Les Ballets de Monte-Carlo – Oeil pour oeil de Jean-Christophe Maillot
Plus de vingt ans après sa création, Jean-Christophe Maillot a repris Oeil pour oeil, ballet créé en 2001 pour les Ballets de Monte-Carlo, qui curieusement n’avait pas été redonné depuis. C’est pourtant une oeuvre passionnante, fondée sur un livret signé Jean-Marie Laclavetine qui a imaginé une trame de polar et novatrice par son utilisation ingénieuse et signifiante de la vidéo. Le directeur des Ballets de Monte-Carlo a revisité son oeuvre avec une distribution totalement renouvelée, qui aborde cette pièce pour la première fois. Et une troupe engagée derrière ses solistes ayant à l’évidence pris beaucoup de plaisir à interpréter cette oeuvre singulière, entre dystopie et roman noir.
C’est sinon par hasard, du moins dans une forme d’urgence, qu’Oeil pour oeil revient au répertoire des Ballets de Monte-Carlo. La pièce n’avait pas été annoncée dans la programmation initiale, mais dans cette période post-pandémie, le calendrier est encore bousculé. Souvent pour le pire quand il faut annuler ou reporter des tournées. Et parfois pour le meilleur avec cet ajout bienvenu dans la saison de la compagnie monégasque. On ne connaissait pas ce ballet de Jean-Christophe Maillot, singulier à plus d’un titre. Pour ce ballet narratif, le chorégraphe a demandé à l’écrivain Jean-Marie Laclavetine d’imaginer un livret qui s’inspirerait de l’univers du polar et du roman noir. Les deux hommes avaient déjà collaboré au Centre chorégraphique National de Tours, mais Oeil pur oeil créé en 2001 pour les Ballets de Monte-Carlo affiche une toute autre ambition. Jean-Marie Laclavetine y propose un récit fouillé qui reprend les codes du roman noir : des personnages complexes et mystérieux dont la psychologie ne se dévoile pas d’un trait, un récit dans lequel abondent des situations périlleuses et les références à la question sociale, un univers dystopique dépeignant un monde pré-apocalyptique où les gangs se partagent les territoires.
Tout est fait pour nous préparer à ce voyage avant même le début du spectacle. Comme le programme, qui reprend les codes couleur de la série noire sous forme d’un journal de huit pages, détaillant le passé des personnages et nous guide dans l’intrigue. Ou par l‘omniprésence des écrans vidéo installés latéralement sur les murs de la salle du Forum Grimaldi. Si bien que nous voilà plongés dans une situation de tension à l’ouverture du rideau. Jérôme Kaplan a dessiné un décor composé de larges murs amovibles qui ouvrent sur les perspectives d’un monde flirtant avec les ténèbres, et des costumes qui naviguent entre l’univers punk et gothique. Les lumières créées par Dominique Drillot ne sont pas pour rien dans cette atmosphère glauque qui sied si bien au polar social.
Flanqué de ces collaborateurs de luxe, Jean-Christophe Maillot a construit une chorégraphie qui à la fois lui ressemble, mais explore aussi une autre veine. Cet amoureux des pointes, si minutieux dans le travail du bas de jambe, a opté pour une danse fatalement moins aérienne, plus ancrée dans le sol, comme une métaphore de l’angoisse du monde qu’il dépeint. Dans cet univers interlope, on retrouve les figures emblématiques du roman noir : Adam (Jérôme Tisserand), le héros au grand coeur en marge de l’ordre social, son ami et rival Loup (Matèj Urban) qui convoite lui aussi Iris (Alessandra Tognoloni), “l’héroïne pure“ telle qu’elle est désignée dans le programme. Et face à ce trio, le personnage fascinant de la Pieuvre (Lydia Wellington), force vénéneuse qui règne sur le monde de la nuit et son homme de main, Poisson-Chat (Alessio Scognamiglio), à la fois indic et gigolo. Au milieu, une mystérieuse valise dont on ignore le contenu mais que tout le monde se dispute. Tous les cinq sont épatants, toujours crédibles dans l’interprétation de leur personnage.
Le récit, et donc le ballet, vont à toute allure et requiert force agilité du public, sollicité par ce qui se passe sur scène mais aussi par l’envers du décor qui se dévoile sur les écrans. Il y a aujourd’hui trop de spectacles où la vidéo ne semble qu’une concession à une prétendue modernité et à l’air du temps. Rien de semblable dans Oeil pour oeil. L’image – en noir et blanc pour respecter les codes du film polar – complète le récit, nous donne un autre point de vue, montre un gros plan sur des visages, nous emmène en surplomb ou de l’autre côté de la scène où l’action se poursuit. Ce dispositif enrichit la narration et contribue à la rendre fluide. Pour la musique, Jean-Christophe Maillot est allé puiser dans les concertos du musicien russo-allemand Alfred Schnittke qui constitue l’essentiel de la partition, avec quelques ajouts d’Arvo Pärt et de Keith Jarrett.
Oeil pour oeil reste 21 ans après sa création une oeuvre révolutionnaire, bouleversant le format et l’esthétique du ballet narratif, s’aventurant avec bonheur dans un univers – le roman noir – qui n’avait jamais été exploré et qui demeure à ce jour une expérience unique, presque expérimentale. Si elle ne rompt pas avec la grammaire de Jean-Christophe Maillot, cette pièce nous en montre une autre facette, moins connue mais toute aussi passionnante. Cette reprise bienvenue montre une fois de plus la versatilité virtuose d’une des meilleures compagnies européennes.
Oeil pour oeil de Jean-Christophe Maillot sur un livret de Jean-Marie Laclavetine – avec Alessandra Tognoloni (Iris), Jérôme Tisserand (Adam), Matèj Urban (Loup), Lydia Wellington (La Pieuvre), Alessio Scognamiglio (Poisson-Chat) – vendredi 29 avril 2022, Forum Grimaldi, Monte-Carlo.
La recette de la première d’Oeil pour oeil a été intégralement reversée à la Croix-Rouge à destination du peuple ukrainien.