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Dance – Lucinda Childs

Avec Dance, de Lucinda Childs, c’est une œuvre majeure de l’histoire de la danse que le Théâtre de la Ville propose de redécouvrir, jusqu’au 25 octobre.

Dans les années 1960, alors que Lucinda Childs étudie la danse chez Merce Cunningham, nait aux États-Unis une vague de contestation généralisée. Des mouvements sociaux protestent contre la guerre du Viêt-Nam, le consumérisme, prônent la non-violence et l’égalité pour tous. Dans le même temps, les artistes remettent en cause le marché de l’art, l’élitisme des lieux de spectacles et le cloisonnement entre leurs différentes disciplines. Des performances mêlant danse, peinture, musique et invitant la participation d’amateurs fleurissent dans les rues et les ateliers.

C’est dans cette mouvance que Lucinda Childs fonde alors, avec Trisha Brown et d’autres artistes, le Judson Dance Theater. Ils expérimentent de nouvelles formes de mouvements, rejettent l’expressivité et la virtuosité de la danse moderne. La danse post moderne et ses différents courants est en train de naître.

Dance de Lucinda Childs

Dance de Lucinda Childs

Après avoir participé à des spectacles expérimentaux et créé ses premières œuvres personnelles, Lucinda Childs fonde en 1973 à New-York la Lucinda Childs Dance Company. Si certains chorégraphes sont influencés par le pop art ou privilégient l’improvisation, Lucinda Childs, elle, se tourne vers l’art minimal. Elle privilégie pour ses créations une composition rigoureuse, qui rend visible la structure de la danse.

Dans les pas de Merce Cunningham, qui dissocie danse et musique, Lucinda Childs explore la danse en silence. Militante post moderne, elle dénonce de façon radicale tout ce qui ressemble à un spectacle traditionnel. Pourtant, sa rencontre avec le metteur en scène Robert Wilson et le musicien Philip Glass, l’amène à transgresser ces nouvelles lois. En 1976, elle est ainsi la chorégraphe et interprète remarquée d’Einstein on the Beach, créé au festival d’Avignon. Cet opéra, au format exceptionnel puisqu’il dure 5 heures, marque la première collaboration entre ces deux artistes.

La musique minimaliste répétitive de Philip Glass fait si bien écho au travail chorégraphique de Lucinda Childs, qu’ils décident de s’associer pour la création d’un nouveau spectacle. Le musicien propose alors d’en confier la scénographie au peintre et sculpteur Sol LeWitt. Tous trois font partie du même mouvement. Ils veulent épurer, simplifier leurs arts respectifs. Ils rejettent l’expressionnisme et la subjectivité, privilégiant au contraire la neutralité des formes et la sobriété. Par là, ils cherchent à favoriser le voyage mental de leur public.

Dance de Lucinda Childs

Dance de Lucinda Childs

C’est ainsi que ces trois figures, aujourd’hui emblématiques des arts minimalistes et conceptuels américains, vont créer, en 1979 le chef-d’œuvre qu’est Dance. Dans cette pièce, si parfaitement réussie, leurs trois talents sont indissociables. Ils y développent, chacun à sa manière, un même processus de répétition.

Philip Glass le premier crée la musique. Elle se compose de formules rythmiques répétées et alternées avec des phrases musicales qui se développent graduellement, selon un procédé d’accumulation. Sans contraste perceptible, ceci crée chez l’auditeur une sorte d’hypnose acoustique. La volonté de Philip Glass est “d’imaginer une musique dans laquelle le danseur pourrait trouver une énergie, une inspiration pour un mouvement“.

Et en effet, c’est cette musique qui va impulser la composition chorégraphique. Chez Lucinda Childs, au contraire de Merce Cunningham, musique et danse sont intimement liées. Il existe un dialogue, une trajectoire précise, faite de va-et-vient entre les deux éléments. Chaque danseur-se sait toujours précisément où il-elle en est par rapport à la musique.

Dance de Lucinda Childs

Dance de Lucinda Childs

Avec Dance, Lucinda Childs crée un nouveau langage. Comme Philip Glass, elle procède par répétitions et introduit des variations infimes dans les mouvements, que seule une attention décuplée peut repérer. Les danseurs et danseuses se meuvent selon des parcours géométriques complexes, tracés sur des feuilles au prix de savants calculs. Ils dessinent des lignes et des courbes, rapides et infinies. Gestuelle et technique sont précises et assez académiques pour permettre une meilleure lisibilité des déplacements. “Le mouvement minimal est un recommencement. Le désir de ré-envisager le monde et les choses d’une façon plus sérieuse, plus formelle aussi. Je voulais traduire cela par une mathématique de la danse : explorer, tenter d’épuiser, toutes les variations possibles offertes par une simple phrase chorégraphique. Uniquement avec des changements de direction, de position des danseurs par rapport aux autres.

Après quelques mois de réflexion, pendant lesquels Lucinda Childs et Philip Glass échangent leurs idées avec Sol LeWitt, il devient évident pour eux que “le décor c’est les danseurs“. Ce dernier s’attache donc à amplifier, élargir la danse de la chorégraphe. Pour ce faire, il réalise le storyboard d’un film qui sera projeté sur un écran de gaze transparent, à l’avant de la scène. L’image de la danse qui y est projetée, permet de démultiplier les angles de vue du public. Les interprètes présents sur scène dansent comme avec leurs ombres géantes, dans des télescopages d’une infinie variété. Car Sol LeWitt use de toutes les possibilités que lui offre l’écran, le divisant parfois en une répétition d’images, y imprimant la danse en haut comme en lévitation, ou au contraire au niveau de la scène, jouant de gros plans ou d’images arrêtées.

C’est pour sauver ce film, tourné en 35 mm et en noir et blanc qui, endommagé, risquait de se perdre, que Lucinda Childs décide en 2009 de remonter sa pièce. Cette reprise est l’occasion d’en faire une version digitale et de le restaurer. Mais elle offre surtout à Dance une seconde vie, permettant à un public nombreux de (re)voir cette œuvre majeure.

Dance de Lucinda Childs

Dance de Lucinda Childs

C’est ainsi que le Festival d’Automne à Paris a décidé de l’inclure cette année à sa programmation, et que l’on se retrouve installé dans le Théâtre de la Ville, plein d’une excitation à laquelle se mêle une légère appréhension. L’aura de chef-d’œuvre incontesté de Dance pèse sur cette représentation. Et si, depuis 1979, la pièce avait vieilli ? Et si, malgré le talent de Lucinda Childs et de ses deux complices, cet art répétitif lassait à la longue plus qu’il ne subjuguait ?

Mais à la minute même où le spectacle commence la magie opère. Incontestablement. Impossible de ne pas être entièrement happé par ce flux musical fluide et incessant, par cette polyphonie heureuse, qu’accompagne une chorégraphie hypnotique. Les danseurs et danseuses, le dos tendu, les jambes alertes, virevoltent, tournoient et semblent voler de jardin à cour et de cour à jardin, tandis que leurs doubles d’hier démultiplient leurs mouvements et leurs trajectoires dans un noir et blanc bleuté. Tant de beauté envoute.

Après Dance I, chorégraphié pour onze danseurs, vient Dance II, — la pièce est divisée en trois parties de vingt minutes chacune — un solo dansé à sa création par Lucinda Childs elle-même. C’est donc l’image de la chorégraphe, fascinante de grâce et d’élégance, qui s’imprime sur l’écran. Caitlin Scranton lui donne brillamment la réplique sur scène, allant et venant dans d’envoutants pleins et déliés de déboulés. Dance III, enfin, constitue une sorte d’apogée. Les onze interprètes sont de retour sur scène, musique et chorégraphie se complexifient encore dans une dernière explosion virtuose, euphorisante, qui finit de subjuguer le public.

Dance de Lucinda Childs

Dance de Lucinda Childs

Cette pièce, datée de 1979, reste d’une modernité étonnante. Et la danse, si elle se démultiplie dans l’espace depuis sa création, grâce à la magnifique scénographie de Sol LeWitt, se démultiplie aussi aujourd’hui dans le temps, puisque c’est le film original qui accompagne les nouveaux interprètes.

Ceci donne au public l’occasion de comparer les versions. Si la chorégraphie n’a que peu changé, la façon de l’exécuter, elle, a évolué. À la création, les danseurs et danseuses bougeaient avec beaucoup de naturel, de liberté. Aujourd’hui leurs mouvements sont plus précis, plus techniques. La différence est tout à fait notable dans les ports de bras. Autre changement, les interprètes du film évoluent en baskets, héritage des performances d’alors, tandis qu’ils se meuvent aujourd’hui en chaussons, ce qui modifie évidemment la façon dont ils sautent et pointent leurs pieds.

Enfin, si le propos minimaliste, mathématique de Dance peut faire redouter une certaine froideur, il se dégage une telle énergie de ses mouvements et sons perpétuels, touchant à l’universel, que l’émotion ne manque pas de naître. De son hypnotique beauté aussi. Dance est sans conteste un envoutant chef-d’œuvre, qu’il faut voir et revoir dans le cocon noir d’un théâtre pour l’apprécier à sa pleine valeur.

Dance de Lucinda Childs

Dance de Lucinda Childs

 

Dance de Lucinda Childs par la Lucinda Childs Dance Company, au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Musique de Philip Glass. Scénographie de Sol LeWitt. Avec Ty Boomershine, Katie Dorn, Katherine Fisher, Sarah Hillmon, Anne Lewis, Sharon Milanese, Patrick Jonh O’Neill, Matt Pardo, Lonnie Poupard Jr, Caitlin Scranton, Stuart Singer et Shakirah Stewart. Lundi 20 octobre 2014.

Pour aller plus loin
Différentes conceptions de la danse américaine, du début à la fin du XXème siècle de Claudie Servian (Publibook 2006),
Dance de Lucinda Childs — Dossier pédagogique — Manège de Reims.

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