TOP

[Les Étés de la Danse 2016] La technique Balanchine – Décryptage en cinq ballets

Du 28 juin au 16 juillet 2016, le New York City Ballet est l’invité des Étés de la danse, avec un programme mettant à l’honneur son père fondateur, le chorégraphe George Balanchine. Lorsque ce dernier s’installa aux États-Unis en 1933, il eut à cœur, encouragé par son mécène Lincoln Kirstein, de fonder une école de danse classique. Il implanta ainsi le ballet aux États-Unis, en même temps qu’il inventa son propre style, solidaire de certaines spécificités techniques. À tel point que parmi les écoles de ballet, la “méthode Balanchine” occupe aujourd’hui une place à part entière, à côté des écoles d’Agrippina Vaganova, d’Enrico Cecchetti, d’Auguste Bournonville… Le style de George Balanchine a très fortement marqué la formation et la technique des danseur.se.s, ainsi que la création chorégraphique (néo-)classique, aux États-Unis. Retour, en quelques ballets (issus d’une oeuvre prolifique), sur ses principales particularités techniques.

The Four Temperaments de George Balanchine

The Four Temperaments de George Balanchine

Thème et Variations (1947)  – Rapidité et précision

Parler de “technique” ou de “méthode Balanchine” est souvent controversé, puisque George Balanchine n’a cessé de revendiquer son inscription dans le sillage de la tradition classique, notamment russe. Il lui a souvent rendu hommage, par exemple dans Thème et Variations en 1947. Contrairement à Serge Lifar, George Balanchine n’a jamais souhaité qualifier son style de “néo-classique”. Cependant, même dans des variations rendant ostensiblement hommage au ballet de Marius Petipa, les particularités esthétiques de son propre style se manifestent, tant dans la construction du ballet, la scénographie, l’occupation de l’espace, que dans la technique des danseur.se.s.

L’une des caractéristiques les plus frappantes de ce style est l’extrême précision des pas, et leur rapidité inouïe, à la limite de l’irréalisable. La ballerine est souvent au centre des chorégraphies, mais les variations masculines ne sont pas en reste quant à leur virtuosité. Il en va de même pour le corps de ballet, dont le travail de placement et de coordination atteint une complexité rarement égalée.

 

Sérénade (1934) – Musicalité et allongement des lignes

Mais la principale marque du style de George Balanchine est sans doute sa musicalitéSérénade, ballet créé en 1934 pour les étudiant.e.s de la School of American Ballet qu’il venait de fonder, en est déjà représentatif. Tout le corps est mobilisé pour rendre la complexité de la partition, ses lignes rythmiques et mélodiques, ses colorations et ses surprises. Cette conception musicale de la danse se lit notamment dans la grande fluidité des phrases chorégraphiques, qui sont liées les unes aux autres dans une logique de valorisation du mouvement sur la pose. Les pas de liaison, très dynamiques (1’33), sont pris dans ce flux du mouvement et rarement marqués.

La fluidité de la chorégraphie résulte également de la manière dont George Balanchine a infléchi les lignes classiques. Les bras sont allongés, très en-dehors (parfois derrière les épaules), et croisés près du corps dans les tours afin d’en faciliter la célérité et le nombre (1’00). Les mains tendues dans le prolongement des poignets, les doigts écartés (plus naturels que dans l’école française par exemple), et les nombreux cambrés (1’18), accentuent la fluidité du buste. Le contraste est d’autant plus grand avec le bas du corps, très croisé (1’04) – ce qui a cependant également pour effet d’allonger les lignes.

 

 

Agon (1957) – Athlétisme et effacement des frontières entre la classe et la scène

C’est peut-être dans ses black and white ballets que l’on saisit le mieux le caractère absolument novateur du style de George Balanchine, et la formation technique qu’il exige de ses interprètes. Agon, créé en collaboration avec Igor Stravinsky, est un bijou de créativité. Les danseur.se.s y ont l’allure d’athlètes, notamment dans des pas de deux défiant toute prévisibilité.

L’athlétisme (qui a des conséquences sur la morphologie des danseur.s.es formé.e.s “à la Balanchine”) est aussi à trouver dans les enchaînements de sauts sans préparation où le talon touche à peine terre (1’45), des jetés très hauts (2’30), et de véritables morceaux de bravoure (5’57). L’inédit se niche à tout instant de la chorégraphie, mais aussi dans les nouvelles lignes corporelles que crée le style balanchinien. Toutes les articulations, de la cheville au poignet, sont en permanence mobilisées, et il n’est pas rare de voir un danseur pencher une arabesque en équilibre sur son talon (1’01). De nouveaux équilibres s’inventent au cœur du jeu avec le déséquilibre, peu exploité en danse classique avant George Balanchine. Très lisible dans Agon est aussi l’esthétique d’allongement des lignes, que ce soit dans l’ouverture des quatrièmes (3’08) et la fermeture des cinquièmes (3’12), les arabesques “six o’clock (3’29), ou encore le dégagement de la hanche dans les arabesques ou les attitudes à quatre-vingt-dix degrés (5’38).

Un grand problème en danse classique concerne le lien entre la technique et le style, entre la formation du.de la danseur.se et la création chorégraphique, entre la classe et la scène. George Balanchine a redéfini ce rapport en important sur scène des pas d’habitude réservés à la classe (notamment des écarts et des passages au sol), et en infléchissant la formation des danseur.se.s à l’aune de l’esthétique développée dans ses ballets.

 

Tzigane (1975) – Cassures et asymétries

Mais George Balanchine n’allonge pas toujours les lignes, il les casse également. Il en va ainsi de la variation de Suzanne Farrell dans Tzigane, à l’esthétique toute de jeux d’en dedans-en dehors (0’39), de poignets cassés et de pieds flexes, de pliés sur pointes (1’27), d’asymétries, de déhanchés et d’alternances talon-pointe (1’15). Si on ne peut la qualifier d’expressive, cette liberté formelle a un effet d’enivrement visuel et invente un nouveau rapport au langage classique, à la fois en termes de logique du mouvement et de sensualité.

Who cares ? (1970) – Un style nourri d’autres influences

Le style balanchinien se nourrit de nombreuses influences – de Martha Graham au jazz, en passant par les musicals américains. Dans certains ballets, comme Who cares ?, créé sur des musique de George Gershwin, les déhanchés, épaulements et ports de tête se font swinguant, et l’énergie explose dans de grandes attitudes jetées (0’18) ou des portés complètement fondus dans le dynamisme du mouvement (6’15). On pense au troisième tableau de Joyaux, “Rubis”, et à toute l’influence qu’a pu avoir sur George Balanchine son environnement américain – et notamment les interactions fécondes avec celui qui fut très tôt son collaborateur artistique, et le chorégraphe d’entre autres West Side Story, Jerome Robbins.

 

Les héritier.e.s de George Balanchine sont très (trop ?) présent.e.s dans la transmission de son répertoire. Récemment, la George Balanchine Foundation a édité les Balanchine Essays, ébauche d’un répertoire méthodique de la “technique Balanchine”.

Mais même sans être systématisé, le style de George Balanchine a eu une influence décisive sur la danse (néo-)classique aux États-Unis. Des générations de danseur.se.s y ont été formé.e.s, si bien que la “technique Balanchine” a essaimé partout dans les compagnies américaines, et ailleurs. Du point de vue de la création, il a influencé William Forsythe, Christopher WheeldonJustin Peck, et même Alexeï Ratmansky. Son style est tel qu’il exige une certaine formation technique – et si George Balanchine a été largement programmé à l’Opéra de Paris cette année, il est toujours intéressant de le redécouvrir dansé par des compagnies américaines. Les Étés de la danse en seront la belle occasion.

 

Poster un commentaire