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Soirée William Forsythe – Ballet de l’Opéra du Rhin

Après l’émerveillement festif d’un Casse-Noisette revisité par Rubén Julliard en décembre, le Ballet de l’Opéra national du Rhin plonge dans l’œuvre prodigieusement pléthorique de William Forsythe. Elle en tire une soirée en forme de triptyque, composée de deux reprises et une entrée au répertoire de la compagnie, toutes créées au XXe siècle. De la mélancolie de Quintett à la frénésie d’Enemy in the Figure, en passant par les jeux de Trio, la troupe rhénane démontre une maîtrise époustouflante de la grammaire forsythienne et prouve en retour qu’elle n’a perdu ni son éclat, ni son actualité.

 

Trio de William Forsythe – Ballet de l’OnR – Yeonjae Jeong, Alexandre Plesis et Erwan Jeammot 

 

Plonger dans le répertoire révolutionnaire de William Forsythe, voilà un défi taillé pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin (OnR). Depuis le début de sa carrière dans les années 1970, le chorégraphe états-unien de génie n’a cessé de tordre le cou à la technique et aux conventions de la danse classique. Corollaire de cette déconstruction radicale, méthodique et analytique, il a recomposé le vocabulaire académique dans une syntaxe flexible, capable d’accueillir des constructions de gestes complexes et virtuoses. Ainsi Quintett (1993), Trio (1996) et Enemy in the Figure (1989) s’inscrivent chacune à un endroit de ce processus d’expérimentation, développé par William Forsythe avec les ballets de Stuttgart puis de Francfort jusqu’au tournant du XXIe siècle. Pour assurer la reprise-transmission de ces trois pièces en 2025, le directeur de la compagnie rhénane Bruno Bouché et ses équipes ont aussi innové avec un mode de travail hybride : une répétitrice et trois répétiteurs de la « Forsythe Team » (Stefanie Arndt, Ayman Harper, Thierry Guiderdoni et Thomas McManus) ont fait le voyage jusqu’à Mulhouse, tandis que le chorégraphe a dirigé les interprètes en visioconférence – y compris pour des changements de dernière minute.

Dès l’ouverture du programme, l’ostinato lancinant de Quintett (1993), quelque trente ans après sa création par le Ballet de Francfort, résonne encore sensiblement au Ballet de l’OnR. Saisis par Gavin Bryars dans une boucle d’une vingtaine de minutes, les mots fredonnés d’un sans-abri (« Jesus blood never failed me yet ; that’s one thing I know for He loves me so », « Le sang de Jésus ne m’a jamais abandonné ; je le sais car il m’aime ») sont progressivement enveloppés par des couches instrumentales. Dans cette pièce aux accents élégiaques – William Forsythe écrit la pièce alors que sa femme Tracey-Kai Maier lutte contre un cancer – les motifs musical et chorégraphique entrelacés semblent se matérialiser l’un l’autre. Derrière leur simplicité apparente, les deux partitions reposent sur un savant équilibre de fluidité et d’élan. Les cinq interprètes esquissent d’abord un mouvement introspectif : bras et jambes s’étirent sur les lents vibratos de cordes ou se projettent avec fougue sur une note de basse ou de vibraphone. Les jeux d’épaulement et de torsions articulaires sont amplifiés par des détournés, tandis que les arabesques et développés semblent toujours sur le point de céder à leur équilibre précaire. Au gré des courses en cercles ou en ligne de fuite, les trajectoires se croisent et dessinent des pas de deux tourbillonnaires. C’est dans ces moments de contact et de contrastes, d’attirance-répulsion, que les singularités de chacun et chacune sont les plus frappantes : les lignes élancées de Julia Weiss, en tunique orange, conjuguent force et suspension, tandis que celles de Cauê Frias, en costume noir et blanc, fendent l’air et caressent le sol avec légèreté ; à l’inverse, les gestes d’Ana Enriquez tranchent par leur vivacité et leur précision, donnant un côté flamboyant à sa tunique bleue ; Avery Reiners se montre aussi solide et agile comme partenaire que comme soliste. Si Marc Comellas semble quelque peu en retrait, l’ensemble parvient à former un quintette harmonieux, dont l’élégance émeut autant que les modulations mélodiques.

 

Quintett de William Forsythe – Ballet de l’OnR – Ana Enriquez

 

En l’espace d’un précipité, la scène change radicalement d’ambiance avec Trio (1996). Initialement présentée lors d’une soirée intitulée Six Counter Points, où elle partageait l’affiche avec le duo The The et The Vertiginous Thrill of Exactitude, la pièce a rarement été reprise pour elle-même depuis sa création (à l’Opéra de Paris, elle n’a ainsi pas été dansée depuis son entrée au répertoire en 2017). Sa transmission au Ballet de l’OnR cette saison fait donc figure d’exception, confiée à trois nouveaux interprètes le soir de la première. Au centre Yeonjae Jeong est en rouge et noir, de part et d’autre, Erwann Jeammot et Alexandre Plesis affichent un haut bleu et un pantalon beige et inversement. D’emblée, ce chiasme augure de la géométrie complexe de la chorégraphie, bâtie comme une exploration ludique de la mécanique du geste et de ses limites. En silence mais sur-éclairés, chacun commence par exhiber des points précis de son corps – coude, cou, genou, flanc, fesse – de façon apparemment désordonnée. Mais comme chez William Forsythe, le hasard n’est souvent qu’illusion et cette séquence forme une base de mouvement ensuite déployée sur le Quatuor à cordes n° 15 de Beethoven. Ainsi, les interprètes dansent tantôt sur, tantôt contre la musique, composant habilement avec les ruptures abruptes de la bande-son. Entre les silences, frottements, claquements et souffle de leur corps-à-corps, ils et elle parviennent à dégager un juste équilibre dans leur dynamique de trio. Mais outre les pas de deux entre danseurs (perçus comme audacieux à la création il y a presque 30 ans), ce qui me frappe aujourd’hui, c’est l’individualité affirmée de la danseuse. Émancipée de tout rapport de séduction à ses partenaires masculins, Yeonjae Jeong brille dans Trio par sa technique affûtée et son charisme.

Pour achever la soirée, Enemy in the Figure démarre sans crier gare sur les accents électroniques stridents de Thom Willems. Créée par le Ballet de Francfort en 1989, la pièce articule sa scénographie autour d’une paroi en bois ondulante dressée au centre du plateau, d’un projecteur mobile et d’une longue corde. Dans cette atmosphère en clair-obscur, mystérieuse et angoissante, six danseurs et cinq danseuses se livrent à une sorte de partie de cache-cache imprévisible (la pièce contient environ 20% d’improvisation guidée) et survoltée. Surgissant de l’ombre, leurs silhouettes vêtues de noir et de blanc défilent et se dérobent aux regards. Si l’impression de chaos savamment organisé déstabilise d’abord la perception, c’est pour mieux souligner la déconstruction des codes de la danse classique à l’œuvre : les pas sont clairement identifiables – développés, brisés, échappés, manèges de déboulés – mais se voient enchaînés à vitesse grand V ou dans une abstraction géométrique qui en renouvelle l’effet de surprise. Certains comme Alexandre Plessis, Avery Reiners et surtout Ana Enriquez, tirent habilement leur épingle du jeu. Mais le paradoxe de fluidité percutante de la pièce est d’autant plus frappant lorsqu’il est catalysé par l’énergie des interprètes dans leur ensemble. La compagnie rhénane démontre ainsi une impressionnante qualité d’incorporation de la grammaire riche et complexe de Willam Forsythe. Avec son crescendo haletant, Enemy in the Figure offre un final brillant au programme éclectique dévoilé par le Ballet de l’OnR, qui porte dignement les mots du chorégraphe à l’honneur prononcés dans un entretien en 1988 : « Le vocabulaire [classique] n’est pas, ne sera jamais vieux« .

 

Enemy in in the Figure de William Forsythe (archive de 2023)

 

Soirée William Forsythe par le Ballet de l’Opéra du Rhin. Quintett, avec Marc Comellas, Ana Enriquez, Cauê Frias, Avery Reiners et Julia Weiss ; Trio, avec Erwann Jeammot, Yeonjae Jeong et Alexandre Plesis ; Enemy in the Figure, avec Susie Buisson, Marin Delavaux, Marta Dias, Ana Enriquez, Cauê Frias, Brett Fukuda, Erwan Jeammot, Rubén Julliard, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Alice Pernão, Julia Weiss. Jeudi 27 février 2025 à l’Opéra de Strasbourg. À voir les 14 et 16 mars à la Filature de Mulhouse.

 
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