Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Hugo Marchand, Dorothée Gilbert, Guillaume Diop et Aubane Philbert
Onéguine de John Cranko a fait son retour au Ballet de l’Opéra de Paris après sept ans d’absence. Quelle joie de retrouver ce chef-d’oeuvre de la danse académique narrative ! Tout y est si juste et offre de si belles choses à ses interprètes. Hugo Marchand et Dorothée Gilbert, les protagonistes de cette soirée, sont non seulement de formidables interprètes, mais forment un duo incandescent, qui trouve en Onéguine peut-être son meilleur écrin. Une soirée majuscule.

Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Hugo Marchand et Dorothée Gilbert
Quel plaisir de retrouver Onéguine de John Cranko ! Quel plaisir de le retrouver au Palais Garnier, par le Ballet de l’Opéra de Paris qui le danse si bien ! Ce chef-d’œuvre du ballet classique narratif, créé en 1965, n’a pas pris une ride. John Cranko y développe une danse classique épurée, à la fois riche et complexe mais sans jamais chercher la simple démonstration. Sa danse y est à la fois intemporelle – qu’elle résiste bien à l’épreuve du temps quand tant d’autres ballets narratifs de la même époque semblent compassés aujourd’hui – et pouvant s’adapter aux différentes écoles, qui vont chacune y apporter quelque chose. S’inspirant du récit de Pouchkine, le chorégraphe a plus ou moins délaissé les questions sociales du roman, adaptant parfois l’action, pour se concentrer sur l’évolution du drame et des personnages sur une dizaine d’années. Et il y a déployé tout son incroyable talent pour raconter une histoire, donnant un sens à chaque geste, pensant chaque action, chaque pas, qu’ils soient ceux des protagonistes comme du corps de ballet. Les pas de deux ne sont pas acrobatiques pour le plaisir de la démonstration, les dessins des ensembles ne sont pas faits pour le simple jeu du sens du déplacement. L’action est à la fois limpide mais la construction du ballet laisse la place à chaque interprète de s’emparer de son personnage à sa façon, permettant de voir ce ballet encore et encore et à chaque fois d’en déceler de nouvelle surprise. Avec une merveilleuse musicalité sur un pot-pourri de différentes œuvres de Tchaïkovski, si bien trouvé que l’on pourrait croire à une partition créée pour l’occasion. Il n’y a rien à ajouter dans cet Onéguine de John Cranko, rien à enlever (enfin si, peut-être les quelques secondes du pas de trois entre Olga, Lenski et Tatiana après l’annonce du duel, ce court passage m’a toujours dérangée, mais passons). Loin d’être un ballet néo-classique aux belles robes de plus, Onéguine est un pilier du répertoire classique aujourd’hui, au même titre que Giselle.
Ce n’est donc pas pour rien si toutes les compagnies du monde se l’arrache encore après 60 ans. Le Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas fait exception, s’en emparant avec enthousiasme en 2009, le reprenant régulièrement depuis. L’œuvre est de suite entrée pleinement dans le répertoire de la troupe, témoin dès son arrivée d’adieux d’Étoiles comme de nominations. Sa dernière reprise date toutefois de 2018, sept ans. Tant mieux. Après de multiples reprises, Onéguine avait besoin d’une petite pause au Palais Garnier, le temps qu’une nouvelle génération le mûrisse. Et c’est d’autant plus un plaisir de retrouver ce ballet – et il nous avait manqué – avec une aussi fantastique distribution, tout comme un corps de ballet au merveilleux travail d’ensemble et d’intentions.

Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Hugo Marchand
Dorothée Gilbert et Hugo Marchand sont tous les deux formidables interprètes au sommet de leur art. Ils forment un duo incandescent, qu’ils peaufinent depuis dix ans. En 2018, pour la précédente reprise de Onéguine, ils n’ont pas été associés pour des raisons que l’on cherche toujours. Cette reprise de 2025 était donc la première et la dernière fois qu’ils interprétaient ensemble ce ballet iconique. Y avait-il comme l’urgence de ne pas en perdre une miette ? Ces deux interprètes ont été tout simplement fabuleux, cherchant et mettant en lumière les tréfonds de leur personnage comme ceux du ballet, avec en points culminants de fantastiques pas de deux, avec chez l’un comme chez l’autre un total abandon, une confiance ultime en l’autre, permettant de se livrer comme jamais. Pour son entrée en scène, lors de la charmante scène de campagne chez Madame Larina, Hugo Marchand semble écrasé par un terrible secret. Son Onéguine est sombre, comme écrasé par un passé qui le poursuit. Une déchirure amoureuse inconsolable, un deuil non réparé, on ne sait pas, mais le personnage dessine un passé qui l’accable et l’empêche de profiter du présent. Il joue parfois au dandy pédant qui méprise les joies de la campagne, mais l’on sent que ce n’est qu’un rôle que joue son personnage – et c’est presque parfois de trop. Son si beau solo rempli de mélancolie du premier acte est un aller-retour permanent entre ses sombres souvenirs qui l’agitent et la réalité, avec cette jolie jeune fille qui pourrait lui redonner goût à la vie mais qu’il rejette, peut-être par peur.
Dorothée Gilbert est pour sa part une Tatiana sérieuse, éprise des livres et de la littérature. Elle se désintéresse du bal et des belles tenues en préparation, non pas par rêverie ou mélancolie excessive, mais tout simplement parce qu’elle leur préfère les plaisirs plus intellectuels. Je me dis lors de ce premier acte (je changerai d’avis par la suite) que Tatiana n’est pas forcément son grand rôle – elle abuse parfois des regards de biche effarouchée pour figurer la jeune fille – mais quelle est tellement talentueuse et expérimentée qu’elle en fait malgré tout quelque chose de grand. Sa Tatiana ne rêve pas d’un amour impossible, elle ne s’en préoccupe tout simplement pas au début du ballet. Sa rencontre avec Onéguine lui ouvre un nouveau monde qu’elle ne soupçonnait pas, celui de la réalité et des sentiments qui vous dépassent. Le pas de deux de la chambre, rêve de Tatiana toute troublée par sa rencontre avec Onéguine, illustre avec puissance tout ce qui s’éveille dans la jeune fille. Le Onéguine qui traverse le miroir est l’image des songes des adolescentes : ténébreux, mystérieux, mais aussi attentionné et passionné. Et bien loin du joli songe d’une jeune fille, c’est presque un rêve érotique qu’illustre ce pas de deux, enflammés, charnel, puissant, aux effets accentués par le total lâcher-prise qu’ont les deux interprètes lors des portés vertigineux.

Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Hugo Marchand et Dorothée Gilbert
Le duo entre Lenski et Olga, bien plus ancrée dans la réalité de l’instantanée, plus romantique aussi, n’en apporte que plus de contrastes. La danse de Guillaume Diop est l’illustration brillante de l’élan fougueux de la jeunesse. Tout, dans ses sauts qui s’envolent et retombent dans le moindre bruit, ses pirouettes qui n’en finissent plus, la précision de chaque arabesque en suspension, suffisent à dessiner le personnage de Lenski, le cœur rempli d’allégresse par la découverte de l’amour. Guillaume Diop pourrait s’en contenter. Mais le Danseur Étoile a pris du poids en scène, de la consistance dramatique, du naturel dans son jeu. Il a le souci de l’intention sur chaque geste et son Lenski est déjà un personnage formidablement bien dessiné alors qu’il s’agit d’une prise de rôle. À ses côtés, Aubane Philbert a un tout autre parcours et après 20 ans de carrière, Olga est son premier rôle de premier plan. Si la danseuse est encore un peu scolaire, elle tient son rang avec aplomb et sensibilité, assortie d’une technique brillante et musicale très appréciable. Au deuxième acte, elle sait jouer le rôle de la coquette, charmée par les intérêts que lui porte Onéguine.
Tout est ainsi en place pour un deuxième acte qui déroule le fil de la narration à toute vitesse, avec un sens de la tragédie, du destin presque, sans faille. John Cranko joue de la superposition des actions, entre petits et grands événements. Les flirts sans conséquence côtoient la dureté d’Onéguine, déchirant la lettre d’amour que lui a envoyée Tatiana. Les plaisanteries des vieux oncles tout heureux d’être encore des bals entourent la jalousie débordante de Lenski à la vue de sa belle dans les bras d’un autre. C’est justement ce jeu qui dessine avec encore plus de finesse l’action, comme un focus cinématographique au sein d’un plan large. Tout ne peut amener qu’au drame, entre un jeune homme un peu trop jeune et orgueilleux, et un autre si pris dans sa tristesse qu’elle l’empêche de se comporter en adulte raisonnable.

Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Aubane Philbert et Guillaume Diop
Le troisième acte est un aboutissement pour les deux artistes principaux. Qui racontent chacun une histoire différente, un dénouement heureux ne pouvant donc se faire. Dès son entrée en scène, Hugo Marchand apparaît défait, écrasé par les dix ans de culpabilité d’avoir tué son meilleur ami, accablé par le poids des ans – et ce même s’il ne portait pas la moustache et le cheveu grisonnant. La scène du bal, chez Tatiana et son époux le Prince Grémine (formidable Antonio Conforti) semble presque irréaliste pour lui, se mêlant aux souvenirs qui l’assaillent. Et est-ce l’amour qui lui fait écrire à Tatiana ? Ou plutôt l’envie folle de retourner dans le passé pour réparer ses erreurs ? Dorothée Gilbert propose pour sa part une Tatiana qui n’a pas fait le deuil des passions brûlantes, qu’elle n’a finalement explorées qu’en rêve. Son grand pas de deux avec le Prince Grémine est un mélange doux-amer de compassion et de solitude. Et il faut la voir, une fois dans sa chambre, embrasser avec fougue son mari pour essayer de faire naître la passion qui lui manque tant. Le Prince Grémine est parfois un personnage que l’on voit à peine. Ce soir-là, Antonio Conforti a su lui apporter toute sa profondeur, notamment lors de ce duo de la chambre, presque effrayé par le nouvel élan amoureux de sa femme, qu’il salue avec raideur.
Le grand pas de deux final, qui fait tant écho à celui de la chambre du premier acte avec de nombreux portés similaires, est saisissant. D’un côté, il y a Onéguine épris de remords et qui n’écoute pas forcément sa dulcinée. De l’autre, Tatiana, dont la vue d’Onéguine a à la fois ravivé l’écho d’un amour mort-né et les souvenirs de tant de vies gâchées. Plus qu’un amour perdu, elle semble pleurer le terrible dilemme des femmes de son temps, qui n’ont d’autre choix que l’amour raisonnable du mariage ou la passion mortifère. Ce n’est pas la fin d’une grande histoire, mais deux âmes cabossées à la vie gâchée par tant de circonstances, auxquelles parfois ils n’ont jamais eu prise. L’intensité n’en a été que plus forte, à la hauteur d’une magnifique représentation.

Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Hugo Marchand et Dorothée Gilbert
Je termine par une parenthèse. Onéguine fait partie de mon panthéon des ballets avec Giselle, que je pourrais revoir maintes et maintes fois. Pourtant, pour la première fois, il m’a un peu agacée. Ce qui n’a en rien gâché mon plaisir, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’être traversée par ces pensées. Encore une fois, il s’agit avant tout ici d’une histoire d’hommes qui gâchent tout, d’ego masculins si surdimensionnés qu’ils préfèrent aller au duel mortel qu’aux excuses. Le pas de deux final ? Dix minutes où la femme dit « Non » clairement mais l’homme n’écoute pas et insiste avec violence – il faut voir comme il lui saisit les poignets, la retient, la force. Tout cela sous couvert d’une grande tragédie passionnel que l’on aurait presque envie de vivre. Ne vous y trompez pas : je n’ai aucune envie de changer quoi que ce soit à Onéguine, qui comme dit plus haut est l’un des rares ballets où tout est juste. Mais je pense que, aujourd’hui, je le savourerais sans agacement si j’avais la possibilité de voir aussi des regards de femmes. Les œuvres de femmes chorégraphes sont minoritaires en France. Elles sont rares si l’on parle de créations par le langage académique. Et littéralement inexistantes pour un ballet narratif. Les regards de femmes chorégraphe manquent à mon expérience de spectatrice et commencent à m’empêcher d’apprécier pleinement celles des hommes. Voyez, messieurs, vous serez aussi gagnant à soutenir la parité.

Onéguine de John Cranko – Ballet de l’Opéra de Paris – Dorothée Gilbert
Onéguine de John Cranko par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Hugo Marchand (Onéguine), Dorothée Gilbert (Tatiana), Guillaume Diop (Lenski), Aubane Philbert (Olga) et Antonio Conforti (le Prince Grémine). Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction musicale Vello Pähn. Mercredi 12 février 2025 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 4 mars.
phil
votre article correspond bien avec ce que j’ai vu à savoir Mrs Hugo Marchand et Guillaume Diop au top de leur danse et interprétation ,Mme Dorothée Gilbert avec son talent et sa grace naturelle et Mme Aubane Philbert enfin récompensée avec une danse à la hauteur ; de plus je ne me suis pas tout de suite aperçu ( comme beaucoup !)de la difficulté pour le danseur interprétant le Prince Gremine (scéne du bal) de faire briller sa partenaire : les portées doivent etre précis , fluides, musicaux et meme dangereux ( un portée haut bras en extension , la danseuse en bascule la tete en bas !) et il faut le dire Mr Antonio Conforti a été excellent dans cette scène et plus géneralement dans ce ballet. J’ ajoute que le corps de ballet fut exemplaire.
cattenati
je suis désespérée par l’annulation de la soirée live sur la plateforme Opéra chez soi.
quelqu’un a t-il une idée de la raison pour laquelle l’Opéra a pris cette décision?
Y aura -t-il une captation peut-être les adieux de Mathieu GANIO?
En tout cas merci pour ce joli compte rendu de soirée très riche en émotions
bien cordialement
florence
Ara Besque
Bonjour,
Qui signe cet article?
Merci