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C(H)OEURS – Alain Platel

L’Opéra de Lille s’est associé avec l’Opera Ballet Vlaanderen pour reprendre C(H)OEURS, oeuvre phare d’Alain Platel. Créée en 2012 au Teatro Real de Madrid, c’est une pièce qui échappe à toute catégorie. À la fois chorégraphie, chant lyrique, théâtre, elle mobilise les chœurs, le ballet et les solistes de l’Opéra de Flandre  ainsi que les ballets C de la B, la troupe fondée par Alain Platel en 1984 et basée à Gand, en Belgique. Une oeuvre de la démesure, écrite sur les musiques chorales de Giuseppe Verdi et Richard Wagner, les deux monstres sacrés de l’art lyrique du XIXe siècle. 70 personnes sur scène pour un récit ancré dans les élans révolutionnaires et les rapports entre l’individu et la société. Dix ans après sa création, C(H)OEURS n’a rien perdu ni de sa force artistique, ni de sa modernité et s’inscrit dans la liste des chefs-d’oeuvre de l’époque.

C(H)OEURS de Alain Platel

À la source de ce projet pharaonique, il y a un grand homme de théâtre et d’opéra, le regretté Gérard Mortier. Il fut successivement directeur de la Monnaie de Bruxelles, du Festival de Salzbourg, de celui de Ruhrtriennale, de l’Opéra de Paris et enfin du Teatro Real de Madrid. Fin connaisseur de l’art lyrique, passionné de mise en scène, il était aussi amateur de danse, davantage dans son expression contemporaine que classique, ont pu regretter à juste titre certains balletomanes. Il n’en reste pas moins qu’il initia des projets qui firent dates. Ainsi, il parvint à convaincre Alain Platel de se confronter à une partition composée d’extraits de chœurs des opéras de Verdi pour célébrer le centenaire de sa mort. Le chorégraphe décida d’y adjoindre des œuvres de Wagner. Son intention était de faire écho à la fureur du monde de l’époque : la résistance politique du Mouvement des Indignés en Espagne, les Printemps arabes qui faisaient tache d’huile dans le Maghreb. C’est pourquoi la partition qui se fait entendre parle d’émancipation, de colères, de révolutions, des exclus.

Alain Platel aime à rappeler qu’il n’est pas chorégraphe. “Je suis psychopédagogue de formation, pas danseur ni chorégraphe“. Il ne faut pas y voir une quelconque coquetterie mais plutôt une revendication artistique et le désir d’aller au-delà d’un genre pour penser un spectacle total. C(H)OEURS s’inscrit dans cette démarche par sa démesure. Et c’est sur un élan de colère que débute la pièce avec le puissant Dies Irae du Requiem de Verdi. Les 14 danseuses et danseurs venus des ballets C de la B et de l’Opéra de Flandres structurent l’espace et organisent les mouvements. Ils arrivent dès le début en solitaire, par groupe, sur une vaste scène vide fermée à l’arrière et côtés cour et jardin. Des marches d’escalier voient se déverser les choristes. Il ne manque pas d’images chocs dans le spectacle : les bâillons qui empêchent la parole, les cœurs  saignés par une tâche rouge, la maladresse qui est la nôtre, jeunes ou vieux, lorsqu’il faut mettre sa culotte. Alain Platel joue avec cette trivialité pour dépeindre la faiblesse collective, celle qui nous unit aussi.

C(H)OEURS de Alain Platel

C(H)OEURS est truffé de références à l’actualité. Celle de l’époque de la création quand le Mouvement des Indignés occupait la Puerta del Sol à Madrid et des révolutions arabes symbolisées sur scène par le violent jet de chaussures collectif. Succède aujourd’hui une autre actualité douloureuse, celle de la guerre en Ukraine et surgissent immanquablement les drapeaux jaunes et bleus. Alain Platel aime questionner le monde dans sa globalité métaphysique. Ainsi, il donne la parole à Marguerite Duras par la voix d’une des danseuses, d’abord off puis sur le plateau, s’interrogeant sur l’individu (“Qui suis-je?“) et sur le rapport que chacune et chacun d’entre nous entretient avec le groupe auquel il est censé appartenir. Le chorégraphe reprend à son compte ce que Marguerite Duras considérait comme l’erreur de toute idéologie, de droite ou de gauche : penser qu’une femme de ménage est une femme de ménage, qu’un Flamand est un Flamand. La complexité de cette dialectique s’illustre dans la danse physique, sauvage, portée par les choristes qui participent à ce mouvement collectif, qui atteint son apogée quand chaque artiste vient décliner son identité. Faire partie d’un groupe n’est jamais renoncer à ce qui nous en distingue, nous dit Alain Platel.

“Le corps commence à parler quand on n’a plus les mots pour pouvoir s’exprimer”, explique-t-il. Cet énoncé est une porte d’entrée dans l’oeuvre du chorégraphe belge qui, spectacle après spectacle, interroge notre humanité, ses forces et ses faiblesses. C(H)OEURS est pourtant unique dans sa forme. Alain Platel ne reprend habituellement jamais ses œuvres parce que, dit-il, elles sont liées au travail qu’il a mené avec le groupe lors de son élaboration. L’idée de répertoire lui est donc étrangère. Réjouissons-nous qu’il ait accepté de revisiter C(H)OEURS qui, dix ans après sa création, conserve une puissance intacte. Espérons aussi qu’elle sera encore reprise car elle est loin d’avoir épuisé son propos. Et à défaut, revoir la captation du spectacle réalisée au Teatro Real de Madrid en 2012. On murmure qu’Alain Platel songeait à s’arrêter. Il ne peut s’agir que de méchantes rumeurs tant cet artiste est essentiel.

C(H)OEURS de Alain Platel

 C(H)ŒURS 2022  de Alain Platel. Recréation 2022, création originale 2012. Concept, mise en scène et scénographie de Alain Platel sur des musiques de Giuseppe Verdi, Richard Wagner. Chef d’orchestre : Alejo Pérez. Chef de choeur : Jan Schweiger. Adaptation musicale : Steven Prengels. Avec Jennifer Coleman soprano. Dansé par Zoë Ashe-Browne, Viktor Banka, Bérengère Bodin, Quan Bui Ngoc, Juliet Burnett, Morgana Cappel- lari, Misako Kato, Morgan Lugo, Aaron Shaw, Paul Vickers, James Vu Anh Pham, Laura Walravens, Shelby Williams et Lateef Williams. Enfants : Adam Laghrim et Oskar Beuseling⋅ Orchestre et choeurs de l’Opera Ballet Vlaanderen. Samedi 11 juin 2022 à l’Opéra de Lille.