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Dialogues II : Mats Ek, Sharon Eyal, Akram Khan et Samantha Lynch – Saison TranscenDanses

En 2021, la saison TranscenDanses avait déjà réuni au Théâtre des Champs-Élysées rien moins que Sasha Waltz, Emma Portner, Mats Ek, Crystal Pite, Jiří Kylián et Ohad Naharin à travers une série de Dialogues chorégraphiques. À l’initiative de ce projet, le Ballet de Norvège et les productions Sarfati ont rouvert les guillemets à l’Opéra d’Oslo le 3 avril dernier avec Dialogues II, à voir au Théâtre des Champs-Élysées du 24 au 27 avril. Aligné sur le format précédent, le programme compte cinq pas de deux composés par Mats Ek, Sharon Eyal, Akram Khan et Samantha Lynch. Entre correspondances et concordances, chaque pièce entraîne des interprètes virtuoses dans une conversation passionnante quoiqu’un brin trop brève

 

A Sort of… de Mats Ek – Clotilde Tran et Johnny McMillan

 

La Saison TranscenDanses continu ses Dialogues entamés en 2021, main dans la main avec le Ballet national de Norvège. Dans cette suite de Dialogues II, les cinq interlocuteurs sont des pas de deux « contemporains ». Ce dernier terme, éminemment polysémique, recouvre des dimensions esthétiques et historiques. Alors qu’on parle de « danse contemporaine » depuis plus de soixante ans, les pièces réunies lors de cette soirée ont presque toutes été créées ces cinq dernières années. Leur mise en lien traduit alors des préoccupations bien actuelles, comme la représentation paritaire et à parts égales des chorégraphes : deux femmes et deux hommes se partagent donc la scène, ce qui est loin d’être la norme générale dans les programmations aujourd’hui. Si les cinq pièces se succèdent avec de simples lever et baisser de rideau, l’ensemble ne fait pas pour autant effet de juxtaposition. Bien au contraire, l’enchaînement se déroule telle une conversation où les artistes correspondraient par chorégraphies interposées.

Mats Ek ouvre le bal avec un pas de deux emprunté à A Sort of… et le referme avec un duo issu de A Cup of Coffee. Ces deux extraits forment presque un diptyque à part entière traversant l’œuvre du chorégraphe suédois. Créé à La Haye en 1997, A Sort of… joue un premier son de cloche tandis qu’une danseuse vêtue de jaune, Clotilde Tran, croise un danseur en costume noir, Johnny McMillan. De cette rencontre en apparence impromptue – soulignée par clin d’œil à la création d’Adam de Michel Ange – naît une danse complice où les deux partenaires se cherchent avec douceur et espièglerie. De leurs pas allongés, glissants ou enveloppés, jusqu’aux ondulations de leurs nuques, les interprètes donnent corps à une tension entre tendresse et rudesse du rapport à l’autre. Si leur ronde dégage une insouciance mêlée de facétie, jouant sur l’impressionnante plasticité de leurs gestes, l’un et l’autre parviennent à équilibrer leurs forces en se portant à tour de rôle. Rigoureusement synchronisés jusqu’à la pirouette finale, Clotilde Tran et Johnny McMillan prouvent que les enfantillages, c’est du sérieux.

Naturellement, le couple au cœur de A Cup of Coffee plussoie. Tel un miroir inversé, ce deuxième duo de Mats Ek, présenté il y a tout juste deux mois à Stockholm, met en scène des interprètes dans la fleur de l’âge. Si près de trente ans la sépare de la pièce d’ouverture, ce duo a aussi une dimension plus intime : le chorégraphe suédois y fait danser sa propre femme, Ana Laguna, ex-danseuse du Cullberg Ballet et du Nederlands Dans Theater. À soixante-dix ans sur la scène de l’Opéra d’Oslo, elle continue de briller dans ce rôle de maturité aux côtés d’Yvan Auzely. Leur danse explore ainsi l’image du vieux couple, dont les deux moitiés semblent tiraillées entre désir de fuite et attachement profond mutuel. Tandis qu’elle met le couvert sur un charriot à roulettes, lui rampe, presque à reculons pour la rejoindre. Entraînés l’un l’autre dans une valse sentimentale, les deux interprètes ravissent tant par leur maîtrise du geste que par leur complicité teintée de candeur et d’un brin d’étrangeté. Déployant un spectre plus nuancé en humour et en nostalgie que l’œuvre de jeunesse précédente, cet ultime pas de deux rend ainsi un hommage tout en délicatesse à l’œuvre de Mats Ek.

 

A Cup of Coffee de Mats Ek – Ana Laguna et Yvan Auzely

 

Entre ces deux pièces placées en miroir, trois pas de deux explorent des couples duels et fusionnels dans des atmosphères en clair-obscur. Le ton de ce triptyque central est donné par Samantha Lynch. Danseuse Étoile du Ballet national de Norvège, elle s’affirme comme figure montante de la chorégraphie depuis 2021 et présente ici une pièce créée en 2023. Comme son nom l’indique, Couch tourne autour d’un canapé brun transformé en terrain de jeu du chat et de la souris. Dans la pénombre seulement traversée par la lueur ambrée d’un spot suspendu, deux silhouettes de noir vêtues se courent après, parcourant le divan en long, en large, en travers et en profondeur. Portés de haut vol mais non acrobatiques, attitudes et expressions finement maîtrisés mais assez souples pour y instiller une touche d’humour décalé : Anaïs Touret et Douwe Dekkers investissent brillamment la pièce de Samantha Lynch. D’un pas tantôt enjôleur, tantôt provocateur, il et elle évoluent au diapason des extraits L’Arlésienne de Georges Bizet. Leurs gestes vifs et impétueux sur la Marche des Rois donnent ainsi l’élan à des séquences plus aériennes portées par les cordes d’une harpe, pour repartir d’un pas virevoltant sur la farandole finale.

Après ce condensé de vivacité, la pièce Mud of Sorrow [« Boue de chagrin »] d’Akram Khan opère un retournement de situation quasi-complet. Au son d’une chanson folklorique corse emprunte de mélancolie, le couple central réuni par le chorégraphe britannique inscrit son mouvement dans la lenteur. Sous un puits de lumière, Aishwarya Rau et Claudio Cangialosi explorent le rapport fusionnel de leurs corps, entrelaçant leurs bras et leurs jambes pour ne faire plus qu’un. Alternant les postures de voltige et de soutien, elle et lui façonnent avec une remarquable dextérité des sculptures corporelles superposées et symétriques. Dans leur recherche d’osmose, certaines de leurs poses évoquent ainsi l’imagerie des divinités de l’hindouisme – comme le dieu Brahma tricéphale ou Lakshmi et Shiva dotés de plusieurs bras. Mais les effets hypnotiques de leurs gestes fluides et ralentis semblent jouer au détriment de la dimension sensible de la pièce. Plus mouvante qu’émouvante, Mud of Sorrow manque d’un supplément d’âme pour toucher en profondeur.

 

Couch de Samantha Lynch – Ballet national de Norvège – Anaïs Touret et Douwe Dekkers

 

La pièce la plus étrangement fascinante des Dialogues II reste sans doute Inspired by Into the Hairy [« à l’intérieur de la chevelure »] de Sharon Eyal. Cette plongée dans une ambiance vert bleuté est inspirée d’une précédente création éponyme de la chorégraphe israélienne pour sept danseurs. Ici, elle se distingue d’emblée comme le seul duo porté par un couple d’interprètes masculins. La chorégraphe se saisit de cette singularité pour jouer avec les codes de genres. Parés de collants noirs laissant le torse nu, Johnny McMillan et Juan Gil s’avancent l’un derrière l’autre, à pas si relevés qu’on les croirait montés sur pointes. Silhouettes mi-fantastiques mi-inquiétantes, leurs étirements sont encore plus exacerbés lorsqu’elles empruntent à la technique classique : les attitudes, développés et dégagés, d’abord incisifs, se dérobent dans ces corps fluides et désaxés.

Le procédé, s’il fait la révérence à la danse classique, ne manque pas pour autant d’ironie à l’égard du répertoire de ballets : des citations presque explicites du Lac des cygnes – le pas de deux d’Odette et Siegfried ou la danse des quatre petits cygnes – se font tordre le cou par des mouvements anguleux sur la musique électronique de Koreless. La pièce se charge alors de violents contrastes kinesthésiques et sonores. En manœuvrant intelligemment les techniques classique et gaga – cette dernière acquise auprès d’Ohad Naharin -, Sharon Eyal démontre que la déconstruction d’un vocabulaire de gestes peut donner matière à des conversations chorégraphiques fructueuses. D’où une certaine frustration de voir ces seconds Dialogues s’interrompre au bout d’une heure à peine de danse. Mais voyons le verre à moitié plein : c’est là la preuve qu’il y a matière à prolonger la réflexion.

 

Inspired by Into the Hairy de Sharon Eyal – Johnny McMillan et Juan Gil

 

Dialogues II par le Ballet national de Norvège et les productions Sarfati. A Sort of… de Mats Ek avec Clotilde Tran (Staatsballett Berlin) et Johnny McMillan (S-E-D Sharon Eyal | Gai Behar Dance Company), musique d’Henryk Górecki ; Couch de Samantha Lynch avec Anaïs Touret et Douwe Dekkers (Ballet de l’Opéra national de Norvège), musique de Georges Bizet ; Mud of Sorrow d’Akram Khan avec Aishwarya Rau (Akram Khan Dance Company) et Claudio Cangialosi, musique interprétée et arrangée par Nina Harries et Raaheel Husain ; Inspired By Into the Hairy de Sharon Eyal avec Johnny McMillan et Juan Gil (S-E-D Sharon Eyal | Gai Behar Dance Company), musique Koreless ; duo tiré de A Cup of Coffee de Mats Ek avec Ana Laguna et Yvan Auzely, musique Anders Hillborg. Samedi 5 avril 2025 à l’Opéra d’Oslo. À voir du 24 au 27 avril au Théâtre des Champs-Élysées dans le cadre de la saison TranscenDanses.

 

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