chanteur et musicien coréen Woojae Park, le joueur de sarod indien Soumik Datta et le chanteur congolais Kaspy N’dia. 

Les pièces qui mélangent les genres ont parfois du mal à se trouver une identité, comme si les ingrédients – formidables en soi – avaient du mal à se mélanger. Fractus V évite l’écueil tout en laissant à chaque artiste sa propre personnalité. Chacun a son moment, son instant, mais les autres ne sont jamais loin. Là installant la scène et la transformant, là en s’inspirant d’une gestuelle pour partir sur autre chose, là en approfondissant le mouvement, là en se joignant à une danse qui n’est pas forcément la sienne mais en se l’appropriant à sa manière. Tout est ici une question d’écoute, dans la danse comme dans la musique. Le propos parfois violent de la pièce tranche d’autant plus avec ces superbes instants de danse pure. 

Fractus V – Sidi Larbi Cherkaoui

Sidi Larbi Cherkaoui s’interroge sur notre fascination pour le temps médiatique, pour ces images qui tournent en boucle sur nos écrans et de plus en plus violentes. Il met le public face à ses contradictions, à cru, comme ce corps d’un homme tué mitraillé par les flashs des photographes. Ou cette scène d’une violence presque insoutenable où un homme se fait constamment tirer dessus (personnellement, même si je n’ai pas été une témoin directe des attentats de Paris, il m’est depuis difficilement supportable physiquement de voir dans une fiction – série TV ou sur scène – quelqu’un se faire tire dessus). Son corps de danseur répond à chaque assaut, il en fait un véritable mouvement chorégraphié, et la multiple répétition de la chose ne laisse pas de doute quant à la métaphore de la scène (nous ne sommes pas dans la réalité) permettant une distanciation. Le public est pris dans sa contradiction, entre détourner le regard et assumer cette sorte de fascination morbide qui nous fait rester devant nos écrans à chaque nouvelle catastrophe. 

À ses scènes secouantes répond la danse. Face à la spirale médiatique, le danseur prend son temps. La recherche du geste juste ne se sert pas de ce tempo pressé ou de cette envie bizarre de toujours plus. La musique inspire, le geste part, le corps crée. Des instants de grâce qui arrivent d’autant plus comme des points de suspension face à la violence assumée de la pièce. “Combien nous identifions-nous avec les causes des injustices de notre société ? Où la responsabilité personnelle commence-t-elle et où se termine-elle ?“, se questionne le chorégraphe. Il n’apporte forcément pas de réponse toute faite – et le public, même s’il ‘est mis face à ses contradictions – n’est jamais jugé. Le danseur ne se place d’ailleurs pas au-dessus du public. Mais en tant qu’artiste, il essaye d’apporter un autre tempo à une société effrénée, des instants où justement le temps semble comme s’arrêter, où seul compte le temps du corps. 

Fractus V – Sidi Larbi Cherkaoui

 

Fractus V de Sidi Larbi Cherkaoui à la Maison de la Danse de Lyon. Avec Dimitri Jourde, Johnny Lloyd, Fabian Thomé, Patrick “Twoface” Seebacher, Sidi Larbi Cherkaoui, Shogo Yoshii, Woojae Park, Soumik Datta et Kaspy N’dia. Vendredi 19 mai 2017. À voir le 9 juin à l’Arsenal de Metz

 

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