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Soirée Sharon Eyal / Mats Ek – Ballet de l’Opéra de Paris

Le Ballet de l’Opéra de Paris a proposé une séduisante soirée contemporaine en ce printemps, en parallèle de La Belle au bois dormant. Sharon Eyal proposait une efficace introduction avec Vers la Mort, re-création de sa pièce iconique OCD Love, allant si bien aux artistes de la compagnie. Puis ce furent les retrouvailles avec bonheur d’Appartement de Mats Ek, pièce créée pour la troupe en 2000 et devenue iconique, absente de scène depuis bien trop longtemps. Son génie en est intact et la nouvelle génération s’en est emparé avec effervescence.

 

 

Appartement de Mats Ek – Hugo Marchand et Ludmila Pagliero

 

Sharon Eyal est partout, de toutes les compagnies, et il n’y a pas de raison que le Ballet de l’Opéra de Paris fasse exception. D’autant que la première rencontre entre la chorégraphe et l’institution s’était plutôt bien déroulée en 2021 avec la création Faunes, malgré un contexte compliqué par le Covid. Le Ballet de l’Opéra de Paris a souvent souffert ces dernières saisons de soirées contemporaines un peu pauvres, sans éclat, avec des créations passant un peu à côté du sujet en délaissant les qualités des artistes en scène. Convier Sharon Eyal, c’est l’assurance d’éviter peu ou prou ces écueils, d’avoir une pièce qui fait son effet, bien construite, nourrissante pour les danseurs et danseuses. Ce programme Sharon Eyal / Mats Ek est d’ailleurs très réussi, à vrai dire l’une des plus belles soirées contemporaines vues depuis longtemps au Palais Garnier, entre un géant de la danse du XXe siècle et son œuvre iconique, et en ouverture l’incontournable de la dane du XXIe siècle.

Si incontournable d’ailleurs qu’il est difficile pour la chorégraphe de surprendre à chaque fois. Vers la mort n’a pas la radicalité de certaines de ses autres créations. Mais son métier, sa certaine fascination pour les corps classiques aussi, son talent pour créer une ambiance entre la musique électro d’Ori Lichtik et les lumières graphiques font le reste. Pour Vers la mort, la chorégraphe prend pour base son ancienne pièce OCD Love, inspirée par le poème OCD de Neil Hilborn. OCD pour Obsessive-compulsive disorder, les TOC en français. Vous avez la référence, vous avez la pièce : une danse saccadée, faite de mouvements brusques et répétés à l’énergie haletante ou écrasante, cherchant l’urgence du temps. C’est ainsi que rentre en scène Nine Seropian, captivante, dans un long trait de lumière blanche. Le chemin vers la Mort, pour se référer au titre ? Peut-être sommes-nous dans une sorte de purgatoire, de salle d’attente, où les âmes perdues cherchent l’issue improbable.

 

Vers la mort de Sharon Eyal – Ballet de l’Opéra de Paris

 

Petit à petit, un groupe se forme dans une ambiance androgyne : filles comme garçons sont en collants roses de ballerine, avec un maquillage outrancier de rouge à lèvres qui bavent. La musique se fait plus intense, l’énergie de groupe devient contaminante. Comme dans chacune de ses pièces – c’est vraiment un geste signature de la chorégraphe – Sharon Eyal ne cesse de proposer une danse sur demi-pointes, cou-de-pieds sortis au maximum, orteils martelant le sol. Et elle se sert avec beaucoup d’efficacité des corps classiques. On la sent fascinée par leurs lignes – mises en avant de façon presque hypnotique par ce travail de demi-pointes – par cette technique rigoureuse. Ce sont d’ailleurs les danseuses qui n’ont pas totalement délaissé le répertoire classique qui se démarquent le plus, Naïs Duboscq en tête qui trouve avec cette pièce une nouvelle maturité. Les hommes s’amusent plus de leurs silhouettes androgynes, cherchant à créer des personnages énigmatiques ou intrigants. À ce jeu, Nathan Bisson est bluffant tout autant que fascinant.

Néanmoins, il y a comme l’impression que la chorégraphe aurait pu aller plus loin. Sur les pointes. Voilà deux fois (après les Ballets de Monte-Carlo en 2024) qu’elle fait le coup : promettre à une compagnie classique une pièce sur pointes puis faire demi-tour, garder les orteils au sol. La pointe intimiderait-elle Sharon Eyal ? Peut-être bien. Pourtant, la voir travailler ce chausson, elle qui semble tellement aimer les lignes classiques, paraît d’avance passionnant. Pour une prochaine ?

 

Vers la mort de Sharon Eyal – Nine Seropian et Naïs Duboscq

 

Vert la mort est efficace. Appartement de Mats Ek est un chef-d’œuvre. Créé en 2000 pour le Ballet de l’Opéra de Paris, la pièce a profondément marqué une génération d’artistes et de publics, puis une deuxième. On dit parfois que les grandes pièces ont besoin d’un temps de repos avant de revenir en scène. Certes. Mais treize ans, cela fait beaucoup. Et plus que le réveil qui a tant fait parler de La Belle au bois dormant, endormie pendant presque autant temps, c’est bien le retour en scène d’Appartement qui marque et frappe. C’est ici toute la danse de Mats Ek : une scène triviale du quotidien qui part dans une autre dimension, des personnages grinçants autant que sensibles, des flèches là où ça fait mal et ça remue.

Le dernier Appartement m’avait laissé un souvenir de drôlerie douce-amère, d’absurdité. On est ici, pour cette reprise, plus autour d’une mélancolie, douce mais prégnante. À l’image de Ludmila Pagliero et de son bidet sur l’avant-scène, qui a semblé donner le ton de toute la pièce. La scène de la cuisinière dérange toujours avec ce bébé qui sort du four. Mais je n’y vois pas un infanticide. Il y a un couple qui se déchire sans bruit et ça crève le cœur, à cause de ce qui n’est pas avouable : le bébé. Peut-être est-ce parce qu’il n’arrive pas, parce que l’attente, tous les espoirs déçus, ont petit à petit détissé les liens. Peut-être – et c’est ce que j’ai ressenti – parce qu’il est là au contraire. Et que ce couple tout ce qu’il y a de plus banal ne tient plus face aux pleurs et aux nuits blanches. D’une profondeur comme d’une sensibilité si simple, d’une humanité désarmante, Valentine Colasante et Jack Gasztowtt s’emparent avec beaucoup de personnalité de cet étrange duo/trio et proposent le plus beau passage de la soirée.

 

Appartement de Mats Ek – Ida Viikinkoski et Marc Moreau

 

Appartement ne se prend pas d’un coup. Peut-être manquait-il parfois, nous étions de plus en début de série, d’une pointe de folie débridée, comme lors de la scène surréaliste où les danseuses s’emparent d’aspirateurs et se lancent dans une gigue avec eux. Ou de recul rêveur, comme pour ce solo de la Télévision – encore plus actuel qu’il ne l’était à l’époque sur l’écran qui nous avale. Ou peut-être de cran pour passer après les monstres sacrés qui ont dansé cette pièce – à l’instar d’Ida Viikinkoski et Marc Moreau, si sensibles mais un peu timides lors du duo de la Porte, marqué par Nicolas Le Riche et Sylvie Guillem. Mais l’essentiel était là : le talent de se raconter, de nous tendre notre propre miroir aussi, de nous emmener ver tant de poésies, de faire corps ensemble. Il y eut Hannah O’Neill si lumineuse, des regards, des mains tendues. Un moment de partage, ensemble. « Que les sentiments exprimés sur scène soient la violence ou la douceur, ce qui compte pour Mats Ek, c’est la vérité« , expliquait José Martinez dans un joli texte publié dans le programme. On y était.

 

Appartement de Mats Ek – Valentine Colasante, Hannah O’Neill et Ludmila Pagliero

 

Vers la mort de Sharon Eyal, avec Naïs Duboscq, Caroline Osmont, Nine Seropian, Adèle Belem, Marion Gautier de Charnacé, Mickaël Lafon, Yvon Demol, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard et Nathan Bisson, musique de Ori Lichtik ; Appartement de Mats Ek, avec Ludmila Pagliero (le Bidet), Hugo Marchand (La télévision), Valentine Colasante et Jack Gasztowtt (La cuisinière), Ida Viikinkoski et Marc Moreau (La porte), Hannah O’Neill (Pink), Pablo Legasa (Blue) ,Germain Louvet et Antoine Kirscher (Trio/Duo), Daniel Stokes (Trio/Duo) et Clémence Gross (Hat), musique de et joué par le Fleshquartet. Mardi 1er avril 2025 au Palais Garnier.

 

 
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