Rencontre avec Akram Khan pour sa pièce Thikra: Night of Remembering
Après une première mondiale à Montpellier Danse, Thikra: Night of Remembering, la dernière création d’Akram Khan avec la scénographe saoudienne Manal AlDowayan, part en tournée et se pose au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt jusqu’au 18 octobre. Le point de départ de cette nouvelle pièce fut le site archéologique unique d’Al-‘Ula, en Arabie Saoudite. Le chorégraphe s’est inspiré des tribus ancestrales qui y vivaient pour construire une œuvre autour du rituel et du souvenir, portée par onze danseuses indiennes puissantes. Akram Khan nous parle de ses inspirations, la puissance des mythes et du regard des femmes sur ces histoires du passé.

Akram Khan
La création du spectacle Thikra: Night of Remembering démarre sur le site archéologique d’Al-‘Ula en Arabie Saoudite, un lieu unique. Pouvez-vous nous le décrire ?
D’abord, il y a l’immensité du désert. Et puis c’est plus que cela, c’est l’immensité et la puissance de ces énormes rochers montagneux. De nombreuses tribus sont passées par là, y ont vécu. On sent que cet endroit a été habité autrefois, c’était une oasis florissante, la route de l’encens passait par là, des tribus puissantes s’y croisaient. Et pourtant il y a le sentiment de voir une immensité qui n’a pas été touchée par les êtres humains. Le silence y est d’ailleurs puissant, il n’y a aucun son venant des humains, pas un bruit de moteur ou d’avion, seulement ceux du vent et des oiseaux. Al-‘Ula est un peu comme une capsule temporelle, avec le sentiment que notre passé y a été préservé, intact, que c’est un espace très sacré.
Comment avez-vous appris à connaître cet endroit ?
J’ai rencontré quelques chercheurs sur place. Mais ma grande découverte a vraiment été avec Manal AlDowayan (ndlr : artiste saoudienne qui a réalisé la scénographie et les costumes de ‘Thikra’). Elle m’a donné un aperçu pour comprendre sa culture. Avec quelqu’un d’autre, et qui n’aurait pas été une artiste, ça aurait été plus difficile, moins profond. Grâce à Manal AlDowayan, à son regard et son histoire, j’ai vraiment pu me connecter à cette terre, aux communautés qui l’ont habitée.
Comment, avec la scénographie, donner vie à Al-‘Ula sur scène, sachant que c’était de toute façon mission impossible ?
Oui, il y avait un vrai sens de l’impossibilité. Je savais très bien que l’on ne pourrait pas recréer cela. Alors il fallait le réimaginer, nous en étions très conscients. Al-‘Ula est présent sur scène dans la danse, les couleurs, certains instruments. Pour la musique, nous avons enregistré le bruit du vent et des oiseaux d’Al-‘Ula. C’est un peu comme si le lieu, la culture, l’environnement avaient été absorbés dans les corps, la danse et la musique.

Thikra: Night of Remembering d’Akram Khan et Manal AlDowayan
Thikra: Night of Remembering est une histoire de rituels. Qu’avez-vous voulu y raconter ?
Thikra: Night of Remembering porte sur le rituel du souvenir. Une des choses qui m’a frappée, c’est que, dans les tribus nabatéennes qui sont passées par Al-‘Ula, les femmes y jouaient un rôle très significatif, à bien des égards. Et puis j’ai été fasciné par les poèmes écrits par les femmes arabes de l’époque. J’ai ainsi senti que je devais me concentrer sur le rituel d’une tribu de femmes qui invoquent leurs ancêtres, comme des princesses du passé racontant leur histoire et ses rituels quotidiens, et ce qu’elles font chaque année, puis refont l’année suivante, et encore et encore. Nous avons tous des rituels dans nos vies : se laver les dents quand on se réveille le matin est un rituel, allumer la télévision pour suivre les informations en est un autre. Ce sont des choses cycliques qui se produisent chaque jour. Il y a aussi l’idée des grands rituels de la vie et de la mort, comment se souvenir de nos ancêtres. Nous sommes si concentrés sur l’avenir aujourd’hui. Mais pour comprendre l’avenir, nous devons vraiment regarder notre passé et nos souvenirs. Alors avec Manal AlDowayan, nous avons rassemblé une collection de mythes que nous avons explorés.
N’avoir donc que des danseuses en scène était donc important ? J’ai eu le sentiment que Thikra: Night of Remembering parlait aussi du pouvoir des femmes.
Les deux personnes qui ont eu la plus grande influence dans ma vie sont le metteur en scène Peter Brook et ma mère. Avec elle, j’ai grandi dans une perspective très matriarcale. Elle nous racontait, à ma sœur et à moi, les mythes du monde entier. Sauf qu’elle ne nous les racontait pas comme on les lui avait appris, d’un point de vue masculin, mais à travers le regard des femmes. Par exemple, elle me racontait Adam et Ève à travers le regard d’Ève, ou Jésus du point de vue de Marie-Madeleine. Tous les mythes que j’ai appris, que j’ai étudiés ou auxquels j’ai été exposé ont toujours été du point de vue d’une femme. Après avoir rencontré Manal AlDowayan, cette femme artiste puissante et brillante, il m’a semblé naturel de raconter l’histoire du point de vue féminin.
« Les danseuse doivent donc être un peu comme des athlètes, mais fondamentalement, je cherche des conteuses »
Et quel est le rapport à la nature dans cette pièce, le rapport entre les femmes et la nature ?
Ma mère disait toujours que la Terre est féminine. Tout dans la nature est circulaire, rien n’est linéaire. Et ce qui est linéaire reste la domination patriarcale essayant de contrôler la nature. C’est pourquoi nous vivons dans un monde très toxique et masculin, où la Terre souffre. En un sens, toutes mes histoires sont racontées à travers des protagonistes femmes, à cause de mon intérêt pour la nature et les mythes. Beaucoup de légendes étaient profondément connectées à la société, à la civilisation et à la nature. Dans les mythes modernes, la nature y a été retirée. Aujourd’hui, on ne parle de la nature que dans les documentaires, il n’y a plus de fiction en rapport avec la nature, sauf pour les enfants. Notre sens du respect pour la nature est déjà déformé parce que nous ne croyons pas que nous sommes des invités sur Terre, mais que nous la contrôlons.
Pouvez-vous nous parler des onze danseuses de la pièce, des interprètes incroyables ? Que leur demandez-vous ?
D’abord, elles doivent être techniquement fortes, parce que le travail est très rigoureux, très physique, très exigeant pour le corps. Je veux aller à la limite de ce qu’elles peuvent faire. Elles doivent donc être un peu comme des athlètes, mais fondamentalement, je cherche des conteuses. Comment une artiste me fait-elle ressentir une histoire uniquement par le geste ? Je n’ai jamais fait confiance aux mots, mais le corps dit toujours la vérité, j’ai toujours cru à son pouvoir pour nous faire ressentir une histoire. Mon travail en général, et dans cette pièce en particulier, est centré sur le symbolisme. On joue donc beaucoup avec des métaphores visuelles, de mouvement, c’est à travers elles que l’on ressent le chemin de l’histoire. Je voulais donc vraiment travailler avec des danseuses classiques indiennes, parce que je savais que je n’aurais pas besoin de les convaincre de la dimension spirituelle des choses.
Thikra: Night of Remembering n’est portée que par des danseuses, évoque les rituels des femmes, leur puissance. Pourtant, la pièce est née en Arabie Saoudite, un pays qui discrimine fortement les femmes. Ce n’est pas paradoxal ?
C’est une très bonne question, que j’ai posée à ma mère. Elle m’a dit : « Es-tu déjà allé là-bas ? » Non, mon regard vient de ce que je lis sur le sujet. C’est elle qui m’a convaincu d’y aller et de rencontrer les femmes tribales de là-bas. Bien sûr qu’il se passe des choses néfastes en Arabie Saoudite, est-ce que cela veut dire qu’il faut arrêter d’écouter, de questionner et d’être curieux ? Qu’il ne faut pas y aller, parler, apprendre les histoires de ces peuples, de ces anciennes tribus, de ces femmes d’aujourd’hui ? Il y a des problèmes partout aujourd’hui, y compris en Angleterre,
C’est tout de même difficile de comparer l’Arabie Saoudite et l’Angleterre sur ce terrain…
Bien sûr, ce n’est pas comparable. Mais c’est aussi une question de point de vue. Je ne me suis jamais senti en danger à Londres. Mais il y a quelques semaines s’y est déroulée une manifestation d’extrême-droite qui a réuni 150.000 personnes. Pour la première fois, des amis m’ont conseillé de ne pas sortir… Je ne vais pas arrêter de créer en Angleterre. Aller en Arabie Saoudite ne veut pas dire que je cautionne ce qui s’y passe. Mais je ne veux pas arrêter d’aller quelque part et raconter l’histoire des gens qui y vivent.

Thikra: Night of Remembering d’Akram Khan et Manal AlDowayan
Vous avez dansé Thikra: Night of Remembering sur le site Al-‘Ula. Quelles ont été vos sensations ce soir-là ?
C’était incroyable. Avec Manal AlDowayan, nous avions insisté pour travailler avec la communauté locale. Nous avions ainsi 40 à 50 artistes qui sont venus, par la colline du désert, en chantant et en jouant de la musique, comme des voyageurs et voyageuses. Ils sont arrivés autour d’une scène circulaire, toutes et tous habillés avec les plus beaux symboles inspirés des tribus saoudiennes d’Al-‘Ula, toutes générations mélangées. Puis la pièce a commencé. Leur arrivée était ainsi comme l’introduction du spectacle, notre point d’entrée pour le public. C’était très poétique.
Thikra: Night of Remembering d’Akram Khan et Manal AlDowayan, à voir au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt jusqu’au 18 octobre.

