Danse élargie au Théâtre de la Ville – 4e édition
Ecrit par : Laetitia Basselier
"Vous pensez que sous prétexte d'organiser une compétition, il est possible de faire un happening vrai, grand, libre ?". En 2010, Boris Charmatz, chorégraphe et directeur du Musée de la danse de Rennes, et Emmanuel Demarcy-Mota, metteur en scène et directeur du Théâtre de la Ville, fondent le concours international Danse élargie. Il s'agit, dans la lignée du Concours de Bagnolet, d'ouvrir la compétition à des artistes venu.e.s de partout, de toutes disciplines, mais aussi de tenter de décloisonner, le temps d'un week-end, le Théâtre et la ville. Le projet a pris, et gagné de l'ampleur. Les 18 et 19 juin, le Théâtre de la Ville ouvrait donc à nouveau gratuitement ses portes pour la 4e édition de Danse élargie... dont le premier volet s'était tenu à Séoul les 11 et 12 juin, dans le cadre de l'Année France-Corée (décidément bien suivie sur les scènes de danse !). Cette quatrième édition fut riche en découvertes prometteuses, mais aussi source de questionnements sur ce que l'on peut et doit attendre aujourd'hui d'un concours de danse contemporaine.
Seules deux règles régissent la candidature à Danse élargie : proposer un spectacle d'au plus dix minutes, avec au moins trois interprètes. Cette année, sur plus de 500 dossiers envoyés, 34 pièces furent sélectionnées, et réparties entre Séoul et Paris. Au Théâtre de la Ville, 17 pièces ont donc été présentées tout au long de la journée de samedi, dont 10 furent retenues pour la finale.
Cette finale, dimanche 19 juin, se déroula en quatre moments : d'abord la présentation des dix pièces finalistes, à laquelle succéda une projection qui permit de découvrir les pièces lauréates à Séoul et quelques films issus de dossiers non retenus. Le troisième moment, précédant une remise de prix attendue, donna définitivement le ton : dans un Crash test orchestré par Boris Charmatz, les 17 pièces présentées la veille furent dansées... en même temps. L'effet est éblouissant, et réjouit autant les 160 artistes que le public, donnant raison au programme quand il promet un "temps de partage collectif, plutôt que de compétition".

Crash test orchestré par Boris Charmatz
On y retrouve pêle-mêle, dans un tohu-bohu (cependant très lisible) de couleurs et de sons, les pièces vues juste auparavant : The very delicious piece XL de Jasmina Križaj et Cristina Planas Leitao, frémissante et hilarante immersion dans l'amitié féminine, le désir, et les émois des fêtes nocturnes ; Les gens qui doutent, de Laurent Cèbe, qui évoque, avec drôlerie elle aussi, les doutes de ceux qui choisissent d'être "artistes", la difficulté à entamer le chemin de la création ; Touch down de Maud Blandel, transfiguration dérangeante du cheerleading en tragique Sacre du printemps. Des pièces plus bancales trouvent aussi toute leur place dans ce Crash test : ainsi de Capillotractée de Pierre Piton, performance sur l'angoisse qui peine à dépasser certains clichés ; ou Blue Monday de la Compagnie Popùliphonia et de Romain Pichard, qui voudrait explorer les différentes façons que nous avons de danser en soirée, mais reste inaboutie.
Si la qualité n'est pas toujours au rendez-vous, et si certaines pièces reconduisent trop facilement des formes et des contenus estampillés "danse contemporaine", de très belles créations se distinguent, suffisamment intenses pour capter malgré la brièveté du format imposé. Lucinda Childs remit le troisième prix à Glory de la chorégraphe sud-coréenne Yon-Eun KWON, en soulignant l'engagement politique de cette pièce. Interprétée par trois danseurs et acteur masculins (Seung Hyun KIM, Do Wan KIM et Jimmy SERT), Glory nous apprend l'existence pour les danseurs coréens d'une compétition qui permet au vainqueur d'échapper au service militaire obligatoire. Les images drôles et terribles interrogent les liens entre danse classique et politique - ainsi quand l'un des danseurs porte l'autre en tour de promenade, jambe levée à quatre-vingt-dix degrés, cruellement semblable à un fusil d'assaut.

Glory de Yon-Eun Kwon
Politiques également sont les deux autres pièces récompensées par le jury d'artistes. Vincent Macaigne remet le deuxième prix à To da bone du Collectif (La) Horde et de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel. La chorégraphie de cette pièce sur les "danses post-internet" (apprises grâce à des tutoriels mis en ligne) est basée sur le jumpstyle. Une pièce intelligente, à la fois follement énergique et très perturbante. Mais aussi particulièrement internationale, puisque ses interprètes viennent de France, du Québec, de Hongrie, des Pays-Bas, de Pologne et d'Ukraine !
Le premier prix est remis par Eun-Me AHN à Déplacement de Mithkal Alzghair. Le chorégraphe syrien danse avec Rami Farah et Samil Taskin une pièce qui évoque avec pudeur, en silence et à même la vulnérabilité des corps, le drame de la guerre et de l'exil.

Déplacement de Mithkal Alzghair
Enfin, le prix du public et le prix technique de la régie sont tous deux remis à Anthemoessa, de la chorégraphe grecque Erini Papanikolaou. Dansée par Erato Chatira, Myrtoo Delimichali, Despoina Kavouri et Vicky Spachou, cette très belle pièce fait surgir les oniriques visions d'une odyssée, lorsque celle-ci se heure à Anthemoessa, l'île des Sirènes. Bien que n'ayant pas reçu de prix, FACT, de Johanna Faye et Mustapha Saïd, fut également un des beaux moments de cette finale. Agité.e.s de compulsions, comme d'inquiétudes retenues, les danseur.se.s dessinent avec une belle qualité de mouvement les difficultés à interagir dans l'espace urbain.
Cette quatrième édition de Danse élargie fut donc une belle réussite. Animée par des maîtres.ses de cérémonie de tous âges, issu.e.s des spectateur.rice.s du Théâtre de la Ville, la finale fut un moment très joyeux. Parmi les chorégraphes et les interprètes, il y avait autant d'hommes que de femmes. Tou.te.s ont proposé, malgré des redondances et des maladresses, des pièces personnelles. Certes, du côté du public, beaucoup de chemin reste à faire pour qu'il ne soit pas essentiellement composé d'habitué.e.s. Mais le problème est bien plus large, et l'on souhaite longue vie à ce concours que l'on a hâte de retrouver dans deux ans !
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