Soirée William Forsythe / Johan Inger / My’Kal Stromile – Ballet de l’Opéra de Paris
Le Ballet de l’Opéra de Paris a fait sa rentrée avec un programme mêlant le maître William Forsythe au chorégraphe suédois Johan Inger, agrémenté d’une création du tout jeune My’Kal Stromile pour les premières dates. Un programme parfois un peu aride, mais aussi séduisant à bien des endroits, permettant à de nombreux artistes d’y trouver une belle place. Et assumant avoir comme base le langage académique. Presque une révolution pour une soirée d’ouverture de la part de l’institution.
Un Défilé pour ouvrir la saison du Ballet de l’Opéra de Paris, il n’y aurait rien de plus banal. Sauf que, depuis huit ans, il a la plupart du temps été réservé au Gala d’ouverture. Habitudes qui se perdent ou public qui a changé ? L’ambiance, parfois survoltée au passage de tel ou telle artiste, de telle ligne de Sujets ou Premier danseur, est restée cordiale, presque sage pour ce début de saison 2024-2025. Guillaume Diop ou Paul Marque restent particulièrement salués, Dorothée Gilbert aussi, clôturant le Défilé des femmes, mais l’ovation marquant les derniers pas de Mathieu Ganio dans ce traditionnel Défilé ne fut pas outrageusement appuyée. N’empêche, démarrer la saison par ce rituel si beau est un plaisir que l’on ne boude pas. Pensez : voir marcher des gens – élève de l’École de Danse, membre de la Junior compagnie, du corps de ballet, les solistes et les Étoiles – pendant 20 minutes, sur la musique redondante des Troyens de Berlioz, et non seulement ne pas s’ennuyer mais se laisser happer par cette présentation si royale, d’être même véritablement émue par cette façon de se saluer pour marquer une nouvelle saison qui démarre. Sans compter que, pour peu que l’on fréquente le Palais Garnier depuis quelques saisons, chaque ligne de danseurs et danseuses s’accompagne de souvenirs.
La soirée commence véritablement avec la courte création Word for Word de My’Kal Stromile, danseur au Boston Ballet depuis 2019 et jeune chorégraphe. Une pièce curieusement annoncée bien après la saison, présente uniquement lors des premières représentations avec le Défilé, à tel point sponsorisée par Chanel qu’on est à la limite du placement de produit. Il est d’ailleurs dommage que ce quintet n’ait pas été inclus sur toute la série, car le jeune My’Kal Stromile assume totalement sa filiation avec William Forsythe, au centre de ce programme de rentrée. Sur scène, les cinq artistes déploient toute la virtuosité possible dans un langage académique qui s’amuse gentiment au décalage. Jack Gasztowtt y est comme chez lui, tandis que Ruben Simon, seul membre du corps de ballet du casting, explose en Soliste. Guillaume Diop possède moins naturellement ce twist dans la technique, mais son charisme naturel et ses gestes si remplis d’amplitude font le reste. Il forme avec Valentine Colasante un duo plein d’entrain et complémentaire, que je me prends l’envie d’aller découvrir de plus près (ils danseront Paquita ensemble).
Word for Word n’est pas désagréable, malgré ses nombreux défauts. L’inspiration du maître William Forsythe en est parfois si grande qu’elle en est embarrassante. My’Kal Stromile se laisse aussi petit à petit envahir par la grandeur du lieu – il n’a pu résister à l’envie d’ouvrir le rideau sur le Foyer de la danse – comme régulièrement quand un-e chorégraphe vient ici pour la première fois. La musique électro, certes dans la tendance, peine à marquer un rythme et donne vite l’impression de voir de la danse au kilomètre. Mais Word for Word marque un cap au Ballet de l’Opéra de Paris. Pour la première fois, la saison s’ouvre sur une création de langage classique, totalement assumée dans sa virtuosité comme dans ses codes : les tutus vaporeux des danseuses, les collants des danseurs, l’envie de montrer sa bravoure technique. C’est un changement non négligeable et peut-être la véritable marque des années José Martinez à venir.
Mais place après ce léger amuse-bouche au véritable plat de résistance : William Forsythe. Voilà 40 ans que le chorégraphe tisse des liens étroits avec la compagnie parisienne. Benjamin Millepied lui avait confié les rênes de l’éphémère Académie chorégraphique, Aurélie Dupont s’était faite plus distante. Le faire revenir pour ouvrir la saison est ainsi un choix tout sauf anodin. Et sa re-création Rearray est comme un résumé de tout son savoir-faire. Créé en 2011 pour les immenses Nicolas Le Riche et Sylvie Guillem, le duo est devenu trio avec un vertigineux naturel, par le hasard des changements de distribution. Pendant 23 minutes, c’est un déluge. D’inventivité, de précision, d’originalité, de talent à l’état brut. Il n’y a que l’essentiel du mouvement, son essence pure. Même les temps de transition sont stoppés, masqués par des coupures nettes des lumières, sur la musique d’une précision chirurgicale de David Morrow. Il y a tout dans Rearray, c’est à couper le souffle.
Pour tout ce génie, j’aurais voulu aimer cette pièce. Mais j’en garde la même impression que lors de sa création : l’ensemble est tellement aride qu’il est difficile de s’y attacher. Est-ce les interprètes qui ne sont pas assez incarnés ? Le trio pourtant est brillant et à sa place. Roxane Stojanov rayonne, elle donne le ton avec une maturité nouvelle et une danse complexe. Takeru Coste et Loup Marcault-Derouard y amènent un geste plus contemporain. Peut-être est-ce juste la conception même de la pièce, à ne garder que le mouvement, le plus pur qui soit. Quelque chose d’indispensable semble être parti avec tout le superflu.
Blake Works I, créé cinq ans plus tard en 2016, est dans un autre ton, un retour plus frontal au langage académique, pièce séduisante et volontairement séductrice. La musique de James Blake lui donne une coolitude immédiate, ce parfum de l’air du temps, qui peut aussi, certes, agacer. C’était ce dernier sentiment qui m’avait saisi lors de la création de la pièce : une envie trop visible de plaire. Comme si tout le monde se forçait un peu à avoir l’air cool et qu’il n’y avait rien de naturel dans cette battle de petite batterie. Mais huit ans plus tard, alors que la pièce a fait le tour du monde sous plusieurs déclinaisons, Blake Works I a pris une autre ampleur à l’Opéra de Paris. Le trait grossi est parti pour ne laisser place qu’au plaisir jouissif de danser. Le naturel dans le geste est arrivé. Et j’ai enfin pris un plaisir fou à voir cette œuvre percutante et si réjouissante.
La génération de la création y trouve une nouvelle maturité. Hugo Marchand se pose en patron – il est intéressant de voir comment sa silhouette a changé – plus ancré dans le sol. Pablo Legasa est de toutes les ruptures. Léonore Baulac donne le ton, comme le fil conducteur de toutes ces saynètes. Son duo central, dansé à l’époque avec François Alu dans des conditions un peu étranges, prend une autre ampleur avec Germain Louvet, montrant deux artistes en équité, où chaque geste naît de l’intention de l’autre. Et puis la nouvelle génération amène sa fraîcheur juvénile. Hohyun Kang y est absolument rayonnante, véritable révélation de cette reprise, tandis qu‘Inès McIntosh déguste avec gourmandises les diaboliques difficultés techniques. Le corps de ballet va dans le même sens, entre le pilier Axel Ibot et le jeune recrue Shale Wagman, qui semble avoir dansé William Forsythe toute sa vie. Et l’on se prend à déceler tous les clins d’oeil du chorégraphe à l’histoire du ballet. Il y a bien sûr la technique en soi, véritable hommage à l’école française en particulier, au vocabulaire académique en général et à sa versatilité. Il y a cette pose venant ostensiblement du Lac des cygnes. Il y a aussi cette ouverture, nimbée de bleu, le regard vers l’ailleurs, me faisant immédiatement penser à Sérénade de George Balanchine. Est-ce que finalement Blake Works I ne serait pas qu’un hommage entier à Tchaikovsky Pas de Deux ? La pièce fait en tout cas souffler la joie de danser sur tout le plateau et jusqu’au fin fond des loges. Quel bonheur de rentrer ainsi !
L’entrée au répertoire de Impasse de Johan Inger agit comme un contrepoint plein de fantaisie, dont la soirée peut-être manquait un peu. Le chorégraphe chevronné propose cette création récente, datant de 2020 pour le NDT 2, dont le Ballet de l’Opéra de Paris s’empare avec beaucoup de facétie. Impasse porte ce plaisir des pièces narratives laissant assez de liberté à chacun et chacune, sur scène ou dans la salle, d’y imprimer sa propre histoire, ou au contraire de la suivre sans chercher à y trouver un fils conducteur sans que son charme y soit contrarié. À l’ombre de la silhouette d’une stuga, ces maisons suédoises de bois, se déploie une collection de caractères porteurs d’émotions comme d’autodérision. J’y ai vu comme un trio amoureux, heureux et naïf des premiers émois oubliant que leur position ne pourra que les conduire à l’amertume. La joie (Ida Viikinkoski) se mêle à la gouaille (Andrea Sarri) et l’angoisse (Marc Moreau).
Au fur et à mesure, des personnages burlesques surgissent de la stuga, comme des souvenirs, des amis, des épines dans le pied. Letizia Galloni a retrouvé sa place comme si elle ne l’avait jamais quittée, Laurène Levy irradie, tandis que Victoire Anquetil, Lydie Vareilhes ou Lillian Di Piazza, respectivement Showgirl à paillettes, femme enceinte farfelue et Reine diva, déploient tout leur talent comique. La danse se déploie à l’image de la musique d’ Ibrahim Maalouf, aussi joyeuse que nostalgique, d’un coup farceuse, d’un coup profondément mélancolique. Mais insidieusement, l’espace se réduit autour du trio, les invités prennent toute la place. Jusqu’à l’impasse, la rupture attendue et désarmante. Un pincement au cœur qui ne détruit pas le parfum diffus d’espièglerie qui règne sur toute la pièce, lui conférant un délice indéniable.
Défilé du Ballet. Musique : La Marche des Troyens de Hector Berlioz, Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction musicale Mojca Lavrenčič.
Word for Word de My’Kal Stromile, avec Valentine Colasante, Hannah O’Neill, Guillaume Diop, Jack Gasztowtt et Ruben Simon. Musique enregistrée : Jerome Begin
Rearray de William Forsythe, avec Roxane Stojanov, Takeru Coste et Loup Marcault-Derouard. Musique enregistrée : David Morrow.
Blake Works I de William Forsythe, avec Léonore Baulac, Roxane Stojanov, et Hohyun Kang (Forest Fire), Inès McIntosh, Caroline Osmont et Pablo Legasa (Put that away), Léonore Baulac et Germain Louvet (Color in Anything), Léonore Baulac et Hohyun Kang (I Hope my life), Alice Catonnet, Naïs Duboscq, Sarah Barthez, Seojun Yoon, Axel Ibot, Cyril Mitilian, Nathan Nisson et Shale W agman (Waves no Shores), Hugo Marchand, Florent Melac, Jérémy-Loup Quer, Axel Ibot, Cyril Mitilian, Nathan Bisson et Shale Wagman (Two men down), Hohyun Kang et Florent Melac (Forever). Musique enregistrée : James Blake.
Impasse de Johan Inger, avec Ida Viikinkoski, Andrea Sarri et Marc Moreau (Trio), Laurène Levy, Francesco Mura, Letizia Galloni, Marius Rubio, Nikolaus Tudorin et Lucie Devignes (City People), Victoire Anquetil (Showgirl), Antoine Kirscher (M.C.), Lydie Vareilhes (Pregnant Lady), Fabien Revillion (King), Lillian Di Piazza (Queen) et Mathieu Contat Clown). Musique enregistrée : Ibrahim Maalouf et Amos Ben-Tal.
Mercredi 9 octobre 2024 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 3 novembre (sans le Défilé et Word for Word de My’Kal Stromile.
Ramond Marie
Très justement écrit j ai hâte de voir ces œuvres ce soir.j ai hâte de revoir Shale Wageman et Inès Mc Intosh ainsi que tous les danseurs de cette remarquable Maison.