En regard de Léo Lérus et Sharon Eyal – Ballet de l’Opéra du Rhin
Sharon Eyal et Léo Lérus, voilà la belle affiche du programme En Regard du Ballet de l’Opéra du Rhin. Associer ces deux artistes n’est pas le fruit du hasard : ils se connaissent depuis longtemps. Ici, la création de Léo Lérus, répond à The Look de Sharon Eyal, créée en 2019 et qui fait son entrée au répertoire de la compagnie alsacienne. D’un côté un microcosme chatoyant et solidaire malgré les épreuves. De l’autre son pendant aride et sombre, inhospitalier aux premiers abords mais si fascinant. Le tout forme une soirée riche et virtuose, jouant de deux univers bien distincts malgré le jeu du miroir, et mettant une fois en plus en valeur la protéiforme formidable du Ballet du Rhin.

The Look de Sharon Eyal – Ballet de l’Opéra du Rhin
Pour ouvrir sa saison 2025-2026, le Ballet de l’Opéra du Rhin a fait appel à deux artistes qui se connaissent bien : Sharon Eyal et Léo Lérus. Si la première est une incontournable absolue de la scène internationale, le nom du second résonne moins dans les théâtres français. C’est pourtant par lui qu’est née cette soirée En Regard, quand ce chorégraphe, né en Guadeloupe en 1980, présente une de ses pièces à La Filature de Mulhouse. Bruno Bouché, le directeur du Ballet du Rhin, est dans la salle et souhaite que les danseurs et danseuses de la troupe se confrontent à son travail. Parti de son île à 14 ans pour le CNSMDP, Léo Lérus danse notamment pour la Batsheva Dance Company. C’est là qu’il rencontre Sharon Eyal, qui y est également interprète, avant de la suivre dans ses créations tout en montant ses propres pièces. Sharon Eyal donc, demandée partout, mais qui n’était pas encore inscrite au répertoire du Ballet de l’Opéra du Rhin. Voilà une trame toute trouvée pour ce programme En Regard, mêlant une création de Léo Lérus à une entrée au répertoire Sharon Eyal. Deux pièces de qualité différente – elle a tellement de métier qu’il est difficile de s’y comparer. Mais qui résonnent judicieusement entre elles, comme les deux actes d’une même pièce, deux facettes d’un unique microcosme (et profitons d’une parenthèse pour souligner la toujours belle cohérence des soirées mixtes du Ballet du Rhin, dirigeant chaque pièce comme une partie d’un ensemble intelligent, loin d’accoler des oeuvre au fil conducteur parfois ténu que l’on peut si souvent retrouver ailleurs).
C’est par le Gwo-ka, une danse guadeloupéenne, que Léo Lérus démarre la danse à l’âge de 4 ans. Mais dans son travail de chorégraphe, c’est finalement assez tardivement qu’il s’est autorisé à s’en inspirer pleinement. Ici, sa création pour le Ballet de l’Opéra du Rhin, plonge ainsi dans les réminiscences d’une Guadeloupe parfois fantasmée, pays de douceurs – quelle belle lumière chaude au début de la pièce – se confrontant à l’enfer des tornades. Sa danse contemporaine se mêle aux pas du Gwo-ka, la musique s’imprègne du bruit d’un cyclone. À vrai dire, cela se discerne peu pour un regard néophyte. Mais l’importance n’est pas là. Elle est plutôt dans cet étrange microcosme qui prend vie sous nos yeux – plantes, arbres, insectes ou animaux encore inconnus. Chacun-e des treize artistes sur scène semble ainsi partir à la découverte des autres. Cela s’attire, se bataille, rit aussi, se fait quelques blagues, se séduit, se plaît ou ne se comprend pas. Tout un autre monde se construit petit à petit dans la relation aux autres, dans une ambiance douce où l’on se sent à l’aise. L’apparition des difficultés glisse inexorablement, sans que pour autant la solidité du groupe ne faillisse – au contraire, elle ne fait que se consolider face aux tempêtes. Si l’ensemble reste parfois un peu lisse ou attendu – peut-être cherche-t-on une signature un peu plus affirmée – Ici n’en reste pas moins une pièce admirablement construite et d’une réelle efficacité, où chaque artiste a la place d’exprimer pleinement sa personnalité.

Ici de Léo Lérus – Ballet de l’Opéra du Rhin
The Look de Sharon Eyal, créé en 2019 et qui fait donc son entrée au répertoire, apparaît ensuite comme un fascinant contrepoint. L’ambiance lumineuse laisse place à un noir tranchant, le groupe aux multiples personnalités à une masse compacte qu’il est au début difficile de discerner. Pour qui suit l’œuvre de Sharon Eyal, qui aime jouer des ensembles et d’une danse virtuose, le début de la pièce a de quoi décontenancer. L’ensemble des artistes sont regroupés au centre, de dos, aux imperceptibles mouvements. Tout semble en suspens, comme un long sommeil ou une transformation qui n’a pas fini son cours. S’agit-il d’une sorte d’univers parallèle à ce qui a été vu avant ? Ou le futur de ce microcosme ? Lui qui était presque utopique dans son fonctionnement si naturellement organique, a comme subi un grain de sable dans son évolution après la tempête, le faisant basculer dans cet univers glacial. D’ailleurs les personnalités vivaient en harmonie dans la première pièce, alors qu’ici un leader émerge dès les premiers instants, trop imposant pour avoir été choisi par tous.
Et puis petit à petit, les gestes deviennent de plus en plus perceptibles. Le groupe se fractionne, s’agrandit, se réveille, dans une danse aussi inquiétante que magnifique et fascinante. Ces mêmes plantes, arbres, insectes ou animaux encore inconnus reprennent place et se déploient dans la gestuelle fulgurante de Sharon Eyal, faite de dissociations, de virtuosité où tout semble venir d’un profond ancrage au sol, mêlés à cette vertigineuse quête de l’élévation par ces demi-pointes perpétuelles (deuxième parenthèse : mais quand est-ce que la chorégraphe osera franchir les derniers centimètres pour monter sur pointes ?). C’est d’une musicalité sans faille et d’une énergie jubilatoire, une danse nette et sans bavure qui va droit au but. Ce petit monde fascine et donne envie d’y plonger sans hésiter, de s’y engluer presque, délaissant la si douce lumière de la première pièce pourtant bien plus confortable. Comme une attirance vers le côté obscur ? Sharon Eyal sait décidément y faire pour construire une danse qui pique et déstabilise, tout en nous amenant inexorablement à la suivre dans son univers percutant.

The Look de Sharon Eyal – Ballet de l’Opéra du Rhin
Soirée En regard par le Ballet de l’Opéra du Rhin. Ici de Léo Lérus, composition sonore de Denis Guivarc’h, avec Jasper Arran, Susie Buisson, Deia Cabalé, Marc Comellas, Marin Delavaud, Marta Dias, Ana Enriquez, Miquel Lozano, Rubén Julliard, Nirina Olivier, Hénoc Waysenson et Julia Weiss ; The Look de Sharon Eyal, musique d’Ori Lichtik, avec Christina Cecchini, Brett Fukuda, Di He, Erwan Jeammot, Julia Juillard, Pierre-Émile Lemieux Venne, Milla Loock, Miguel Lopes, Jesse Lyon, Jérémie Neveu, Leonora Nummi, Afonso Nunes, Alice Pernão, Alexandre Plesis, Emmy Stoeri et Lara Wolter. Lundi 29 septembre 2025 à l’Opéra de Strasbourg. À voir le 17 avril 2026 au Quai 9 de Lanester, du 28 avril au 4 mai 2026 au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt de Paris.

