La Trilogie pour guitares de Rocío Molina
Voilà cinq ans que Rocío Molina, reine du flamenco, a initié sa Trilogie pour guitares. Soit trois spectacles, créés entre 2020 et 2021, creusant la relation intense et intime qu’a la danseuse avec la musique. Pour la première fois, ces trois épisodes ont pu être vus d’affilée en ce début d’année. Et dessinent les multiples facettes d’une artiste exceptionnelle, comme un hommage à son art sans cesse renouvelé.

La Trilogie pour guitares de Rocío Molina – Al fondo riela (Lo Otro del Uno) avec Rocío Molina, Óscar Lago et Yerai Cortés
C’est à la sortie du confinement que Rocío Molina, star du flamenco contemporain, a lancé les trois volets de sa Trilogie pour guitares, entre 2020 et 2021. La danseuse proposait un dispositif plus sobre – seulement elle en scène avec un ou deux guitaristes – comme pour revenir à l’essence de son art et de son lien profond à la musique. Inicio (Uno), Al fondo riela (Lo Otro del Uno) et Vuelta a Uno ont depuis été dansés un peu partout en Europe, ayant tous une vie propre. Nous les avons d’ailleurs couverts chez DALP, chacun à leur tour. Mais jamais ces trois spectacles n’avaient été donnés ensemble. Ce fut chose faite en ce début 2025, d’abord dansé lors d’une seule et même journée au Festival Flamenco de Nîmes pour un véritable marathon. J’ai opté pour la deuxième solution quelques jours plus tard, sur trois soirs d’affilée à la Maison de la Danse de Lyon. Car si ces trois volets peuvent très bien se voir séparément, les (re)découvrir ensemble permet de les replacer au cœur de ce formidable projet artistique et de leur offrir une dimension supplémentaire. La Trilogie pour guitares de Rocío Molina n’est pas qu’une succession de trois spectacles, mais bien trois épisodes différents d’une même oeuvre, montrant ensemble la diversité folle et l’inventivité constante d’une danseuse hors-norme, Étoile du flamenco qui maîtrise cet art du plus profond de son âme, rendant hommage à son histoire et ses traditions comme l’inscrivant dans la modernité de notre temps.
Inicio (Uno), qui ouvre cette Trilogie, est peut-être le plus exigeant des trois, le plus déstabilisant. Le fond est noir, le tapis de danse blanc, comme la robe de Rocío Molina qui y apparaît presque comme une jeune fille au début de sa carrière. Le contraste est d’autant plus saisissant avec le guitariste en plateau, Rafael Riqueni, légende de la guitare flamenca de 62 ans et qui a droit à de longs moments seul en scène durant le spectacle. Le geste de Rocío Molina naît véritablement de la musique. Elle est à l’écoute de chaque note, déployant ses mains à leur son, cherchant comme à incarner par ses doigts en mouvement chaque vibration de la guitare. La danseuse semble comme interroger ses bases. Elle joue avec un éventail dans un si beau solo, inspecte le travail de son dos, de son buste, celui de ses frappes. Et, dans ce travail d’introspection, reste presque en retrait de la guitare qui garde le cœur de la scène. Mais Rocío Molina n’en perd pas pourtant sa fantaisie, démonte son plateau et s’enroule dans le tapis de danse blanc comme une robe, avec laquelle elle joue, se cache, avant de courir disparaître de la scène. Inicio (Uno) a de quoi déstabiliser. Il raconte pourtant quelque chose de simple : comment le mouvement de la danse naît de la musique et de son écoute profonde.

La Trilogie pour guitares de Rocío Molina – Inicio (Uno) avec Rocío Molina et Rafael Riqueni
Al fondo riela (Lo Otro del Uno), le deuxième volet, est peut-être le plus attendu sur la forme, dans ce que l’on attend d’un spectacle de flamenco. Le procédé scénique est inversé : les côtés sont blancs et le tapis du plateau d’un noir profond, créant l’illusion d’une entrée par surprise en plateau. Après l’image de la presque jeune fille vêtue de blanc, Rocío Molina y apparaît ici toute en noir, flamboyante, reine entre ses deux guitaristes Óscar Lago et Yerai Cortés. Elle y déploie un flamenco fulgurant, féroce parfois, langoureux aussi, un peu glamour, toujours trépidant. Il est celui de la Rocío Molina que l’on connaît peut-être le mieux. Elle y déploie toute sa virtuosité, semble voler sous l’énergie de ses zapateados frappant le sol à toute allure, se montrant comme ce qu’elle est : la reine du flamenco contemporain, impériale, Étoile. Pourtant, c’est bien la musique encore une fois qui donne le ton. C’est par elle que semble naître chaque geste et chaque intention, comme créées et inventées dans l’instant, par ce que proposent les deux guitaristes à la danseuse. Et à ce jeu, Rocío Molina surprend toujours. Elle prend un twiste et part dans une direction où on ne l’attendait pas, se met à sourire ou à rire après des frappes on ne peut plus drama. Elle nous entraîne dans tout l’amour qu’elle a pour son art et c’est saisissant.
Pour finir, Vuelta a Uno est peut-être le plus surprenant et le plus drôle. Ce troisième épisode est pop, rock et absurde. Et après le blanc puis le noir dans un décor sobre, place au rose entouré de lumière avec des projecteurs quadrillant les trois murs de la scène. Et à un chewing-gum bleu pétant avec lequel la danseuse fait des bulles qui éclatent au rythme de la musique. Rocío Molina montre ici toute sa fantaisie, sa drôlerie, parce que tout ça, ça n’est que du plaisir. Elle y propose toutes les formes avec lesquelles peut s’habiller le flamenco, comment cet art ancestral peut si bien côtoyer l’état d’esprit d’une femme les deux pieds dans le XXIe siècle. Déjà présent lors du deuxième volet, le guitariste Yerai Cortés est seul pour ce troisième. Et le rapport à la musique change. Alors que les deux premiers montraient surtout une danse à l’écoute de la musique, qui presque s’inclinait devant les maestros, il s’agit plus ici d’un échange, danse et musique sur un pied d’égalité. C’est ainsi parfois la danseuse qui donne le ton, parfois le guitariste. Mais la plupart du temps, c’est un dialogue qui s’instaure. Rocío Molina pousse Yerai Cortés dans la fantaisie, celui-ci lui répond, et c’est presque comme s’ils s’échangeaient des blagues et jouaient à qui aura la meilleure répartie. Après l’intimité du premier volet, la flamboyance du second, Vuelta a Uno est peut-être le plus touchant des trois épisodes, montrant des facettes de l’artiste qui ne s’étaient pas forcément dévoilées dans les deux premiers volets.

La Trilogie pour guitares de Rocío Molina – Vuelta a Uno
Cela se ressent d’autant plus en voyant les spectacles à la suite. Chaque spectacle de cette Trilogie pour guitares est ainsi l’occasion de découvrir quelque chose, une nouvelle approche de la danse de Rocío Molina, un autre de ses regards, de ses envies. C’est ce qui fait de l’ensemble un superbe portrait, complexe et dense, aussi bien de cette artiste hors-norme que de son art qui ne cesse de grandir et d’évoluer. Comme l’instantané de ce qu’est le flamenco aujourd’hui, de ce qu’est Rocío Molina aujourd’hui, dans toute leur immense richesse.
La Trilogie pour guitares de Rocío Molina – Inicio (Uno) avec Rocío Molina et Rafael Riqueni, musique de Rafael Riqueni ; Al fondo riela (Lo Otro del Uno) avec Rocío Molina, Óscar Lago et Yerai Cortés, musiques de Eduardo Trassierra et Yerai Cortés ; Vuelta a Uno avec Rocío Molina et Yerai Cortés, musiques de Yerai Cortés. Mercredi 29, jeudi 30 et vendredi 31 janvier 2025 à la Maison de la Danse de Lyon.