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Pierre Rigal – La Flûte Enchantée

Pierre Rigal cède à son tour aux sirènes de l’opéra. À l’invitation de l’Opéra de Rouen Normandie et du Théâtre duCapitole de Toulouse, le chorégraphe réalise sa toute première mise en scène d’un ouvrage lyrique et s’affronte à un monument du répertoire,  l’ultime opéra de Mozart La Flûte Enchantée sur le livret d’Emanuel Schikaneder. Le chorégraphe français propose une version contemporaine animée par une dynamique dramatique parfaitement construite, novatrice tout en restant fidèle à la lettre et l’esprit de l’ouvrage. Servi par un plateau de jeunes chanteurs et chanteuses de grande qualité, Pierre Rigal réussit magistralement son entrée dans le monde lyrique.

Pierre Rigal – La Flûte Enchantée

Pierre Rigal n’est pas le premier chorégraphe à se frotter à l’opéra et la liste ne cesse de s’allonger. Pina Bausch fut – là encore pionnière – avec la réalisation de Barbe-Bleue de Béla Bartok en 1977. À la faveur d’un désaccord artistique avec l’orchestre de Wuppertal, la chorégraphe allemande utilisa une version enregistrée de l’unique opéra du compositeur hongrois, intégrant dans la mise en scène et la chorégraphie un jeu constant avec la bande enregistrée, rembobinant la bande. Le résultat fut fracassant et 45 ans après sa création, Barbe-Bleue reste une oeuvre fondamentale de la chorégraphe. En 2014, sa compatriote Sasha Waltz s’est emparée du chef-d’œuvre de Wagner Tannhauser au Staatsoper de Berlin. À l’Opéra de Paris, Anne Teresa de Keersmaeker proposa une vision singulière de Cosi Fan Tutte de Mozart en 2017, doublant chaque personnage d’une danseuse ou d’un danseur de sa compagnie Rosas. Plus récemment, Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet ontlivré avec la complicité de Marina Abramovic une version unanimement saluée de Pelléas et Mélisandede Claude Debussy pour le Grand Théâtre de Genève. C’est là aussi qu’au printemps 2022, Angelin Preljocaj signa sa première mise en scène lyrique avec Atys de Lully

On comprend les multiples raisons qui font de l’opéra un objet d’attraction pour les chorégraphes. Il y a tout d’abord une proximité parfois géographique des grandes maisons qui abritent sous leur toit opéra et ballet. Mais on soupçonne aussi qu’une œuvre lyrique offre un champ passionnant pour les chorégraphes et répond à certaines de leurs interrogations. C’est tout d’abord la nécessité de se confronter à une narration et leurs personnages. C’est aussi un tempo imposé par la partition sur lequel doit s’organiser la mise en scène, toutes contraintes dont les chorégraphes ne sont pas toujours familiers. Au-delà de ces légitimes curiosités, un chorégraphe peut-il apporter une autre vision que celle d’un metteur en scène, puiser dans le livret et la musique un autre récit ?

Pierre Rigal – La Flûte Enchantée

Pierre Rigal ne s’est pas facilité la tâche en s’attaquant à La Flûte Enchantée. Le dernier opéra de Mozart est un chef-d’œuvre recelant une série de tubes de l’art lyrique, avec en tête l’air de la Reine de la Nuit du deuxième acte. En revanche, le livret d’Emanuel Schikaneder est un fatras dramatique qui défie l’entendement, exigeant du public d’avaler trop de couleuvres au nom de la convention théâtrale. Ainsi rien n’est jamais dit des personnages. L’enlèvement de l’héroïne Pamina intervient avant la levée du rideau. Ce prince Tamino qui doit la sauver et en tombe amoureux à la seule vue d’un portait venu d’on ne sait où, tout comme les trois dames qui le sauvent d’un serpent venimeux, flanquées de l’oiseleur Papageno et épaulées par trois jeunes garçons. Mais chacun semble aller de son côté, disparaît, réapparaît au mépris de toute cohérence dramatique, le tout noyé dans un fatras maçonnique.

Bref ! Un beau désordre narratif… dont Pierre Riga fait son affaire. Jamais il ne cherche à aller contre le livret. Au contraire, on voit qu’il le connaît sur le bout des doigts, s’amuse de ses insuffisances et en amuse le public. Avec humour, il ajoute quelques commentaires bien troussés sur ces apparitions et disparitions inexplicables des personnages errant dans une forêt que l’on imagine profonde. Quant à l’idée maîtresse de la mise en scène de Pierre Rigal, c’est l’ajout à l’avant-scène de deux personnages emperruqués, incarnant Mozart et son librettiste, racontant l’aventure de La Flûte Enchantée au micro et en français. Cela crée une dynamique haletante et allège les invraisemblances, les lourdeurs et les répétitions. L’autre grande réussite du spectacle reste la scénographie réalisée par Frédéric Stoll. Avec Pierre Rigal, ils ont choisi un décor aux couleurs acidulées, flashy, en phase avec la mise en scène pop qui se lit telle une bande dessinée. Les costumes de Roy Gentil et Adélaïde Le Gras sont synchrones, caractérisant chaque personnage.

Et la chorégraphie dans tout cela ? Elle est partout. Pierre Rigal n’a pas tenté de faire entrer au forceps des passages dansés quand rien ne l’impose. En revanche, c’est le spectacle tout entier qui est une chorégraphie : l’entrée et les sorties de scène des personnages, la manière dont ils bougent sur scène, le maniement des décors qui changent à chaque tableau. Et puis trois danseurs et deux danseuses errent un peu partout durant la représentation. Dès l’ouverture, ils jouent et dansent l’enlèvement de Pamina. Tout en noir, avec des allures de croque-mort, on les retrouve de scène en scène, soutenantun air sans céder au risque de l’illustration, dans un ballet de mouvements tout en douceur, rondeur et fluidité qui évoquent parfois l’art du Tai-chi.

Pierre Rigal – La Flûte Enchantée

Trop de metteurs et metteuses en scène s’affranchissent des livrets dont  ils s’emparent pour raconter autre chose, souvent leur propre histoire. On sait gré à Pierre Rigal d‘avoir de bout en bout respecter l’œuvre en se jouant de ses insuffisances pour les sublimer sur le plateau. C’est tout à tour drôle, tendre, cruel comme l’est La Flûte Enchantée.

Mais le spectacle vivant est fragile. La représentation du 14 juin faillit être annulée, l’orchestre de l’Opéra de Rouen ayant déposé un préavis de grève pour protester contre le projet de fusion avec l’orchestre de Normandie. La direction de l’Opéra a proposé une version avec piano tout en remboursant intégralement le public. Passé un bref moment de déception, on est séduit par cette écoute unique de l’opéra dans sa réduction pour piano. Sous la direction d’Antony Hermus, Christophe Manien a délivré une performance artistique et physique de forte intensité. On attend maintenant la reprise pour revoir et réentendre avec orchestre cette réjouissante Flûte Enchantée selon Pierre Rigal, ce talentueux et indispensable touche-à-tout.

Pierre Rigal – La Flûte Enchantée

La Flûte Enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart, mise en scène et chorégraphie de Pierre Rigal. Avec Juan Francisco Gatell (Tamino), Elisabeth Boudreault (Pamina), Benjamin Appl (Papageno), Galna Benevich (La Reine de la Nuit), Sandrine Buendia (Papagena), Krystzrof Baczyk (Sarastro), May Hilaire (Mozart), Matthias Hejnar (Schikaneder) et Mélanie Chartreux, David Mazon Fiero, Léa Perrat, Iliario Santoro, Camilo Sarasa Molina (danseuses et danseurs), Christophe Manien (piano). Direction musicale Anthony Hermus. Mardi 14 juin 2022 à l’Opéra de Rouen Normandie. 

 



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