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Ballet de Lorraine – Trisha Brown et Tatiana Julien

Pour son deuxième programme de la saison, le Ballet de Lorraine propose un fécond face-à-face entre la cheffe de file de la danse américaine post-moderne Trisha Brown et la jeune chorégraphe française Tatiana Julien. Pour la première, la compagnie, sous la direction de Kathleen Fisher, a récréé Twelve Ton Rose, une pièce de 1996 consacrée à la musique dodécaphonique d’Anton Webern. Déclinée entre duos et ensembles sur la technique du contrepoint, il y a là un condensé de l’oeuvre de Trisha Brown qui s’inscrit dans le patrimoine classique de la danse contemporaine. Puis s‘affranchissant de tous les risques, Tatiana Julien complète avec bonheur ce programme en offrant une pièce pour 25 danseuses  et danseurs d’une puissance volcanique. Avec Decay, elle offre à la troupe ce qui est sans doute la création la plus aboutie de sa carrière.

Twelve Ton Rose de Trisha Brown – Ballet de Lorraine

Peter Jacobson, qui dirige le Ballet de Lorraine, est attaché à la danse contemporaine américaine du XXe siècle. Il a ainsi fait danser la troupe avec bonheur sur Merce Cunningham. Il propose ici à la compagnie de se confronter au langage de Trisha Brown. Twelve Ton Rose, qui fait partie d’un cycle consacré au compositeur Anton Webern, offre un concentré du geste de Trisha Brown. Conçue pour six danseuses et six danseurs, la pièce se développe en contrepoint de la musique. La chorégraphie enjambe les phrases musicales jouées par un quatuor à cordes et ou un duo piano/violon. La danse ne s’arrête jamais et ignore l’immobilité. Dans une scénographie minimaliste et des costumes rouges pour les uns, noirs pour les autres, se dévoile tout un précis de l’art de Trisha Brown : l’utilisation des bras comme balancier et centre de gravité du mouvement, arabesques glissées, les marches arrière vers la coulisse. Trisha Brown y dessine une danse abstraite mais habitée, pleinement comprises par les artistes du Ballets de Lorraine, épaulés dans la fosse par de remarquables musiciens.

Decay de Tatiana Julien – Ballet de Lorraine

On pouvait s’interroger sur le bien-fondé d’associer une jeune chorégraphe à cette soirée. Il y a quelque chose d’écrasant à se confronter à un monstre sacré tel que Trisha Brown. Mais Tatiana Julien fait mieux que relever le défi. Elle offre avec Decay sa pièce la plus aboutie, organisant à merveille un groupe de 25 danseuses et danseurs. “J’aimerais construire cette pièce comme un grand ralentissement, comme une ode à la lenteur”, explique la chorégraphe. De ce désir naît un premier tableau saisissant à l’ouverture du rideau : plan fixe avec danseuses et danseurs figés dans leur position. Pas un seul, pas une seule ne porte le même costume. Comme un tableau expressionniste dont on essaye de décrypter la composition. On y repère quelques références connues, comme le faune de Nijinski ou les tutus du Lac des Cygnes. Il faut du temps avant que cette troupe bigarrée s’anime comme une classe de danse où toutes les frontières et les styles auraient été abolis. Ils finissent par se mettre en route sur la musique de Gaspard Guilbert dans une ronde hypnotique, tour à tour désopilante ou macabre.

Tatiana Julien se sert du groupe et de sa force avec talent.La troupe s’étire, se resserre avec naturel, sans à-coups, dans une fluidité permanente. La chorégraphe va fouiller dans nos souvenirs de spectateurs en mettant sur scène ces figures emblématiques de l’histoire de la danse. La ronde tourne parfois à la bacchanale et la fête menace de s’achever en drame. Au fil du spectacle, le rire se fait moins franc et tourne à l’effroi. La compagnie s’est fondue naturellement dans cette esthétique singulière pour offrir une pièce d’une force inouïe qui trouve sa place naturellement dans le répertoire du Ballet de Lorraine.

Decay de Tatiana Julien – Ballet de Lorraine

Soirée mixte du Ballet de Lorraine à l’Opéra National de Lorraine. Twelve Ton Rose de Trisha Brown avec Jonathan Archambault, Angela Falk, Laure Lescoffy, Émilie Meeus, Clarisse Mialet, Afonso Massano Queirós, Elsa Raymond, Willem-Jan Sas, Jean Soubirou et Luc Verbitzky ; Decay de Tatiana Julien par la compagnie. Vendredi 4 mars 2022.

 




 

Commentaires (1)

  • denis

    Vu à l’arsenal de Metz, le 02/03/2023

    Je ne ferai pas autant d’éloge que vous sur cette pièce…
    Les images offertes par Decay n’offrent guère qu’une piètre esthétique, fondée sur un mélange de gestes à la finalité douteuse, dont les propos exposés de la revue de presse sont au final quasi absents.
    Si nous pouvons saluer une diagonale de groupe dont la lenteur et sa construction s’opposent avec finesse avec un duo aux chutes répétitives, la construction d’ensemble peine fortement à s’échapper d’une lourdeur, un état de brouillon, trop pesants.
    Cette pièce brade la technicité du corps de ballet (à l’instar de la pièce d’Alexander Ekman, « Play » donnée à l’opéra Garnier) et ne permet pas à ce dernier de donner pleinement satisfaction à la dépasser.
    Les extraits ou échantillons ne suffisent pas à construire un ensemble. La pièce est immature et tend vers une facilité, en laissant la part belle à l’absence de contenu.
    La qualité des danseurs ne suffit pas à porter cette pièce. Je soupire d’un tel fait, de la responsabilité du commanditaire et de la chorégraphe.
    Elle donne à offrir un vocabulaire empreint d’une hystérie, fatigante et usante pour l’esprit. Ce dernier, coincé, ne peut accéder ni à un imaginaire (quel que soit le sujet ou l’objet) ou à une réalité portant critique (Fractus V – Sidi Larbi Cherkaoui, par exemple).
    Par ailleurs, cette hystérie est largement visible dans nos rues, dans les médias…au quotidien et de fait, la rapporter sur scène, alourdit encore plus cette réalité, sans dénoncer ou proposer quelque chose. Il ne s’agit pas de la première représentation portant un tel engouement à cet univers, mais vaine sont les tentatives d’une réussite…réussite à quoi, d’ailleurs ?
    Pina Bausch a su parsemer avec audace et ponctuations, cette forme de folie ou cette « sortie de la raison », Sacha Waltz (Korper) a su créer des tensions et mettre mal à l’aise, mais en emmenant véritablement le spectateur ailleurs. Trop prégnante, l’ambiance de Decay, nous invite à visiter une malsaine folie et une vulgarité, qui ne tend scène après scène… ni vers du sens, ni vers une signification.
    Bref, cette pièce n’est pas grand-chose et ne présente pas grand-chose.

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