Wake up ! – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux a pour tradition d’ouvrir sa saison avec une soirée mixte néo-classique, faisant le plus souvent la part belle au répertoire anglo-saxon. Pari renouvelé, et remporté une fois de plus, avec la soirée Wake up !, qui littéralement réveille d’une belle façon. Pas de nouveauté au programme, mais des reprises de pièces de Pontus Lidberg, Marco Goecke ou Christopher Wheeldon, que l’on prend beaucoup de plaisir à revoir. Et où la compagnie bordelaise assume une nouvelle maturité séduisante.

Within the Golden Hour de Christopher Wheeldon – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Où sont les chorégraphes travaillant la pointe et le langage académique ? se demandait un grand quotidien en ce début de saison. L’Opéra de Paris a beaucoup considéré ces vingt dernières années que la création passait uniquement par la technique contemporaine, prenant un retard certain sur la dynamique des créations classiques. Mais en région, ce travail n’a jamais cessé. Ainsi au Ballet de l’Opéra de Bordeaux, Éric Quilleré s’évertue chaque année à faire découvrir le riche répertoire anglo-saxon actuel, invitant avec bonheur tous les chefs de file qui brillent un peu partout dans le monde (sans écriture inclusive, les chorégraphes femmes n’y sont malheureusement pas franchement représentées). Cet automne encore, la compagnie bordelaise ouvre sa saison avec un programme diablement efficace, mêlant trois signatures d’aujourd’hui travaillant chacune à leur manière le langage académique, porté par des artistes à la technique affûtée qui s’épanouissent de plus en plus dans ce répertoire.
The Shimmering Asphalt de Pontus Lidberg avait ainsi fait son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Bordeaux en 2023. Tout semblait encore un peu sage – la pièce rivalise de virtuosité, allant à toute allure sur la musique de David Lang, jouant des contrepoints, changements de direction rapides et désaxements. La pièce avait été créée en 2017 pour le New York City Ballet et cela se sent. La troupe bordelaise ne peut pas rivaliser sur cette façon si énergique de prendre la musique, et ce n’est d’ailleurs pas le but de faire comme une compagnie formée à une toute autre école. Elle joue plutôt sur les ensembles au cordeau, les lignes nettes qui vont loin, si joliment dessinées par l’éclairage en clair-obscur de la pièce. Et y montre une maturité nouvelle, plus assurée qu’il y a deux ans, la pointe acérée, le geste sûr et décidé. En cinq mouvements, Pontus Lidberg dessine dans The Shimmering Asphalt une danse sans artifice – costumes et décors simples – et qui va droit au but. Les solistes déboulent et s’arrêtent net, les lignes des ensembles se forment et se cassent sans hésiter, les duos se font percutants. Le chorégraphe sait y faire pour créer une pièce qui ne perd pas son temps, qui donne le rythme entre mouvements de groupe et solos. Cela reste parfois un peu attendu, mais la pièce remplit son objectif : proposer un moment de danse qui fonctionne sans difficulté, donner un vrai challenge technique aux artistes et la liberté de s’y exprimer. L’on retient ainsi, notamment, le solo de Perle Vilette de Callenstein, percutante et au glamour assumé qui sied bien à ce genre de pièce. Récemment auréolée du Prix Clerc Milon de la Danse, la danseuse démarre décidément cette saison sur les chapeaux de roues.

The Shimmering Asphalt de Pontus Lidberg – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Woke Up Blind de Marco Goecke fait également un retour réussi sur la scène du Grand-Théâtre, deux ans après son entrée au répertoire. S’il ne se sert pas des pointes et explicitement du langage académique, le chorégraphe met en scène une danse contemporaine virtuose, qui sied bien aux compagnies classiques. Le groupe est ici plus resserré – sept interprètes comme autant de solistes plutôt que comme un ensemble – qui se dessinent net sur le fond noir de la scène avec leurs pantalons rouge profond et hauts chair. Le chorégraphe a construit sa pièce autour de deux chansons de Jeff Buckley. Non pas le sempiternel Hallelujah mais You and I et The Way Young Lovers Do, aux sonorités tout aussi dépouillées mais bien plus rock et acérées. La danse est à cette image. Tout part du haut du corps qui joue des dissociations à toute allure pour une allure à la fois formidablement saccadée, râpeuse, tout en jouant des fluidités. Si les chansons parlent d’amour, la danse porte plutôt sur la solitude, les rencontres des corps ratés, les cris du cœur. L’énergie est rock, définitivement. D’ailleurs, ces corps tout en rapides secousses percutantes ne pourraient-ils pas représenter les cordes d’une guitare vibrant sous les doigts d’un musicien en plein concert ? Woke Up Blind nous attrape, ne nous lâche pas et fuse à toute allure jusqu’à un final comme une pirouette pleine d’humour, coupant sans prévenir cette énergie galvanisante.
À côté de cette tornade, Within the Golden Hour de Christopher Wheeldon, qui clôture la soirée, apparaît presque un peu trop sage. Pourtant, le chorégraphe est le plus expérimenté des trois, travaillant depuis bientôt trente ans tout autour du monde, aussi bien pour des ballets narratifs en plusieurs actes que des pièces courtes ou des comédies musicales. La lumière chatoyante évoquant un coucher de soleil, les costumes scintillants, les bras arrondis, le jeu des équilibres : tout amène dans Within the Golden Hour à une certaine harmonie. Sur les musiques de Bosso ou Vivaldi, sept couples semblent badiner au crépuscule, formant tantôt un ensemble agréable, tantôt un quatuor flirtant gentiment. Tout est très joli et satisfaisant aux yeux et au corps, mais l’on n’est presque pas loin de s’ennuyer. Et puis arrive un couple – Anna Guého et Diego Lima – qui tout à coup n’est pas tout à fait comme les autres. Peut-être sont-ils en train de se dire adieux sous cette douce lumière du soleil couchant, peut-être se souviennent-ils du passé, au milieu de tous ces couples plus heureux. Et, au milieu de cette harmonieuse abstraction, se glisse une fine ligne dramatique, un moment de poésie, un geste d’émotion, qui donne à Within the Golden Hour une atmosphère très particulière, un peu hors du temps, bien moins lisse qu’elle n’y paraissait au début.

Within the Golden Hour de Christopher Wheeldon – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux fait confiance depuis longtemps à cette génération de chorégraphes anglo-saxons ou d’Europe du Nord, pour de belles soirées classiques de leur temps. Mais quand est-ce que les chorégraphes français-es travaillant la technique académique – et ils existent aussi – auront-ils aussi cette opportunité ? Les budgets ne permettent pas forcément de prendre des risques, et l’on sait que Pontus Lidberg, Marco Goecke ou Christopher Wheeldon, cela fonctionne sans faillir. Il y a tout de même le sentiment que, pour qu’un-e chorégraphe français ait sa chance, il/elle faut qu’il/elle soit le nouveau Forsythe, sinon rien. S’il ne change pas non plus radicalement la façon de danser, Christopher Wheeldon a la place qu’il occupe aujourd’hui sur la scène internationale parce que des compagnies classiques lui ont fait confiance très tôt : Il avait 27 ans et peu d’expérience de chorégraphe derrière lui quand le Royal Ballet et le NYCB lui passent une première commande. Julien Guérin, François Mauduit, Fabio Lopez, Christine Hassid, qui travaillent depuis bien plus longtemps parfois, mériteraient aussi que les Ballets nationaux leur laissent leur chance. Si l’on veut qu’une nouvelle génération de créateurs et créatrices émergent véritablement dans le Ballet, il faudra bien leur laisser de la place.

Woke Up Blind de Marco Goecke – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Wake up ! par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. The Shimmering Asphalt de Pontus Lidberg, avec Diane Le Floc’h, Neven Ritmanic, Tangui Trévinal, Simon Asselin, Hélène Bernadou, Amandine Berthier, Marco Di Salvo, Kohaku Journe, Marina Kudryashova, Charlotte Meier, Mélissa Patriarche, Clara Spitz, Sachiya Takata, Kylian Tiagone et Perle Vilette de Callenstein ; Woke Up Blind de Marco Goecke, avec Anaëlle Mariat, Vanessa Feuillatte, Riccardo Zuddas, Tangui Trévinal, Simon Asselin, Kylian Tiagone et Guillaume Debut ; Within the Golden Hour de Christopher Wheeldon, avec Marini Da Silva Vianna, Riccardi Zuddas, Anna Guého, Diego Lima, Perle Vilette de Callenstein, Tangui Trévinal, Guillaume Debut, Clara Spitz, Kohaku Journe, Emma Fazzi, Simon Asselin, Hélène Bernadou, Sarah Leduc et Marco Di Salvo. Lundi 13 octobre 2025 au Grand-Théâtre de Bordeaux. À voir jusqu’au 18 octobre.

