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Staatsballett Berlin – Onéguine de John Cranko – Iana Salenko, Polina Semionova, Daniil Simkin…

Le Ballet de Berlin a entamé sa saison 2022-2023 avec deux reprises. D’abord Giselle dans la version de Patrice Bart, puis l’indémodable Onéguine de John Cranko, dont c’était la centième représentation par la compagnie. Les stars de la troupe ont alterné dans les rôles principaux, tenus successivement par Iana Salenko, Polina Semionova, Alejandro Virelles ou Daniil Simkin. Mais aussi de jeunes espoirs de la compagnie, dont le français Alexandre Cagnat qui a interprété avec conviction le personnage délicat de Lenski aux côtés de sa partenaire Alizée Sicre, française elle aussi. Portés par une troupe armée techniquement et artistiquement pour ce répertoire, les solistes ont eu le loisir de développer tout un échéancier de couleurs et de nuances pour faire vibrer ces personnages comme le permet le chef-d’oeuvre de John Cranko.

Onéguine de Jonh Cranko – Acte I – Polina Semionva et Alejandro Virelles

Nul doute quOnéguine figure au panthéon des œuvres néo-classiques. Créé en 1965 pour le Ballet de Stuttgart que dirigea John Cranko jusqu’à sa mort tragique dans un accident d’avion en 1973, ce ballet est aujourd’hui au répertoire de presque toutes les grandes compagnies. Que l’on observe simplement cette rentrée : le Ballet de Vienne, la Scala de Milan, le Bolchoï de Moscou, le Ballet de Berlin, celui de Stuttgart l’ont mis à l’affiche cet automne. Qui dit mieux ? Près de 60 ans après sa création, Onéguine conserve intact ce pouvoir de fascination qu’il exerce sur le public, mais aussi parmi les danseuses et les danseurs qui le citent fréquemment comme leur ballet préféré. Peu d’œuvres permettent en trois actes de développer un personnage sur plusieurs années avec toutes ses évolutions psychologiques. Le livret est un modèle de clarté, à l’instar de la chorégraphie qui recèle des pas de deux comptant parmi les plus éblouissants du répertoire. Les ensembles, que ce soient les danses de caractère d’inspiration folklorique du premier acte, les fameuses diagonales de grands jetés ou les scènes de bal, sont des modèles du genre qui ont inspiré John Neumeier ou Kenneth MacMillan formés chez John Cranko. Onéguine, tout comme les grands ballets académiques, peut se voir et se revoir sans cesse. Le ballet permet des lectures multiples et offre aux interprètes l’opportunité de construire un personnage singulier.

On peut ainsi sans danger de répétition ou d’ennui voir deux distributions différentes à deux jours d’intervalle, d’autant que le ballet de John Cranko propose quatre rôles principaux. Le plus complexe n’est pas le rôle-titre mais celui de Tatiana. Jeune fille éprise de littérature, plongée dans ses rêveries telle qu’elle est présentée au premier acte, puis dévorée par la passion pour Eugène Onéguine avant de devenir une femme adulte ayant dompté son amour à défaut de l’avoir anéanti. C’est un des rôles favoris des ballerines. Peu de ballets leur offrent cette opportunité de décliner sur trois actes un personnage et ses évolutions de la jeune fille à l’âge adulte. Seule L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan peut rivaliser dans ce registre. Iana Salenko avait l’honneur d’ouvrir cette série du Staatsballett Berlin, qui se prolongera au printemps prochain. Elle est l’une des danseuses les plus importantes de sa génération. Prodige technique, la danseuse ukrainienne a interprété à peu près tous les rôles du répertoire. Il lui fallut pourtant parfois s’imposer pour des emplois plus dramatiques. Longtemps cantonnée dans ce ballet au rôle d’Olga, elle campe cette saison une Tatiana de grande tenue. Fine, menue, elle se glisse sans difficulté dans le personnage du premier acte, cette jeune fille à peine sortie de l’adolescence et qui semble vivre par procuration dans les livres.

Sa rencontre avec Onéguine est une perfection dramatique : le regard qui se fige exprime toute la tension de ce premier face-à-face. Le pas de deux de la lettre avec un Oneguine fantasmé – coup de génie de Cranko ! – déclenche des torrents d’émotion. Soutenue par son partenaire et mari dans la vie, le danseur Marian Walter, ils se jouent des portés acrobatiques pour décrire un couple amoureux. À l’évidence, cette intimité qui lie ces deux artistes est un atout pour ce duo, le plus lyrique du ballet. Il l’est tout autant dans le pas de deux final, complexe techniquement et déchirant. Il conclut ce dernier acte qui a vu Iana Salenko s‘imposer avec autorité en femme mariée déployant un jeu dramatique tout en nuances, montrant le combat intérieur de Tatiana, déchirée entre l’amour qu’elle porte toujours à Oneguine et la fidélité à son mari qui l’emportera. C’est l’une des plus belles Tatiana qu’il fut donné de voir.

Onéguine de Jonh Cranko – Acte I – Evelina Godunova et Daniil Simkin

Marian Walter est sans reproche dans le rôle-titre qui exige de faire le parcours inverse : de l’arrogance du premier acte à l’amoureux éconduit de la coda. Mais la star de cette distribution fut évidemment Daniil Simkin reprenant le rôle de Lenski. On a déjà tout dit de sa technique majuscule et on sait qu’il est un acteur-né. Son Lenski est une merveille. Certes, le pas de deux  avec Evelina Godunova en Olga a paru un peu brouillon avec des triple portés successifs passés en force. En revanche, sa variation du second acte est un sommet. À ce moment du ballet, John Cranko anticipe la mort de Lenski et c’est ce qui se joue dans ce solo, sans grande difficulté technique mais exigeant un engagement dramatique d’une grande justesse. Il faut suggérer sans rien révéler. Daniil Simkin est un bonheur à regarder. Et Alexandre Cagnat, qui lui succédait dans la deuxième distribution, fut la belle surprise de ce début de série. Malgré son jeune âge, le danseur français arrivé à Berlin il y a deux ans a livré une prestation de très haut niveau. Ces lignes en font un prince naturel mais il recèle de belles qualités d’acteur. L’interprétation de la variation avant le duel était plus mélodramatique que celle de Daniil Simkin mais tout aussi passionnante. Alexandre Cagnat suit une trajectoire météorique au Staatsballett de Berlin. Il interprète déjà des rôles de solistes, dansant notamment avec Polina Semionova.

Il n’est nul besoin de s’attarder sur l’interprétation de cette dernière, danseuse russe Principale du Ballet de Berlin qui a démontré depuis longtemps qu’elle est une Tatiana exceptionnelle. Elle y démontre une connaissance intime de l’oeuvre. Le roman en vers d’Alexandre Pouchkine fait partie de l’éducation russe. On en connaît des morceaux entiers par cœur. C’est évidemment un avantage majeur pour plonger dans ce rôle. Cela fait bientôt 20 ans que Polina Semionova est l’Étoile incontestée du Ballet de Berlin avec une brève interruption. Le temps semble glisser sur elle. Alejandro Virelles, son partenaire en Onéguine, propose une vision plus latine du personnage. Cela pourrait sembler un contresens mais il adapte intelligemment l’interprétation à sa nature. Il campe un Onéguine moins arrogant, moins détestable dans les deux premiers actes et déchirant dans le dernier.

Reste le rôle d’Olga qui n’est pas aussi simple à interpréter qu’il n’y paraît. Il nécessite beaucoup d’aisance dramatique pour être juste à la fois en jeune fille amoureuse, légère et joyeuse telle qu’elle apparaît au début du ballet, et plus taquine et à la limite de la perversité lorsqu’elle joue ce jeu dangereux avec son fiancé Lenski en se laissant courtiser par Onéguine. Evelina Godunova tout comme Alizée Sicre, signent des prestations impeccables. J’ai particulièrement relevé l’aisance de la danseuse française dans le pas de deux avec son partenaire Alexandre Cagnat : fluide, musical, intense.

Onéguine de Jonh Cranko – Acte III – Polina Semionova et Alejadro Virelles

Il se dit que cette série d‘Onéguine serait la dernière au Ballet de Berlin. Après plus d’une centaine de représentations, le ballet de John Cranko pourrait quitter l’affiche lors des prochaines saisons qui verront l’entrée en fonction du nouveau directeur, Christian Spuck, venu de Zurich. On peut comprendre qu’il faille renouveler le répertoire mais quel déchirement ce serait de se priver d’un tel chef-d’oeuvre. En attendant, Onéguine est encore à l’affiche cette saison. Et qui sait ! Les danseuses et les danseurs du Staatsballett qui rêvent de l’interpréter seront peut-être entendus.

 

Oneguine de John Cranko par le Staatsballett Berlin. Avec Iana Salenko (Tatiana), Marian Walter (Oneguine), Daniil Simkin (Lenski), Evelina Godunova (Olga), mercredi 5 octobre 2022 au Staatstoper Unter den Linden de Berlin. Avec Polina Semionova (Tatiana), Alejandro Virelles (Oneguine), Alexandre Cagnat (Lenski) et Alizée Sicre (Olga), vendredi 7 octobre 2022 au au Staatstoper Unter den Linden de Berlin. Reprise les 13 et 16 mai 2023.

 



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