Festival Everybody au Carreau du Temple – Cover de Myriam Soulanges et Danser ensemble d’Alice Davazoglou
Du 14 au 18 février 2025, la quatrième édition du Festival Everybody rassemblait dans les espaces du Carreau du Temple des propositions artistiques interrogeant les représentations contemporaines de la diversité des corps. Parmi les sept spectacles au programme, Cover de Myriam Soulanges et Danser ensemble d’Alice Davazoglou convient le public à des formes intimistes qui s’ancrent dans la corporéité des chorégraphes pour faire émerger la mémoire, les projections et oppressions, mais aussi les liens qui la tissent.

Festival Everybody au Carreau du Temple
Le temps du Festival Everybody, le Carreau du Temple à Paris s’est paré d’affiches dans les roses, bleus et jaunes et aménagé en espaces conviviaux accueillant des installations d’arts visuels, des cours de danse et de pratiques somatiques, des coins de détente, ou encore une librairie ambulante. Des affiches graphiques en noir et blanc serpentent le long de la grande halle, questionnant par leurs dessins et leurs slogans les stéréotypes genrés, racistes ou validistes qui norment, aujourd’hui encore et avec de terribles regains d’intensité, les représentations et les pratiques. Plusieurs installations photographiques et filmiques de Denis Darzacq montrent ses célèbres chutes, qu’on ne se lasse pas de contempler. Sous la halle, le cours de danse classique donné par Karl Paquette réunit des dizaines de participant·es à la barre. C’est que le Festival Everybody se veut lieu et moment de partage de la diversité tant des corps que des pratiques. Outre les sept spectacles proposés, on y trouvait ainsi des ateliers participatifs allant du nail art à la sérigraphie, en passant par l’écriture et le tarot, mais aussi une soirée clubbing ou un ball voguing.
Dans la petite salle de spectacle en sous-sol, Myriam Soulanges donne son seule en scène Cover, créé en 2022. De plain-pied avec le public, elle arrive avec son sac de sport fluo et dépose sur un chevalet le portrait en noir et blanc de son père Socrate Soulanges, tandis que grésille l’enregistrement d’un entretien qu’elle fit avec lui avant son décès. S’entrecroisent le récit par Socrate Soulanges de son immigration depuis la Guadeloupe dans les années 1950 et celui de l’enfance de sa fille, pendant que celle-ci débute une danse à l’entêtante répétitivité. Dos au public, tête recouverte par la capuche d’un sweat-shirt gris, mains gantées, longue jupe vert émeraude qui dissimule ses pieds, Myriam Soulanges se mue en créature fantomatique dont on ne sait si elle s’engouffre dans le passé ou se révèle à nous. Parfois, le profil de son visage entr’apparaît, jusqu’à se fondre à nouveau dans l’ombre. Ondulations du bassin et gestes saccadés se font le sismographe des traces mémorielles inscrites dans le corps, qui l’inscrivent dans une histoire familiale, culturelle et politique.
À la fin de cet étrange tableau, la chorégraphe se dévêt pour nous faire face en jean et t-shirt bardé d’un « Iconic » arc-en-ciel qui signe les années 1980. D’une voix simplement posée, elle relate son enfance et son adolescence, sa fascination pour les cheveux de Grace Jones qui lui fit abandonner le désir de lisser les siens. Avec humour, Myriam Soulanges mime les figures « iconiques » de la chanteuse sur ses albums, masquée par une radio vintage aux lèvres animées. Puis la pièce devient beaucoup plus sombre dans un troisième tableau où Myriam Soulanges raconte le viol qu’elle a subi adolescente, par un homme qui disait vouloir photographier des enfants racisés. La colère est d’autant plus sourde que le récit de la chorégraphe est sobre, à peine entrecoupé de quelques gestes.

Cover de Myriam Soulanges
Sans aucune transition, parce qu’il ne peut pas y en avoir, Myriam Soulanges renoue avec la répétition des gestes, exploration de la manière dont ils se sont inscrits dans le corps, pour revenir sur sa carrière de danseuse. D’abord cover girl, dansant et chantant en semi-playback dans des clips, la chorégraphe retrace avec un humour grinçant la violence des auditions. Des injonctions à faire bouger sa « tignasse de lionne, c’est bien, c’est sauvage ! » aux « Quand tu danses, tu sens la vanille » en passant par les questions intrusives sur ses origines guadeloupéennes, un regard exotisant et néo-colonial se donne crûment à voir, celui-là même qui prétend que les personnes noires sauraient mieux danser car elles auraient « le sens du rythme« , et dont son père se moquait au début du spectacle. Et c’est sur les émissions de radio animées par Socrate Soulanges que se conclut la pièce. Prolongeant les réflexions de son père sur la négritude, Myriam Soulanges fait entendre la voix afroféministe de Kiyémis, autrice d’À nos humanités révoltées, en guise d’ouverture à ce spectacle puissant, dont les reprises et répétitions gestuelles inscrivent avec force images et mots dans la mémoire.

Danser ensemble d’Alice Davazoglou
Changement d’ambiance pour le spectacle qui continue la soirée. Sous la grande halle du Carreau du Temple, le public est assis sur des gradins ou des coussins à même le sol, tout près du tapis où Alice Davazoglou, artiste porteuse de trisomie 21, s’est entourée de dix chorégraphes contemporain·es avec lesquel·les elle a travaillé, et qu’elle a réuni·es pour Danser ensemble. Renversant le rapport habituel qui veut qu’un·e chorégraphe valide crée pour des interprètes handicapé·es, c’est elle qui les met en scène. Les rassemblant d’abord en une ronde joyeuse, elle s’isole au sein du cercle de dessins qu’elle a réalisés, (auto)portraits en mouvement qui illustrent son livre Je suis Alice Davazoglou – Je suis trisomique, normale mais ordinaire, et qu’on trouve affichés au Carreau du Temple. Assise à sa table de chorégraphe, toujours pleinement présente et enthousiaste, elle guidera de ses encouragements et de ses rires les duos qui suivent.
La pièce est en effet structurée en cinq rencontres, variations légères et humoristiques, tendres et sensibles autour du danser à deux, où les gestes circulent comme matière commune, lien discret qu’a transmis Alice Davazoglou à ses interprètes. Lou Cantor et Mickaël Phelippeau dessinent une variation autour des prénoms que nous passons notre vie à essayer d’incarner, et qui nous inscrivent d’emblée dans une singularité. De Complainte à Michael de Michel Polnareff à Mon p’tit loup de Pierre Perret, chacun·e revient à la chanson qui a pu nourrir cette incarnation dans l’enfance, scandant une litanie d’autres prénoms-gestes qui décentre la quête de soi pour la nourrir d’altérité. Sur la chanson Tout le monde de Zazie, soutenu·es par Alice Davazoglou et le regard bienveillant des autres interprètes toujours présent·es au plateau, ils passent joyeusement le relais aux prochains duos.

Danser Ensemble – Alice Davazoglou
De tous les âges, toutes les pratiques, toutes les corpulences, toutes les tailles, les chorégraphes-interprètes font dialoguer leurs mémoires gestuelles. Dans la douceur irisée d’un or de jour tombant, Bérénice Legrand et Béatrice Massin enlacent avec tendresse danse baroque et rock’n roll. Comme dans une nuit de jungle bleutée, Bruce Chiefare et Xavier Lot ondoient au contact direct l’un de l’autre, échangeant en spirales fluides gestes de break et d’arts martiaux. La tonalité devient plus humoristique dans les deux derniers duos, qui réunissent Nathalie Hervé et Gaëlle Bourges autour d’une boule à facettes et d’un slow faussement nostalgique sur la bande originale de La Boum, puis Alban Richard et Marc Lacourt dans des trépidations et soubresauts joyeusement délurés à la Bip Bip et Coyote.
Dans un dernier moment d’ensemble, tout de diagonales collectives, les dix interprètes et Alice Davazoglou se rassemblent autour de gestes communs qui transmettent à nouveau toute la joie de cette rencontre. Alors qu’il est difficile de trouver des raisons d’espérer dans un contexte politique asphyxiant, Danser ensemble résonne avec d’autant plus de force.

Danser ensemble d’Alice Davazoglou
Festival Everybody 4e édition
Cover, chorégraphie et interprétation de Myriam Soulanges ; Danser ensemble d’Alice Davazoglou, assistée de Marion Gaben et Mélanie Giffard, avec Gaëlle Bourges, Lou Cantor, Bruce Chiefare, Nathalie Hervé, Marc Lacourt, Bérénice Legrand, Xavier Lot, Béatrice Massin, Mickaël Phelippeau et Alban Richard. Mardi 18 février 2025 au Carreau du Temple.