Soirée William Forsythe/Paul Lightfoot – Ballets de Monte-Carlo
La saison anniversaire des Ballets de Monte-Carlo, marquant les 40 ans de la création de la compagnie en 1985 par la Princesse de Hanovre, s’annonce brillante ! Et elle a démarré comme il se doit par une soirée enthousiasmante, où les danseurs et danseuses de la troupe ont une fois de plus montré tout leur brio et leur personnalité artistique affirmée. La création See You de Paul Lightfoot en solo faisait figure d’événement, joli hommage à la vie des artistes entre les quatre murs d’un théâtre. Mais l’on retiendra surtout la jubilatoire entrée au répertoire de Herman Schmerman de William Forsythe, pièce à l’héritage balanchinien assumé, d’une richesse et d’une inventivité enivrantes, portée par une profonde et viscérale joie de danser.

Herman Schmerman de William Forsythe – Ballets de Monte-Carlo – Juliette Klein et Simone Tribuna
Impossible de se passer de William Forsythe pour marquer les 40 ans des Ballets de Monte-Carlo, lui qui y fut si régulièrement invité ! Comme il est impossible de se passer d’une référence au NDT, dont la figure emblématique Jiří Kylián fut là encore si souvent présent au répertoire de la troupe monégasque. C’est ainsi que s’est construite cette soirée d’ouverture de haute volée, pour démarrer comme il se doit une saison anniversaire.
Il est drôle de voir comment les ballets changent de ton selon les compagnies qui les dansent. La dernière fois ainsi que j’ai vu Herman Schmerman de William Forsythe, il y a quelques années à l’Opéra de Paris, j’en gardais le souvenir d’une pièce de défi. Un défi technique pour trois danseuses et deux danseurs – peut-être la pièce la plus virtuose du chorégraphe, oui, devant The Vertiginous Thrill of exactitude – qu’il fallait affronter, suivi d’un duo esthétisant jouant des lignes. Erreur ! Avec les Ballets de Monte-Carlo, Herman Schmerman, qui y fait une entrée au répertoire, devient une fabuleuse gourmandise que l’on dévore sans vergogne, un formidable terrain de jeu où brille la joie simple et éclatante de danser. Créée en 1992 pour le New York City Ballet, la pièce porte profondément en elle l’ancrage de George Balanchine. Il y a bien sûr ce cyclo bleu en fond de scène, ces tenues de scène ressemblant à celles des cours de danse. Surtout cette vitesse, cette énergie, ces changements de direction incessants, ces dégagés ouverts puis partant dans l’épaulement opposé, ces mains aux doigts tous un peu écartés dont les poignets se cassent parfois, cette façon de toujours essayer de surprendre le public, de ne jamais partir dans le pas qui semblait s’engager dans la préparation. J’ai eu d’ailleurs ce sentiment totalement absurde que cette pièce fut créée pour Tiler Peck – la danseuse avait trois ans au moment de cette création. Ou moins absurde que Herman Schmerman sonne comme la première partie de The Barre Project, que la ballerine américaine a monté avec le chorégraphe pendant le confinement.

Herman Schmerman de William Forsythe – Ballets de Monte-Carlo
George Balanchine et le NYCB planent ainsi sur toute l’œuvre. Mais point ici de copie ! C’est là le génie forsythien : s’ancrer dans le geste du prédécesseur et ne pas hésiter des clins d’œil, mais toujours y tracer sa propre voie, si personnelle, si reconnaissable entre mille. Herman Schmerman, c’est ainsi absolument jubilatoire, douze minutes fulgurantes et éclatantes qui vous rappellent, au cas où vous l’auriez oublié, pourquoi vous aimez si puissamment la danse, le ballet et la technique académique. Pour arriver à ce résultat, il faut un quintette détonnant, qui porte haut ce défi technique et musical. Car défi, Herman Schmerman en est vraiment un pour des interprètes, même si tout réside justement dans l’art de faire passer cela pour un jeu, un chou à la crème à manger voluptueusement plutôt qu’une montagne à gravir. Les cinq danseuses et danseurs du soir – Lydia Wellington, Romina Contreras, Cara Verschraegen, Daniele Delvecchio et Michele Esposito – sont toutes et tous épatants, jouant de la virtuosité, de la vitesse et de l’énergie comme s’ils étaient tous nés à la School of American Ballet. Les trois danseuses ont peut-être gardé en ce soir de première comme une pointe – toute petite et si légère – de prudence. Mais les deux danseurs y sont allés crânement, s’amusant des risques et donnant le rythme comme s’il s’agissait de quelque chose de si facile.
À ce quintette, William Forsythe a rajouté un duo lorsque la pièce est entrée au répertoire de sa propre compagnie à Francfort, quelques mois plus tard. La base technique est la même mais l’ambiance tout autre : place à un duo, à des costumes noirs ciselés par une lumière plus crue. Et alors que la première partie jouait sur l’abstraction, la deuxième nous plonge dans l’intimité d’un couple, qui n’est pas sur le bord de la rupture mais peut-être pas si loin. Juliette Klein et Simone Tribuna nous racontent leurs tempêtes, leurs incompréhensions, leurs moments d’intimité. Et, peut-être pour dérider sa partenaire après une dispute, lui enfile la jupe jaune – si emblématique ! -, comme pour jouer de l’absurde au milieu du réel, de se moquer gentiment d’elle pour la reconquérir ou passer du baume au cœur. Après la joie si simple et éclatante de la première partie, la complexité de ce duo n’en paraît que plus intime, plus profonde, faisant de Herman Schmerman une œuvre aux multiples strates et couleurs à redécouvrir indéfiniment.

Herman Schmerman de William Forsythe – Ballets de Monte-Carlo – Juliette Klein et Simone Tribuna
Pour s’adosser à cette entrée au répertoire percutante, Jean-Christophe Maillot a voulu laisser une place au NDT et a proposé à Paul Lightfoot, directeur emblématique de cette troupe dans les années 2010, de venir faire une création. Mais seul, sans Sol León, sa compagne artistique depuis 40 ans. Ce qui ne lui est arrivé que quatre fois. Ceci-dit, Sol León est partout : la pièce lui est dédicacée. Et See You, le nom de cette nouvelle création, semble parler d’eux en permanence. Car Paul Lightfoot y met en scène la frontière ténue qui existe dans une vie de danseur et danseuse, celle qui délimite la vie dans les théâtres de la vie personnelle. Qui bien souvent se confondent : on danse avec sa partenaire de vie, la mère de ses enfants, la personne qui vient de vous quitter. Et le spectacle alors, quand commence-t-il et se termine vraiment ? Quand le rideau se lève et se baisse, ou va-t-il bien au-delà ?
Voilà tout ce qui nourrit See You, pièce où le chorégraphe montre ce qu’il sait faire avec beaucoup de sincérité, à défaut de se faire véritablement comprendre. Les danseurs et danseuses arrivent par le fond de la salle avant de se glisser en scène et d’entamer des duos d’une douce mélancolie, aux lignes vertigineuses et aux corps dessinés et sculptés par le travail si soigné des lumières, l’une des marques de fabrique de Lightfoot/León. Tout y est bien fait, tout y est très beau. Tout y reste un peu trop léché aussi. Puis les murs se font mouvants, le chorégraphe joue avec les décors pour créer des images puissantes, plonge les artistes dans un voluptueux drap noir, clin d’oeil très – trop – appuyé à Jiří Kylián. Il y a un savoir-faire indéniable et une immense honnêteté, mais aussi beaucoup d’attendus et de scènes qui s’enchaînent sans trop savoir pourquoi – l’absence du sens de la dramaturgie de Sol León se ressent. Le choix de la musique, celle bien peu passionnante de Max Richter, n’aide pas franchement à trouver un rythme dans cette pièce aux superbes images mais qui a du mal à évoquer quelque chose. Quand les notes de Kate Bush se font entendre, la danse prend d’ailleurs une autre allure. Tout est plus acéré, plus vif et percutant, un peu plus grinçant. Les artistes y trouvent aussi plus de place, notamment le formidable Alexandre Joaquim apparaissant comme le leader d’un petit groupe harmonieux et très investi.

See You de Paul Lightfoot – Ballets de Monte-Carlo
Mais Paul Lightfoot a plus d’un tour dans son imagination de chorégraphe. Si Les notes sirupeuses de Max Richter sont de retour, les frontières cèdent définitivement pour un final fascinant, où se mêlent un couple en scène et un couple en vidéo, s’évadant en direct de la salle pour prendre la fuite et saluer la mer. La vie de danseur est ainsi faite et ne cesse pas une fois les portes du théâtre franchies. Peut-être aussi avons-nous saisi dans cette pièce le parcours fugace d’une danseuse, prise entre les quatre murs d’un théâtre où elle y a construit toute sa vie. See You a bien des défauts, mais garde en elle une sincérité désarmante et un amour des danseurs et danseuses, aux vies si peu banales, laissant un joli goût de douce mélancolie dans le cœur.
Après cette brillante soirée d’ouverture, les Ballets de Monte-Carlo continueront leur saison anniversaire avec l’une des créations les plus attendues de la saison : Ma Bayadère de Jean-Christophe Maillot. Le quotidien des danseurs et danseuses y sera à nouveau au centre : cela sera la mise en abyme d’une compagnie de danse répétant La Bayadère d’Alexeï Ratmansky. Quel programme !

See You de Paul Lightfoot – Ballets de Monte-Carlo
Herman Schmerman de William Forsythe, musique de Thom Willems, avec Lydia Wellington, Romina Contreras, Cara Verschraegen, Daniele Delvecchio et Michele Esposito (pas de cinq), Juliette Klein et Simone Tribuna (duo) ; See You de Paul Lightfoot, musique de Max Richter et Kate Bush, avec Alexandre Joaquim, Ashley Krauhaus, Francesco Resch, Sooyeon Yi, Luca Bergamaschi, Kozam Radouant, Lukas Simonetto, Ekaterina Mamrenko, Ige Cornelis, Ahyun Shin et Jaat Benoot. Jeudi 23 octobre 2025 à la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo.
Création Ma Bayadère de Jean-Christophe Maillot à voir du 27 décembre au 4 janvier au Grimaldi Forum.


Jean-Sarane FUSI
Au-delà de toutes les controverses sur la nécessité de voir les spectacles sur scène, j’aimerais tant que Les Ballets de Monte-Carlo (et toutes les autres grandes compagnies) proposent à tous ceux qui n’ont pas cette possibilité des retransmissions en ligne (payantes) de leurs représentations comme le fait (parfois) l’Opéra de Paris ou le NDT.
La technique le permet maintenant, les spectacles sont tous filmés, et on n’a pas forcément la possibilité de faire mille kilomètres pour voir un spectacle, ni même d’acheter une place des quelques représentations.
PS: je suis abonné à POP, au BMC stream…