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Ballet du Rhin – Danser Chostakovitch, Tchaïkovski… au XXIème siècle

Bruno Bouché poursuit avec le Ballet du Rhin la confrontation entre les chorégraphes d’aujourd’hui et les compositeurs d’hier. Après Bach et Mahler, le directeur de la compagnie alsacienne propose cette saison d’explorer le répertoire russe avec quatre compositeurs : Chostakovitch, Tchaïkovski, Rachmaninov et Scriabine. Deux création au programme, Pagliaccio du duo italien Mattia Russo et Antonio de Rosa et 4OD de Bruno Bouché, et la reprise des Beaux Dormants d’Hélène Blackburn, pièce jeune public proposée ici dans une version modifiée. Ce dialogue fécond décline un programme  éclectique offrant une large palette de styles pour une compagnie affutée techniquement et capable d’affronter avec succès les chausse-trappes de ces chorégraphies.

4OD de Bruno Bouché – Ballet du Rhin

Ce programme n’aurait peut-être jamais vu le jour sans Eva Kleinitz, la directrice de l’Opéra du Rhin disparue trop jeune, trop tôt, en mai dernier, et qui en deux saisons avait hissé le niveau de cette maison pour en faire un opéra ouvert sur l’Europe. Comme le rappelle Bruno Bouché, Eva Kleinitz l’avait invité à réfléchir à un compositeur russe qui ferait le pendant à la programmation lyrique. Voilà comment est née cette soirée passionnante, qui s’ouvre par une pièce confiée aux italiens Mattia Russo et Antonio de Rosa, à qui fut suggéré de s’attarder sur Dmitry Chostakovitch.

Le compositeur soviétique est l’un des derniers à avoir spécifiquement composé pour le ballet. Mais Mattia Russo et Antonio de Rosa ont plutôt fondé leur création sur la biographie de Chostakovitch, qui vécut en permanence dans l’angoisse la terreur d’un régime totalitaire dont il était l’otage. Sa musique est ainsi pétrie de ce dilemme existentiel de l’artiste contraint de naviguer à travers les écueils de la censure et de la répression. Le duo italien a transposé cette lutte entre liberté et dictature dans le monde du cirque en mettant au centre la figure du clown blanc, comme parabole de l’humanité dans sa complexité et ses contradictions. Pagliaccio (“le clown”) est une oeuvre qui refuse le format classique d’une chorégraphie, mais qui est parfaitement aboutie. Ni tout à fait de la danse et pas vraiment du cirque, Mattia Russo et Antonio de Rosa ont imaginé avec leur dramaturge Giuseppe Dagostino et le scénographe Romain de Lagarde une piste à l’ancienne, rouge peuplée de personnages imaginaires. Tous revêtent un aspect clownesque formidablement habillés par Adrian Bernal, qui s’est inspiré à la fois de la tradition circassienne et des couturiers cultes des années 1990 que sont Christian Lacroix et John Galliano.

Ces collaborations produisent un spectacle baroque, souvent drôle, parfois inquiétant et toujours décalé. Les deux chorégraphes italiens penchent ici vers une forme de danse-théâtre en choisissant des extraits du répertoire symphonique ou chanté de Chostakovitch, auxquels ils ajoutent une chanson populaire russe par le Choeur de l’Armée Rouge. Les 13 danseuses et danseurs de la compagnie sont sollicités à l’extrême pour leurs qualités athlétiques, jouant les acrobates et les contorsionnistes.  La danse n’est pas absente avec des ensembles à la géométrie impeccable. Pagliaccio est au final une pièce plus complexe qu’il n’y parait et qui mérite de rester au répertoire du Ballet du Rhin.

Pagliaccio de Mattia Russo et Antonio – Ballet du Rhin

Bruno Bouché reprend le flambeau en mariant des pièces pour piano de Sergueï Rachamaninov (Prélude en Si mineur opus 32) et Alexandre Scriabine (Étude en Ut dièse mineur N°1), interprétées par Maxime Georges. Cette courte pièce est un hommage à Eva Kleinitz qui avait encore une fois suggéré cette musique au chorégraphe. C’est évidemment une oeuvre très sombre, et au titre énigmatique. 4OD est pensée pour cinq danseuses et deux danseurs. Elle débute dans la pénombre d’où l’on perçoit des mouvements de bras de plus en plus rapides. Un court solo, puis la troupe se sépare, s’atomise. Les duos se forment par genre, des pas de deux en tension constante dans lesquels Bruno Bouché développe un vocabulaire néo-classique, parfois même académique, maitrisé avec un travail des bras ciselé. Cet hommage à la personnalité solaire d’Eva Kleinitz est moins une oraison funèbre qu’une oeuvre de résilience.

4OD de Bruno Bouché – Ballet du Rhin

Les Beaux Dormants d’Hélène Blackburn s’inscrivaient tout naturellement dans ce programme 100% russe musicalement. Car comment ne pas intégrer Piotr Illitch Tchaïkovski quand il est question de parler de danse et de musique russe ? Plus que tout autre, le compositeur a donné ses lettres de noblesse à la musique de ballet en créant trois chef-d’oeuvres pour le Ballet Impérial de Russie, dirigé alors par Marius Petipa. Les Beaux Dormants est une sorte deBelle au Bois Dormant relaoded, dont la partition a été compactée et réécrite par Martin Tétreault pour en proposer une version de 50 minutes, où l’on reconnait les passages les plus célèbres.

Mais pas d’Adage à la rose ni de Fée Carabosse dans cette version d‘Hélène Blackburn, qui transcende les figures du Prince et de la Princesse au bénéfice d’une pièce de groupe pour huit danseurs et quatre danseuses. La pièce fut créée pour un jeune public. Hélène Blackburn l’a repensée pour la scène de l’Opéra de Strasbourg où elle ne fut pas présentée lors de la première série de représentations. Elle a conservé la trame essentielle de sa version de La Belle au Bois Dormant comme un rite de passage de l’adolescence vers l’âge adulte. Un danseur vient nous rappeler que l’histoire, bien que s’étalant sur plus de 100 ans, se résume facilement en deux phrases. Mais c’est suffisant pour donner lieu à une série virevoltante d’ensembles et de duos où Hélène Blackburn se joue des genres et du genre. En chaussons, sur pointes et même un pied dans chaque ! Avec Les Beaux Dormants, la chorégraphe canadienne rend un hommage moqueur au chef-d’oeuvre de Marius Petipa. Le Ballet du Rhin y déploie une virtuosité sans failles et un humour réjouissant, prouvant si c’était nécessaire que les Russes, compositeurs et chorégraphes, sont indispensables à la danse et à son histoire. 

Les Beaux Dormants d’Hélène Blackburn (version 2019) – Ballet du Rhin

Danser Chostakovitch, Tchaïkovski… par le Ballet du Rhin à l’Opéra de Strasbourg. Pagliaccio de Mattia Russo et Antonio de Rosa, avec Monica Barbotte, Noemi Coin, Marin Delavaud, Pierre Doncq, Cauê Frias, Eureka Fukuoka, Rubén Julliard, Pierre-Émile Lemieux-Vienne, Jesse Lyon, Olivier Oguma, Alice Pernao, Hénoc Waysenson et Julia Weiss ; 4OD de Bruno bouché avec Eureka Fukuoka, Céline Nunigé, Audrey Becker, Ana-Karina Enriquez-Gonzalez, Thomas Hinterberger, Alice Pernao et Jean-Philippe Rivière ; Les Beaux Dormants d’Hélène Blackburn avec Audrey Becker, Monica Barbotte, Noemi Coin, Cauê Frias, Thomas Hinterberger, Mikhael Kinley-Safronoff, Céline Nunigé, Olivier Oguma, Marwik Schmitt, Ryo Shimizu, Valentin Thuet et Alain Trividic. Samedi 9 novembre 2019. À voir jusqu’au 13 novembre.




 

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