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Les adieux à la scène d’Eleonora Abbagnato – Glamour et émotion sur la scène du Palais Garnier

Le 11 juin, Eleonora Abbagnato a fait ses adieux à la scène de l’Opéra de Paris. Reportée plusieurs fois en raison des grèves de l’institution puis de la crise sanitaire, cette soirée importante dans la vie d’un.e danseur.euse s’est inscrite, à la faveur de la saison mouvementée 2020-2021, dans un programme Hommage à Roland Petit. Une coïncidence au final heureuse quand on sait combien le chorégraphe a marqué le parcours de l’Étoile nommée le 27 mars 2013 à l’issue d’une représentation de son Carmen. Si la danseuse italienne fourmille de projets en tant que directrice du ballet de l’Opéra de Rome, on a senti beaucoup d’émotion la submerger durant les vingt minutes d’applaudissements qui ont accompagné sa révérence à la scène du Ballet de l’Opéra de Paris.

Les adieux d’Eleonora Abbagnato

À l’occasion des dix ans de la disparition de Roland Petit, le Ballet de l’Opéra de Paris a décidé de lui rendre hommage en programmant trois grands classiques du chorégraphe : Le Rendez-vous (1945), Le Jeune Homme et la Mort (1946) et Carmen (1949). Par ailleurs, deux captations à huis-clos (crise sanitaire oblige) de Notre-Dame de Paris ont eu lieu les 30 mars et 1er avril. Elles devraient être retransmises sur France Télévisions dans les prochains mois. Et c’est dans le premier programme qu’Eleonora Abbagnato a finalement pu envisager de faire ses adieux en choisissant de danser des rôles familiers avec des partenaires qu’elle affectionne. En préambule de la soirée, une courte vidéo a permis de réécouter la voix de  Zizi Jeanmaire, décédée le 17  juillet 2020, évoquer le personnage de Carmen. Quelle émotion, même si l’anecdote est connue, de l’entendre raconter comment elle a menacé Roland Petit de quitter la compagnie si elle n’avait pas le rôle !  Non seulement le chorégraphe a cédé, mais il a modelé sa muse à l’image de sa Carmen fantasmée.

Le Rendez-vous nous replonge dans un Paris de carte postale. Dans les décors de Brassaï, quelques personnages comme sortis d’un film de Marcel Carné prennent vie sous nos yeux. Un charme désuet bercé par les airs de Prévert et Kosma fredonnés par le baryton Vladimir Kapshuk accompagné à l’accordéon se dégage de ces saynètes. Devant l’Hôtel de la Belle Étoile, Mathieu Ganio trimballe sa mélancolie escorté d’un bossu (bondissant Hugo Vigliotti). Le jeune homme semble attendre quelqu’un, ou quelque chose, croit déjouer le Destin (Aurélien Houette) en l’amadouant. Flotte dans l’air une imperceptible tension qui tranche avec la désinvolture un rien bravache du jeune homme. Au troisième tableau, Eleonora Abbagnato fait son entrée et les applaudissement des aficionados nombreux dans la salle viennent un temps recouvrir la poésie de la musique. Talons hauts, carré brun qui encadre son visage, jupe fluide bougeant au rythme du déploiement de ses jambes gainées de noir, la plus belle fille du monde tisse sa toile pour mieux y capturer sa proie. Aussi caressante que vénéneuse, la danseuse maitrise chaque subtilité de ce pas de deux à la sensualité stylisée. Elle resserre son piège sur un Mathieu Ganio vibrant jusqu’au climax fatal où elle lui tranche la gorge d’un coup de rasoir. On ne se joue pas du destin si facilement.

Le Rendez-vous de Roland Petit – Eleonora Abbagnato et Mathieu Ganio

Carmen a, elle aussi, rendez-vous avec son destin, mais dans les premiers moments, la cigarière semble ne craindre rien ni personne avec son air crâne et ses mouvements de hanche. Ludmila Pagliero est magistrale dans ce rôle où la prouesse réside dans l’art de mêler technicité et sensualité. Plus que jamais, la célèbre phrase de François Truffaut (“Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie.”) revient en mémoire : elle s’ajuste parfaitement au travail de bas de jambe et d’en-dehors mis en valeur par la chorégraphie. Le partenariat avec Audric Bezard, ténébreux Don José dont on aimerait juste qu’il fende un tantinet la cuirasse, notamment dans le long pas de deux d’amour, fonctionne bien. Il n’est pas simple dans ce ballet à l’intrigue ramassée en cinq tableaux de donner à voir les affres émotionnels. Tout se joue comme en accéléré tandis que couve le feu de la tragédie. Derrière l’excitation joyeuse des mouvements collectifs à l’ambiance cabaret, apparaît en surimpression le couple formé par Carmen et Don José.

Le pas de deux final construit comme une analogie avec le duel invisible qui se joue dans l’arène est toujours aussi fascinant, porté par le rythme d’un seul tambour. Embarqués tous les deux dans le scénario de la passion destructrice, Ludmila Pagliero et Audric Bezard se jettent sans maniérisme dans cet ultime corps à corps. Si depuis, beaucoup de chorégraphes, de Mats Ek à Johan Inger, se sont emparés de l’héroïne de Mérimée, on ne peut que se faire la réflexion que la puissance de la version de Roland Petit est intacte.

Carmen de Roland Petit – Audric Bezard et Ludmila Pagliero

En clôture de la soirée, place au Jeune Homme et la Mort, chef-d’œuvre absolu sur lequel le temps n’a pas de prise. 17 minutes sur la Passacaille BWW 582 de Bach qui s’égrènent comme le compte à rebours d’une lente descente aux enfers. L’histoire est brève. Elle mêle rêverie et réalisme cru. Dans son atelier sous les toits, un jeune artiste attend. Une jeune fille entre. Il la supplie, elle le repousse.  Comme le résumait Jean Cocteau,la souffrance le dirige en ligne droite jusqu’à son supplice.

Stéphane Bullion injecte à son jeune homme une violence toute en retenue, une tension fiévreuse assez magnétique. Les stigmates du désespoir se dessinent lentement sur son visage. À la fois incarnation de la Muse et de la Mort, Eleonora Abbagnato insuffle une majesté à son interprétation qui donne le frisson. La complicité avec son partenaire est palpable. Terminer sa trajectoire avec ce rôle dit beaucoup de la personnalité de cette danseuse. Comme l’a souligné justement la blogueuse Danseopera sur twitter : “Elle était forte cette dernière image d’Eleonora Abbagnato dans Le jeune homme et la mort. Souvent les danseuses quittent la scène dans un ballet où leur personnage meurt, mais là elle apparaissait en pleine puissance.” Si beaucoup voit comme une épreuve cette mise à la retraite forcée à 42 ans, l’Étoile a peut-être voulu nous signifier qu’elle gardait la main sur sa destinée.

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Le Jeune Homme et la Mort de Roland Petit – Eleonora Abbagnato et Stéphane Bullion

Chaleureusement salué pour son interprétation, Stéphane Bullion a su élégamment se faire discret pour laisser la scène à la seule Étoile du jour que le public était venu applaudir. La traditionnelle pluies d’étoiles a alors jailli des cintres pour inonder Eleonora Abbagnato revêtue de son costume jaune et de sa perruque brune. La danseuse a amorcé quelques pas de danse pour tenter de ralentir les larmes qui montaient. Peine perdue… Au fur et à mesure que ses partenaires venaient la rejoindre sur scène, elle n’a pu retenir le flot d’émotions. Avec Claude Bessy, elle a échangé une longue étreinte tandis que devaient affluer à sa mémoire les souvenirs des années à l’École de Danse de l’Opéra de Paris. Alice Renavand, Mathieu Ganio, Isabelle Guérin, Benjamin Pech (maître de ballet associé à la direction artistique de l’Opéra de Rome qu’elle dirige), Karl Paquette, Pierre Lacotte, Ghislaine Thesmar et bien d’autres se sont succédés côté cour et côté jardin.

Son mari Federico Balzaretti avec leurs enfants Lucrezia, Ginevra, Julia et Gabriel, puis ses parents Elio et Piera sont aussi montés sur scène comme le veut désormais le rituel des adieux où se mêlent vie privée et vie professionnelle. Au bout d’une vingtaine de minutes de standing ovation et de bravi – de très nombreux Italiens avaient fait le déplacement  pour venir assister à l’ultime représentation de l’Étoile – la ballerine a lancé un ultime salut avant que le rideau ne retombe sur vingt-cinq années au sein du ballet de l’Opéra de Paris. Plus tard, sur la scène du Palais Garnier, entourée de ses amis et de quelques happy few, Eleonora Abbagnato a pris la parole après que Aurélie Dupont lui a rendu hommage. “Je quitte en larmes un théâtre qui m’a tant donné, auquel je dois ma carrière internationale, un très grand théâtre, le temple de la danse.

Les adieux d’Eleonora Abbagnato

 

Les adieux d’Eleonora Abbagnato – Hommage à Roland Petit au Palais Garnier. Le rendez-vous avec Eleonora Abbagnato (la plus belle fille du monde), Mathieu Ganio (le jeune homme), Aurélien Houette (le Destin) et Hugo Vigliotti (le Bossu) ; Carmen avec Ludmila Pagliero (Carmen), Audric Bezard (Don José) et Florent Melac (Escamillo) ; Le jeune homme et la mort avec Stéphane Bullion (le jeune homme) et Eleonora Abbagnato (la mort). Vendredi 11 juin 2021.

À voir jusqu’au 7 juillet. À partir du 15 juin, le pass sanitaire est mis en place. Les spectateurs et spectatrices devront se munir de cette preuve sanitaire ainsi que d’une pièce d’identité.

 



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