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Mayerling de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra de Paris – Mathieu Ganio et Ludmila Pagliero

​​Quel est l’intérêt de faire entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris Mayerling de Kenneth MacMillan ? La question s’est posée dès l’annonce de l’arrivée de cette œuvre torturée, monument phare du répertoire anglais mais qui semble loin des qualités de la troupe parisienne. Après cette première série, la question n’a pas franchement trouvé toute sa réponse. Si ce n’est d’offrir, et ce n’est pas des moindres, une partition absolument magnifique à Mathieu Ganio. Tient-il avec le Prince Rodolphe le rôle de sa carrière ? Peut-être. Le danseur, à sa manière, montre toute la longue déchéance du personnage, du prince malheureux et étouffé au fou fourieux suicidaire. Le Danseur Étoile était entouré d’une magnifique multiple distribution féminine, avec cinq interprètes qui ont donné toute la force de caractère à ces personnages qui sont loin d’être secondaires. Leur entente comme leur équilibre ont fait oublier les longueurs et bavardages de ce ballet. Tout comme l’excellence des ateliers costumes et décors qui ont construit une splendide production soignée.

Mayerling de Kenneth MacMillan – Mathieu Gano (Prince Rodolphe)

La direction artistique d’Aurélie Dupont au Ballet de l’Opéra de Paris a souvent soulevé les mêmes questions : pourquoi cette œuvre, pourquoi ce chorégraphe, pourquoi pour cette compagnie, pourquoi là, maintenant. Les pièces et les créateur-rice-s qu’elle a choisis durant ses six ans de direction étaient en général passionnants, intrinsèquement. Cela ne veut pas dire qu’ils correspondaient à l’Opéra de Paris, à ce que la compagnie est aujourd’hui, à ce qui peut l’amener à évoluer. Voilà l’art délicat de la programmation, toujours plus facile à critiquer qu’à mettre en place ! Il ne s’agit pas de faire appel à un ou une chorégraphe talentueuse, il faut savoir pourquoi on la fait venir, et est-ce qu’il ou elle aura quelque chose à apporter. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un ballet triomphe quelque part et nourrit les artistes de telle troupe, qu’il pourra faire de même avec la troupe voisine et qu’il lui sera utile.

Et c’est exactement ce que l’on se demande avec l’entrée au répertoire de Mayerling de Kenneth MacMillan. L’œuvre, malgré ses défauts – l’on est loin de la fluidité narrative de L’Histoire de Manon du même chorégraphe – reste en soi une pièce forte de puissants personnages. Une partition qui peut s’avérer passionnante pour ses interprètes. Elle fait partie des tubes du Royal Ballet, là où elle a été créée et depuis régulièrement reprises. Cela ne veut pas dire que Mayerling pourrait avoir le même statut dans la compagnie parisienne. Kenneth MacMillan est l’un des chorégraphes phare de la compagnie londonienne, de nombreux ballets y sont au répertoire, les artistes de la troupe possèdent donc pleinement son style et sa façon de danser. À l’inverse, l’esthétique, la technique et la façon de raconter une histoire semblent parfois aux antipodes du Ballet de l’Opéra de Paris. Dès le lever de rideau, ce sont d’ailleurs les mêmes défauts qui apparaissent lors des reprises de L’Histoire de Manon – que ce soit du côté des interprètes comme du ballet – et qui semblent comme accentués dans Mayerling. Très peu présent, le corps de ballet n’a presque qu’un rôle de figuration, membre du décor imposant réalisé avec maestria par les équipes techniques de l’Opéra de Paris. Mais tout semble trop sage, notamment dans la scène de la taverne demandant de fortes qualités théâtrales de la part de tous et toutes, ce qui est la marque de fabrique du Royal Ballet, moins celle de l’Opéra de Paris.

Mayerling de Kenneth MacMillan – Mathieu Gano (Prince Rodolphe) et Bleuenn Battistoni (Mizzi Caspar)

Se pose aussi la question de l’époque dans laquelle a été créée une œuvre. Montée en 1978, Mayerling appartient à un autre temps, celle où on se souciait peu des violences faites aux femmes. De fait, la pièce glorifie un violeur et un tueur – le personnage n’y est pas forcément sympathique, mais l’on est quand même dans l’idée de montrer son cheminement psychologique, et par là peut-être de le justifier. La question n’est pas de supprimer ce ballet du répertoire du Royal Ballet : éduquons le public plutôt que d’invisibiliser des œuvres. Mais plutôt de savoir si, en 2022, à la place de l’histoire d’un pervers narcissique déjà tellement présent dans le répertoire de l’Opéra, il n’aurait pas été plus intéressant de raconter le parcours d’une femme forte et puissance. Et soyons fou : plutôt qu’une entrée au répertoire, pourquoi pas un nouveau ballet narratif, qui manque tellement à la compagnie parisienne. Les droits de Kenneth MacMillan étant élevés, et cette entrée au répertoire nécessitant de toute façon la création de toute une production, un nouveau ballet n’aurait pas coûté plus cher. Et aurait apporté bien plus sur bien des plans à la compagnie parisienne. 

Trois paragraphes donc pour expliquer pourquoi l’arrivée de Mayerling de Kenneth MacMillan au Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas d’intérêt. Si ce n’est un, et cela sonne comme une évidence au fur et à mesure de la représentation : Mathieu Ganio. L’Étoile s’empare du personnage de Rodolphe à bras-le-corps et donne l’impression de côtoyer ce ballet depuis dix ans. L’on connaît sa technique précise tout comme son âme d’artiste – son Onéguine est encore en mémoire. Il prend ici une autre dimension, sur tous les points, et construit un personnage maîtrisé de bout en bout, d’une puissance dramatique bouleversante. Avec un parti-pris et une évolution absolument magistrale, ce qui est sans doute le plus difficile dans ce personnage, qui n’est pas le même du début à la fin. Le rôle de sa carrière pour Mathieu Ganio ? Peut-être. Tant l’Étoile y montre une puissance, une fragilité mêlée de folie et l’impression d’avoir plongé dans l’âme de ce prince torturé depuis toujours, alors qu’il vient de faire la connaissance de ce ballet.

Mayerling de Kenneth MacMillan – Mathieu Gano (Prince Rodolphe) et Héloïse Bourdon (Impératrice Elisabeth)

Mathieu Ganio a choisi de rendre son personnage sympathique. Ainsi au début, l’on prend le Prince Rodolphe en compassion. Il est montré comme un homme malheureux, engoncé dans un rôle trop lourd pour lui et dont il ne veut pas. Les quatre officiers hongrois – très beau quatuor de Nikolaus Tudorin, Mathieu Contat, Guillaume Diop et Grégory Dominiak – sonnent comme la métaphore des écrasantes responsabilités politiques ne cessant de le harceler. Ou de son âme morcelée sur la fin du ballet, comme les déferlements qui doivent se déchaîner dans sa tête. Tout au long du premier acte, le Rodolphe de Mathieu Ganio est d’abord d’une profonde tristesse, dévoilant son ennui, sa relation complexe avec sa mère écrasante et son père terrifiant. La scène finale, celle du viol de sa jeune épouse Stéphanie, n’est est que plus terrifiante : comme la jeune Princesse, le public est sous le choc des pulsions meurtrières et violentes du prince que l’on ne devinait pas. Au deuxième acte dans la taverne, Mathieu Ganio ne joue pas forcément l’ivresse triste, mais plutôt ce sentiment heureux de pouvoir enfin être lui-même. Et c’est ce qui le séduit chez Mary Vetsera, pas farouche face à son crâne et son revolver, ou du moins faisant semblant. Quant au troisième acte, le danseur semble prendre dix ans à chaque entrée en scène, montrant toute la décomposition et la déchéance morale du personnage. Sa dernière entrée face à son ami Bratfisch, après son pacte suicidaire, est ainsi saisissante, tant la mort semble déjà avoir pris possession du personnage.

Mathieu Ganio était aussi entouré d’un casting équilibré et sachant lui donner la réplique. Les cinq solistes féminines étaient à la hauteur, chacune à leur façon, de l’enjeu dramatique du plateau, montrant que ces personnages féminins sont bien loin d’être secondaires. Même si techniquement les portés compliqués et tordus de Kenneth MacMillan étaient encore en rodage, ce qui enlevait parfois de la fluidité. Ludmila Pagliero se révèle puissante en Mary Vetsera, femme fascinée par Rodolphe et prête à tout pour le séduire, y compris à affronter ses pulsions de mort. Elle lui tient tête, le domine parfois. Néanmoins, la danseuse cherche encore sa trame dans le dernier acte. La mise en scène est ici évidente : il s’agit d’un double suicide. Pourtant dans le jeu, Ludmila Pagliero ne semble pas avoir ce désespoir chevillé au corps. Il y a chez elle une hypnotisation face à Rodolphe, l’envie de voir jusqu’où elle peut aller, mais le pacte suicidaire semble la terrifier plus qu’autre chose et il est difficile de croire qu’elle se donne la mort volontairement. Ce qui peut être un parti-pris là encore, il s’agit d’un meurtre et non d’un suicide. Mais la mise en scène penche clairement du deuxième côté, ce qui la met en contradiction avec la danseuse. Il s’agit plutôt des profondeurs d’un rôle qu’il est difficile de saisir du premier coup et qui s’affinent au fur et à mesure des reprises.

Mayerling de Kenneth MacMillan – Mathieu Gano (Prince Rodolphe) et Ludmila Pagliero (Baronne Mary Vetsera)

Éléonore Guérineau apporte de son côté une vraie profondeur au personnage de la Princesse Stéphanie où elle y est bouleversante, jeune fille sage et désireuse de plaire à son mari, puis l’incarnation de la terreur à la fin du premier acte, avant d’essayer de s’y faire au deuxième. Lors des très – bien trop – longues scènes d’intérieur, elle est toujours présente par son jeu, assurant par un regard ou un geste de la main la réalité de ce qui se passe devant nous. Idem pour Héloïse Bourdon, fascinante Impératrice Élisabeth – son pas de deux avec Mathieu Ganio fut absolument magistral – apportant là encore de la profondeur à un rôle torturé et aux nombreuses facettes du rôle. Laura Hecquet trouve sa place en Comtesse Marie Marish, toujours profondément amoureuse de son jeune amant, cherchant à garder sa place et prête à tout pour cela, même à lui présenter de nouvelles jeunes filles au risque de se faire oublier. Enfin Bleuenn Battistoni étonne en Mizzi Caspar, sexy en diable dans la taverne, s’envolant dans les bras des officiers, donnant de la clarté à la pantomime, ce qui n’est pas une mince affaire dans ce ballet. Cette représentation a eu lieu la veille du Concours de promotion, et l’on se dit qu’elle a gagné sa place avec cette performance. Si elle a une moindre importance, Charline Giezendanner marque aussi en Princesse Louise, menant le rythme du début du ballet.

Cette distribution nous fait ainsi oublier tous les défauts, lourdeurs et longueurs de ce ballet qui n’en manquent pas. Le lendemain, une distribution moins équilibrée nous les fait voir d’une façon d’autant plus criante. Stéphane Bullion choisit d’incarner un personnage profondément violent sur lequel aucune empathie n’est possible. La scène de la taverne, un moment d’une terrible ivresse dépressive, est saisissante. Mais sa progression dramatique est moins puissante. Hannah O’Neill défend une belle partition avec une pulsion mortelle plus lisible, les deux artistes fonctionnent bien ensemble et les pas de deux sont d’une fluidité enivrante. Les autres danseuses apparaissent toutefois moins à leur place. Notamment Camille Bon qui fait ce qu’elle peut en Impératrice Élisabeth, mais paraît désespérément avoir vingt ans de moins que son fils. À l’inverse, Pablo Legasa crève la scène en officier Hongrois et l’on aimerait un jour le voir dans le rôle principal.

Mayerling de Kenneth MacMillan – Mathieu Gano (Prince Rodolphe) et Laura Hecquet (Comtesse Marie Larisch)

Mayerling, un ballet à la technique trop risquée pour l’école française – les blessés qui s’accumulent sur la future série du Lac des cygnes en sonnent comme la preuve. Mayerling, un ballet trop long, trop lourd, trop bavard, trop ampoulé. Mayerling, un ballet rendant héroïque un homme profondément malsain, en nous faisant prendre en pitié un violeur et un tueur, notamment ici avec Mathieu Ganio qui le rend tellement humain. Ce n’est pas une critique de l’interprète, mais c’est ce mélange des sentiments qui m’a tenu à la fin de la représentation : absolument soufflée par la performance artistique que je venais de voir tout comme profondément mal à l’aise face à l’envie de presque consoler un prince aussi destructeur. Malgré tout, l’on aurait envie de voir une reprise de Mayerling. Uniquement pour ces artistes et leurs chemins dramatiques qui méritent d’avoir le temps d’être approfondis. L’œuvre est arrivée, elle a coûté cher, elle y est pour cinq ans : autant la danser et que les artistes y puisent une richesse nouvelle.

 

 

Mayerling de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Mathieu Gano (Prince Rodolphe), Ludmila Pagliero (Baronne Mary Vetsera), Laura Hecquet (Comtesse Marie Larisch), Éléonore Guérineau (Princesse Stéphanie), Yann Chailloux (Empereur Franz Joseph), Héloïse Bourdon (Impératrice Elisabeth), Bleuenn Battistoni (Mizzi Caspar), Andréa Sarri (Bratfisch), Colonel Middleton (Pablo Legasa), Princesse Louise (Charline Giezendanner) et Nikolaus Tudorin, Mathieu Contat, Guillaume Diop et Grégory Dominiak (quatre officies hongrois). Vendredi 4 novembre 2022 au Palais Garnier.

 




 

Commentaires (1)

  • Kirill

    Ce ballet m’a profondément ennuyé. La musique n’aide pas.
    Et je suis d’accord sur le rôle d’ impératrice qui a l’air d’avoir 20 ans de moins que son fils, c’était vraiment illisible dans la dramaturgie.

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