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Soirée d’adieux de Ludmila Pagliero : célébration collective

Les Adieux à la scène se succèdent et chaque Étoile donne à ce rituel une émotion qui lui est propre. Après avoir raccroché ses chaussons de ballerine dans Onéguine au côté de Matthieu Ganio début mars, Ludmila Pagliero a choisi de quitter l’Opéra de Paris le 17 avril dans Appartement de Mats Ek. Avec humilité, sans volonté de se mettre en avant, elle a choisi une pièce contemporaine où elle tient l’affiche à part égale avec ses partenaires. Comme pour rappeler que cet événement très personnel dans la vie d’un.e interprète constitue aussi un moment de ferveur collective. Pari réussi, à voir une grande partie de la compagnie présente en fond de scène, à laquelle sont venues s’adjoindre, comme il est de coutume, de nombreuses personnalités. Seule sur le proscenium dans une intimité inédite avec le public, l’Etoile a distribué longtemps les baisers aux spectateurs qui l’ont applaudie à tout rompre.

 

Les Adieux à la scène de l’Étoile Ludmila Pagliero

 

Ce ne sera pas faire offense à Vers la mort, la pièce de Sharon Eyal dansée en ouverture, efficace mais malgré tout un peu décevante, que de concentrer cette chronique sur la deuxième partie du programme. Peut-être est-ce pour adoucir la solennité du moment que l’Étoile a opté pour l’ironie et la poésie de Mats Ek également chorégraphe d’Another Place dans laquelle elle avait dansé avec Stéphane Bullion lors de ses propres adieux en 2022. Pendant l’entracte, le bidet, l’autre star de cette soirée, a été installé sur l’avant-scène de l’Opéra Garnier. Il trône là, prosaïque intrusion de la banalité du quotidien, dans ce temple historique du ballet et de l’opéra. Du haut des cintres, 150 ans d’histoire contemplent ce symbole d’obsession hygiénique. La musique démarre et voici notre Étoile Ludmila Pagliero qui roule de manière peu orthodoxe sous le rideau de scène. Une entrée insolite saluée par un long tonnerre d’applaudissements. De ces minutes d’éternité qui donnent la chair de poule. Impassible, la danseuse attend que le silence revienne et entame cette confrontation avec ce compagnon de céramique. Sa maîtrise est totale dans ce corps-à-corps entre rébellion et soumission qui pourrait friser le ridicule.

Rejointe par un quatuor survolté (Marc Moreau, Jack Gasztowtt, Antoine Kircher et Pablo Legasa), elle vibre à l’unisson de cette nouvelle génération qui s’approprie la chorégraphie avec beaucoup d’intelligence. Cette « foule sentimentale » nous raconte les sirènes de nos vies contemporaines. Si aujourd’hui le smartphone focalise notre attention, nos addictions sont toujours les mêmes. Affalé dans son fauteuil devant un écran de télévision, Hugo Marchand se glisse dans ce rôle de personnage un peu schizophrène traversé de pensées délirantes. Ce lâcher-prise lui va bien. On l’a rarement vu dans cet emploi. Aucun faux-pas dans cette distribution : Valentine Colasante et Jack Gasztowtt en couple infanticide se déchire devant une gazinière en surchauffe. Eux aussi surprennent dans ces rôles rugueux. Quant au duo de la porte dansé par Ida Viikinkoski et Marc Moreau, il évoque un rendez-vous manqué d’une intensité rare. La danse est nerveuse, sans temps morts, portée par l’accompagnement musical au cordeau du groupe suédois Fleshquartet.

 

Les Adieux à la scène de l’Étoile Ludmila Pagliero

 

Ludmila Pagliero réapparaît par moment, notamment pour le tableau dit de la Marche des aspirateurs où elle prend la tête de cette insurrection féminine contre les contraintes domestiques. Son autorité naturelle s’impose sur ce quintet parfaitement huilé. Vingt-cinq ans après sa création, cette pièce est toujours aussi sidérante dans ce qu’elle pointe de nos solitudes urbaines. Même si les réminiscences des confinements dus au COVID nous incitent à jeter un regard neuf sur cet Appartement, elles nous permettent en tous cas d’en saisir toute la pertinence.

Après les saluts avec la distribution et les musiciens, l’Étoile s’avance seule. Elle s’élance les bras grands ouverts comme pour embrasser tout le public. Elle adresse les premiers baisers. Derrière elle, le rideau se lève dévoilant un fond de scène très rempli. Quand elle se retourne, elle lève les bras en signe de victoire. Elle multiplie les allers-retours, tournoie sur elle-même, cueillant les paillettes dorées qui tombent des cintres, dégage une sérénité. Ses yeux se font malgré tout plus brillants face à ces applaudissements qui ne s’arrêtent pas. Plusieurs voix s’élèvent pour dire « Merci » et les mains posées sur la poitrine, saisie par l’émotion, elle murmure un « Merci à vous » qui transperce le cœur.

Pour partager ce moment festif, elle rassemble autour d’elle la distribution qui l’encercle chaleureusement. Tous viennent de nouveau saluer. Hugo Marchand va chercher un bouquet tendu par un spectateur au premier rang et le lui apporte. Ces fleurs vont rejoindre celles offertes par José Martinez dans le fameux bidet transformé en vase pour l’occasion. Une pointe d’humour qui colle parfaitement à cette soirée. Les personnalités se succèdent. Mathieu Ganio, bien sûr, mais aussi de nombreuses autres. De loin on reconnaît Karl Paquette, Florian Magnenet ou Alessio Carbone… Parmi les images les plus touchantes, on retiendra le trio qu’elle forme durant quelques minutes avec Agnès Letestu et Ghislaine Thesmar. L’ancienne Directrice de la Danse de l’Opéra de Paris Brigitte Lefèvre qui la nomma en 2012 ajoute son accolade. Et alors qu’elle s’avance encore vers quelques spectateurs à cour, Mats Ek se glisse subrepticement derrière elle. Elle l’embrasse avec effusion et gratitude. Tout comme son épouse Ana Laguna qui monte également sur scène quelques minutes après.

 

Les Adieux à la scène de l’Étoile Ludmila Pagliero

 

L’ovation touche à sa fin. Personne ne semble vouloir mettre un terme à ce moment de partage. Un dernier salut de la main, avec la simplicité d’une amie et l’élégance d’une grande interprète, et elle disparaît. Il y a fort à parier que la suite se jouera backstage avec ce souci de transmettre ce qu’elle a patiemment appris de son art. Car, comme elle le disait dans un magnifique entretien croisé avec le philosophe Charles Pépin il y a quelques années pour Philosophie magazine, « la danse est un art vivant. En réalité, la discipline, la répétition sont entièrement au service de la liberté. Quand vous avez incorporé de nombreux automatismes, vous pouvez vous détacher de le performance (..) mais concentrer toute votre attention et votre énergie sur l’élément créatif, l’imprévu, le geste qui suscitera une émotion chez le spectateur. »

 

Les Adieux à la scène de l’Étoile Ludmila Pagliero

 

Soirée d’adieux à la scène de Ludmila Pagliero. Appartement de Mats Ek par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Ludmila Pagliero, Marc Moreau, Jack Gasztowtt, Antoine Kirscher, Pablo Legasa, Hugo Marchand, Hannah O’Neill, Clémence Gross, Ida Viikinkoski, Germain Louvet, Daniel Stokes, Valentine Colasante. Jeudi 17 avril 2025 au Palais Garnier.

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