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[ Festival de danse de Cannes-Côte d’Azur France] Giselle – Ballet Stanislavski

Soixante-cinq ans que le Ballet Stanislavski n’était pas venu danser en France. Un événement, donc, que de pouvoir assister à cette première française de Giselle dans le cadre du Festival de danse de Cannes-Côte d’Azur France. Sa directrice Brigitte Lefèvre a fortement œuvré pour la présence de cette compagnie, dirigée depuis 2017 par Laurent Hilaire, et de ce bijou du patrimoine chorégraphique, dans une programmation qui mêle les propositions artistiques. Cette reprise est mue par la volonté de l’ancien Danseur Étoile de l’Opéra de Paris de continuer de faire vivre les ballets du répertoire classique tout en leur apportant son regard personnel. Avant la série de Giselle à l’Opéra de Paris, puis la version d’Akram Khan pour l’English National ballet dans le cadre des Étés de la Danse, on n’a pas boudé notre plaisir de découvrir cette version quatre étoiles dans le Palais des festivals de Cannes. Dans le rôle-titre, Oxana Kardash, magnifique ballerine dont DALP vous parlait récemment dans un article consacré aux jeunes danseuses russes montantes, impressionne par sa maîtrise des deux facettes du personnage. Son interprétation de Myrtha avait déjà été remarquée et c’est avec la même aisance, digne des plus grandes, qu’elle se glisse dans le costume de Giselle.

Giselle – Oxana Kardash et Ivan Mikhalev

On a beau bien connaître ce ballet-pantomime en deux actes : le dépaysement est toujours total quand le rideau se lève sur le décor champêtre et l’humble chaumière. Dans une forme de mimétisme comportemental avec l’héroïne éponyme, Giselle s’entame le cœur léger et s’achève le cœur en vrac. Ce ballet (livret de Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, chorégraphie de 1841 par Jean Coralli avec Jules Perrot sur la musique d’Adolphe Adam), faut-il le rappeler, met en scène une jeune paysanne qui se laisse séduire par Albrecht, un jeune duc déguisé en villageois, mais déjà fiancé à la princesse Bathilde. Mise au fait de la supercherie par Hilarion, garde-chasse et soupirant éconduit, Giselle sombre dans la folie et meurt. Dans l’acte II, elle rejoint les Wilis, fantômes de jeunes filles décédées avant leurs noces, bien décidées à prendre leur revanche sur les hommes.

L’une des grandes caractéristiques de Giselle, c’est le recours à la pantomime (intégrée au ballet depuis le XVIIIe siècle) qui aide à la compréhension de l’intrigue un tantinet complexe. Une multitude de gestes codifiés pour traduire actions et sentiments. Ainsi, l’acte I fourmille d’indications, de micro-scènes, de petits détails qui donnent corps à cette histoire d’amour contrariée. Dans leurs jeux amoureux, Giselle fait mine de ne pas céder à l’empressement d’Albrecht. À un moment, celui-ci, de plus en plus pressant, lui intime l’ordre de s’asseoir près de lui. Cédant à sa demande, elle s’installe sur un banc et déploie sa jupe pour l’empêcher de la rejoindre. Puis elle se ravise et lui laisse une place à côté d’elle. Oxana Kardash joue cette scène sans minauderie, avec une espièglerie mutine très touchante. Son partenaire Ivan Mikhalev excelle aussi dans ce marivaudage. De même quand la jeune fille effeuille une marguerite et la jette par terre à l’annonce du verdict négatif. Discrètement, Albrecht récupère la fleur et d’un arrachement de pétale, inverse la prédiction funeste. Visiblement, ces deux interprètes se connaissent bien et cette très grande complicité irrigue chaque moment de ce premier acte.

Giselle – Oxana Kardash

En plus de sa justesse d’interprétation, Oxana Kardash s’appuie sur une technique sûre, jamais prise en flagrant délit d’approximations. Sa variation de l’Acte I avec la célèbre diagonale sautée sur pointes et les tours attitudes planés est impeccable. Quant à la scène de la folie, elle demande d’être non seulement une excellente danseuse, mais de savoir puiser en soi des qualités de comédienne pour ne pas sombrer dans la grandiloquence. Comme si elle voyait défiler en quelques secondes les moments heureux de sa courte vie, la danseuse semble déjà s’être envolée de son enveloppe charnelle. Et on prend alors toute la mesure du trouble mortel qui la saisit. Ce n’est pas seulement la douleur d’une jeune fille trahie, pire déshonorée, qui éclate sous nos yeux et la terrasse. C’est aussi la prise de conscience de son impossibilité d’accéder au bonheur, uniquement parce que sa classe sociale le lui interdit. A ce sujet, l’acte II inversera le cours des choses donnant à Giselle le pouvoir de décider de sauver son bien aimé.

Tout l’acte I est impeccable. Assuré par Zhanna Gubanova et Innokenty Yuldashev, le pas de deux des paysans se révèle fort bien exécuté malgré une tension bien trop palpable de la danseuse. Mais sous l’ambiance festive couve le drame. On ne peut s’empêcher de l’anticiper dans les tentatives d’Hilarion de révéler le pot aux roses ou dans l’attitude altière de la princesse Bathilde (Polina Zayarnaya). Mais Giselle n’y prête pas attention, elle danse comme si rien ne pouvait lui arriver. Et on se laisse contaminer par la douce griserie qui l’anime.

Giselle – Maria Bek (Myrtha)

Dans l’Acte II, dit l’acte blanc, la gravité a succédé à la liesse champêtre. L’ambiance y est crépusculaire. On peut y voir tout le travail du corps de ballet où les danseuses excellent dans le tour de force que constituent les mouvements d’ensemble des Willis. Les séries d’arabesques sont d’une beauté insaisissable. Très attendue, Myrtha (Maria Bek) en impose sans sombrer dans le ridicule trop appuyé. Elle aussi possède une technique sûre, et affiche un style genre main de fer dans gant de velours, impérieuse mais aussi évanescente (c’est une reine mais aussi une Willi).

Quand Oxana Kardash apparaît, teint livide et coiffure bandeau comme le veut le rôle depuis ses origines, on se demande si c’est la même danseuse tant elle apparaît différente. Sa versatilité (intrinsèque au rôle) force le respect. Elle incarne à la perfection tout le travail de l’école russe et le terme “port de bras” prend toute sa signification. Dans le Grand pas de deux de l’acte II, le couple sait garder la distance nécessaire qui sied à cette variation. Ils doivent suggérer une étreinte entre un homme bien réel et un être surnaturel qui veille sur lui. C’est très difficile à incarner, et bien souvent trop appuyé dans d’autres productions. On doit sentir une frustration de part et d’autre, voire une incompréhension, un manque qui grandit jusqu’à la perte. Tous deux y parviennent portés par une belle musicalité. “Je ne connais pas d’autre ballet où la danse donne si parfaitement l’illusion d’une narration dramatique. la danse n’y est pas un exercice de virtuosité acrobatique, elle est expressive : l’action se traduit de la sorte uniquement par des moyens dansants et acquiert une force, une intensité d’émotion rarement égalées”, écrivait Serge Lifar à propos de Giselle. Le Ballet Stanislavski en a apporté une brillante démonstration.

Giselle – Ballet Stanislavski

Giselle de Jean Coralli, Jules Perrot, Marius Petipa par le Ballet Stanislavski de Moscou. Remontée par Laurent Hilaire. Avec Oxana Kardash (Giselle), Ivan Mikhalev (Albrecht), Georgi Smilevski (Hilarion), Maria Bek (Myrtha) et Polina Zayarnaya (Bathilde). Jeudi 5 décembre 2019 au Grand Auditorium, Palais des festivals de Cannes. Le Festival de danse de Cannes – Côte d’Azur France continue jusqu’au 15 décembre. 

Le Ballet Stanislavski reviendra en France du 16 au 18 avril 2020 au théâtre des Champs-Élysées dans le cadre de TranscenDanses.





 

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