Pelléas et Mélisande de Debussy au Grand Théâtre de Genève – Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet
Pelléas et Mélisande, l’unique opéra de Claude Debussy, atterrit enfin sur la scène du Grand Théâtre de Genève dans la mise en scène et la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, accompagnés par leur complice la plasticienne Marina Abramovic et le vidéaste Marco Brambilla. Ils offrent une vision sublime et sublimée où les chanteurs sont constamment entourés par sept danseurs qui incarnent l’invisible sous-jacent de l’œuvre de Debussy. C’est un spectacle total, infiniment respectueux de la partition qui nous plonge dans le mystère ténébreux du livret de Maurice Maeterlinck. Une réussite absolue d’une insondable beauté.

Pelléas et Mélisande de Debussy, par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet
La danse et l’opéra, c’est une histoire ancienne qui remonte au XVIIe siècle et au-delà. Lully, sous Louis XIV, créa à la fois pour l’opéra et le ballet et mariait habilement ces deux genres. La France a toujours voulu mêler l’art du chant et de la danse. Les grands opéras créés en France au XIXe siècle se devaient d’inclure un ballet qui fut par la suite abandonné. Mais depuis une vingtaine d’années, des chorégraphes sont tentés d’explorer ce genre de l’opéra et d’en proposer leur vision : Sasha Waltz, Anne Teresa de Keersmaeker, Pierre Rigal entre autres s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur. L’Opéra de Paris a choisi les chorégraphes Bobbi Jene Smith et Or Schraiber pour l’entrée au répertoire de Satyagraha de Philip Glass en avril prochain au Palais Garnier.
Créé sur la scène de l’Opéra de Flandre, coproducteur du spectacle, Pelléas et Mélisande dans la mise en scène et la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet avait été victime du Covid lors de sa programmation à Genève. À quelque chose malheur est bon, l’opéra avait été filmé pour une diffusion en streaming en janvier 2021 permettant de toucher un plus large public. C’est donc une nouvelle vie qui a débuté sur la prestigieuse scène genevoise de cette production hors-norme, dont on peut dire qu’elle fera date. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet se sont joués avec intelligence et beauté des chausse-trappes de cette œuvre singulière.
L’opéra de Debussy est en soi un paradoxe : le texte de Maeterlinck recèle toute la gamme des émotions possibles. On y croise l’amour, la trahison, la violence, le meurtre, le remords dans une histoire qui défie en permanence les règles de la narration. De Mélisande que le Prince Golaud rencontre par hasard dans une forêt profonde, on ne sait rien. Pas davantage de ce personnage et la terre d’Allemonde sur laquelle il vit. Pelléas est son demi-frère, Geneviève leur mère commune et Arkel leur grand-père aveugle, souverain vieillissant. Aucun repère spatio-temporel ne vient éclairer le récit et Maeterlinck multiplie de surcroît les ellipses contribuant à l’atmosphère ténébreuse qui entoure l’opéra de Debussy.

Pelléas et Mélisande de Debussy, par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet
De nombreux metteurs en scène se sont heurtés à Pelléas et Mélisande. Toute tentative de représentation réaliste contraint à rester à la surface des choses sans dévoiler les enjeux de cette œuvre obscure. Il n’y a pas de théâtre d’action dans Pelléas et Mélisande. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet l’ont ainsi affrontée par un chemin singulier et pertinent en refusant toute tentative de raconter une histoire qui échappe en permanence. Ce sont les émotions et les atmosphères qui peuplent la musique et le livret de l’opéra.
C’est là précisément que les deux chorégraphes trouvent les solutions en replaçant l’œuvre dans un univers parallèle qui fait fi du réel et raconte la face obscure, celle des sous-textes qui émergent à tout instant du théâtre de Maeterlinck et de la musique du Debussy. Et ce sont sept danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève et de Eastman, la compagnie de Sidi Larbi Cherkaoui, qui font vivre ce monde invisible telle une incarnation de l’inconscient des personnages. Ils sont l’épine dorsale de l’histoire, constamment entremêlés avec les chanteurs. Ils surgissent dès le début de l’opéra en justaucorps noirs et le visage caché, manipulant les personnages avec un système de fils sophistiqués que l’on retrouvera de manière récurrente. Ils sont comme des marionnettistes qui contrôleraient à leur insu les personnages. Très vite, ils troquent ces habits noirs pour un costume beaucoup plus sobre, torse nu, simplement vêtus d’un slip couleur chair évoquant immanquablement le Faune de Nijinski dansé sur la musique de Debussy. Pas une citation mais une simple évocation qui s’inscrit aussi dans l’histoire de la musique et de la danse.

Pelléas et Mélisande de Debussy, par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet
Ces sept danseurs sont exceptionnels. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet ont conçu une chorégraphie complexe où les corps se cassent, s’enroulent, se vrillent, multipliant roulades, chandelles sur une phrase sans à-coups. Les corps exsudent une animalité qui n’exclut pas la sensualité. Ils ne font pas partie du royaume des hommes, ce sont des êtres d’un au-delà qui montrent la face cachée des personnages. Il y a une virtuosité constante qui fascine et dans laquelle s’insèrent les chanteurs de manière osmotique.Le spectacle est magnifié par la scénographie de Marina Abramovic qui a imaginé un écrin tout en rond dominé par un cercle géant, figurant tour à tour un ciel étoilé, un œil, la terre grâce aux vidéos remarquables de Marco Brambilla.
Le spectacle réussit son pari d’offrir une expérience de théâtre total sollicitant un spectre artistique et esthétique large. Ce Pelléas et Mélisande se vit comme une aventure onirique, un voyage qui nous invite dans les ténèbres et les démons qui peuplent l’œuvre de Debussy et Maeterlinck. Dans le rôle de Mélisande, Mari Eriksmoen domine une distribution vocale sans reproche emmenée par le chef slovaque Juraj Valchuha à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande.

Pelléas et Mélisande de Debussy, par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, mise en scène et chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, scénographie de Marina Abramovic, vidéos de Marco Brambilla, costumes de Iris van Herpen. Avec Nicolas Testé (Arkel), Sophie Koch (Geneviève), Leigh Melrose (Golaud), Björn Bürger (Pelléas), Mari Eriksmoen ( Mélisande), Charlotte Bozzi (Yniold) Mark Kumanbayev (un médecin, un berger) et les danseurs Benjamin Behrends, Hiroki Ichinose, Morgan Lugo, Pascal Marty, Oscar Comesana Salgueiro, Ricardo Gomes Macedo, Julio José León Torres et Dylan Philips. Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de Juraj Valcuha. Dimanche 26 octobre 2025 au Grand Théâtre de Genève. À voir jusqu’au 4 novembre 2025.

