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La Belle au bois dormant de Marcos Morau – Ballet de l’Opéra de Lyon

Voilà l’une des créations que l’on attendait avec impatience. Marcos Morau, brillant et surprenant chorégraphe et directeur de la compagnie La Veronal, rencontrait le Ballet de l’Opéra de Lyon, troupe d’excellence contemporaine capable de tous les styles. Et pour s’attaquer à La Belle au bois dormant, un conte comme une partition fantastique aux multiples couches d’interprétation. Las. Le chorégraphe s’est laissé enivrer par le budget d’un opéra national pour produire une pièce à la scénographie grandiloquente et écrasante – j’écrirais “prétentieuse” si j’étais Carabosse – en oubliant au passage ses interprètes et son propos. Les clichés et autres effets visuels vus et revus n’ont pas contre pas été laissés de côté. Cette Belle si prometteuse ne séduit que par de fugaces instants, sans que l’on soit convaincu que cela soit voulu.

La Belle au bois dormant de Marcos Morau – Ballet de l’Opéra de Lyon

Comment aborder La Belle au bois dormant ? Par quel prisme relire ce conte de notre enfance, devenu une partition magique de Tchaïkovski et le ballet des ballets ? L’on peut partir de la danse justement, s’amuser de la chorégraphie de Marius Petipa pour la transformer en langage de danse contemporaine. Ou écouter la musique, la tordre et la distordre pour en trouver une nouvelle écriture du mouvement. À moins que l’on se penche sur le récit, sa vision psychanalytique, une relecture féminisme, bouger de cadre les personnages… Le champ des possibles face à La Belle au bois dormant est si vaste qu’il en donne le vertige. Marcos Morau s’est-il pris les pieds devant tant de chemins ? Peut-être.

Loin de ces hypothèses, le chorégraphe a choisi un parti-pris étonnant : que se passe-t-il quand Aurore dort ? Comment le monde se déroule loin de tout ce qu’elle ne peut ressentir ? Et que lui arriverait-elle si elle se réveillait dans notre monde, celui du chaos et de son ambiance apocalyptique ? L’idée n’est donc pas forcément de se plonger dans l’œuvre, mais plutôt de l’extrapoler. Et pourquoi pas. Tout est permis avec les contes, toutes les distorsions possibles. À vrai dire, ce choix du point de vue ne surprend pas de la part de Marcos Morau. Chorégraphe si inventif de La Véronal où la danse se mêle de théâtralité et de performances, prenant toujours le contre-pied de ce que l’on attend. Son idée laissait entrevoir tellement de choses possibles. D’autant plus avec le Ballet de l’Opéra de Lyon, qui a l’habitude de se frotter à d’autres esthétiques et de s’y lancer sans peur et sans appréhension, guidé par l’excitation d’une rencontre artistique qui a tout pour créer quelque chose d’inattendu.

La Belle au bois dormant de Marcos Morau – Ballet de l’Opéra de Lyon

Le propos de Marcos Morau est passionnément développé dans le programme. L’on a ainsi envie d’être captivée quand le rideau se lève sur cet univers étrange, angoissant dans cette lumière rubis nimbée d’une musique grinçante. Hommes et femmes, tous et toutes en robes blanches à crinolines, sont écrasées par le plafond bas. Sont-ils Aurore en train de rêver, les parents, le public… L’on nous laisse à nos expectatives. Et pourquoi pas. À chacun-e parfois de trouver son propre fil conducteur pour se laisser guider dans l’univers d’une pièce. Mais de fil, ici, il n’y en a pas. La lumière passe du rouge, au vert, au blanc. Les gestes des interprètes se font saccadés, mystérieux, dans un langage chorégraphe minimaliste pour ne pas dire simpliste. Et quand l’enfant promis arrive, accompagné par la musique de Tchaïkovski qui fait son apparition, c’est la perplexité qui nous gagne. Où est la réflexion, l’émotion, le mystère ? Ou quoi que ce soit d’autre ? Marcos Morau s’est follement amusé visuellement avec cet immense espace scénique et le budget sans commune mesure d’un opéra national français. Il plante donc un décor imposant, des escaliers vertigineux, de magnifiques rideaux pourpres (je peux avoir les mêmes pour mon salon ?). Il en oublie son propos et son fil conducteur pour nous maintenir dans son univers obscur et qui nous laisse à la porte. 

En tant que public, nous pouvons tout accepter d’une proposition artistique. Et ainsi être emmené très loin, tant que le-la chorégraphe sait nous prendre par la main et nous y emmener, nous apprenant à lâcher prise sur ce que l’on attend en tant que public. Ici, Marcos Morau nous laisse au bord du chemin, dans une relecture qui semble sans queue ni tête, juste obnubilé par les effets visuels de sa pièce et l’omniprésence de sa mise en scène, qui semble être à la taille de son ego. Plus impardonnable encore : il en oublie ses interprètes. Ces danseurs et danseuses, tellement formidables, aux si grandes possibilités techniques et artistiques, sont noyés dans la masse. L’on aurait pu prendre 15 autres interprètes venus de bien ailleurs, cela n’aurait rien changé à la pièce.

La Belle au bois dormant de Marcos Morau – Ballet de l’Opéra de Lyon

Pourtant, quelques images puissantes sont bien là, mais le chorégraphe ne s’en saisit pas. Ainsi, cette Belle au bois dormant prend parfois des allures de The Handmaid’s Tale. Il y a ces lourdes teintures rouges d’une maison bourgeoise calfeutrée, ces femmes en robe de con blanc et collerettes cachant le visage, cette musique qui devient dissonante petit à petit. Et cette ambiance glauque, où l’on devine les pires drames sous des apparences de foyer bien sous tous rapports. Mais Marcos Morau ne s’en sert pas, à vrai dire il ne semble pas se rendre compte de ce qu’il a réussi à mettre en place, comme si cet univers bancal était arrivé par hasard. Alors la place d’idées, de ressentis et de surprises, le chorégraphe nous emmène donc dans le chemin des clichés. Il y a tout : les cris, la lumière plombante, la musique qui vire techno sans que l’on sache pourquoi, la longue course à la fin mettant en pièces le décor. Sans que l’ensemble n’arrive à prendre forme, à former un tout. Même le final arrive comme un cheveu sur la soupe. Que fait un homme quand il n’a aucune idée pour finir sa pièce ? Eh bien il met une femme toute nue sur le plateau, et hop, ça va passer crème. Nous aurons tout eu décidément.

Tout chorégraphe, tout artiste a droit de se planter. Ce n’est pas grave, cela arrive. Et c’est le risque qu’il faut prendre pour tout chemin artistique, que le public doit aussi accepter. C’est pour cela qu’acheter une place de spectacle est un acte aussi fort : l’on ne sait pas ce qui va se passer en scène, l’on passera peut-être la meilleure soirée de sa vie, peut-être la plus creuse, c’est le risque à prendre. Mais il ne s’agit pas d’une pièce ratée avec cette Belle au bois dormant, mais d’une pièce qui me met en colère. Un sentiment qui fut le même en sortant de Play d’Alexander Ekman au Ballet de l’Opéra de Paris. Voilà deux chorégraphes incroyablement talentueux et imaginatifs, qui ont dans leurs mains les troupes les plus formidables qui soient. Et que font-ils ? Ils se laissent enivrer par un énorme budget pour mettre avant tout leur ego sur la table, lancer leur plus impressionnantes idées scénographiques parce qu’ils ont enfin l’argent pour le faire sans se soucier une seconde de ce qu’ils disent, ni des interprètes qu’ils ont en face d’eux. Est-ce évitable ? Peut-être est-ce là le travail de la direction des ballets : ne pas laisser les clés de la Maison à un-e chorégraphe mais les guider, éventuellement remettre les choses dans le bon sens sans marcher sur leur recherche artistique. Reste à savoir si les chorégraphes ont envie de les écouter.

La Belle au bois dormant de Marcos Morau – Ballet de l’Opéra de Lyon

 

La Belle au bois dormant de Marcos Morau par le Ballet de l’Opéra de Lyon à l’Opéra de Lyon. Avec Marie Albert, Kristina Bentz, Albert Nikolli, Katrien De Bakker, Caelyn Knight, Maeva Lassere, Yan Leiva, Raul Serrano Núñez, Giacomo Todeschi, Paul Vezin, Lore Pryszo, Merel Van Heeswijk, Anna Poranova, Noëllie Conjeaud et Edi Billoshmi. Mardi 15 novembre 2022. 

À voir du 7 au 10 décembre 2022 à l’Opéra de Lille, du 15 au 18 décembre 2022 à La Villette à Paris. 

 



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