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Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber – Ballet de l’Opéra de Paris

Deuxième création contemporaine de cette saison pour le Ballet de l’Opéra de Paris, après Cri de cœur d’Alan Lucien Øyen, , Pit représentait une sacrée gageure pour le couple de chorégraphes Bobbi Jene Smith et Or Schraiber quasi inconnus du public français. Ces anciens interprètes de la Batsheva, proches du chorégraphe Ohad Naharin, livrent une pièce ambitieuse dans l’intention, notamment par la partition musicale qui mêle le Concerto pour violon en ré mineur op 47 de Sibelius et une création de la compositrice Celeste Oram. Servie par dix-neuf danseuses et danseurs très investis, abonnés au registre contemporain de la compagnie, Pit intrigue, déroute, énerve (aussi parfois) et déçoit tout à la fois. En cause : le manque de passages dansés, un fil conducteur autre que la musique peu lisible et une sensation de déjà-vu un peu lassante.

Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber – Ballet de l’Opéra de Paris

Ne pas se précipiter. Laisser reposer les faisans qui tombent des cintres après un coup de fusil, la brouette pleine de terre déversée sur un couple dénudé, les fesses nues d’une diva en robe rouge… Mais il faut bien dire qu’une semaine après la première, le sentiment mitigé laissé par Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber est toujours aussi présent. L’impression d’avoir été embarquée dans un voyage sans réelle destination finale. Au lever du rideau, l’image des dix-neuf interprètes de dos assis sur des chaises côté cour est pourtant saisissante. Que regardent ces femmes et ces hommes en tenue glamour (magnifiques costumes de Pieter Mulier, directeur artistique de la maison Alaïa) ? À quel spectacle invisible à nos yeux assistent-ils ? Le mystère plane durant de longues minutes. Face à eux, un gigantesque plateau surélevé qu’ils vont contourner un moment avant de s’y aventurer. Que représente-t-il ?

Le groupe se sépare. Les couples se font, se défont dans une mécanique maintes fois éprouvée. Les femmes sont perchées sur des talons aiguilles, revêtues de manteau de fourrure ou de robes de soirées. Premier sentiment de déjà vu. Mais peut-être est-ce un hommage. Une lutte s’improvise entre deux hommes. Quand les mouvements d’ensemble se déploient sur ce radeau en perdition, qui par moment semble tanguer vers son inexorable destin, la danse se cisèle, comme un alliage de différentes influences.

Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber – Loup Marcault-Derouard

Mais, l’attention s’égare faute de réel fil conducteur dans ce maelstrom d’images. C’est sans compter le concerto de Sibelius qui nous rattrape au vol. Extraordinaire partition servie avec brio par le premier violon solo de l’Opéra de Paris, Petteri Iivonen qui justifierait à lui seul la soirée. Quand il monte de la fosse d’orchestre vers la scène pour rejoindre les danseurs côté jardin, puis se met à jouer, Loup Marcault-Derouard attaque, lui, un solo tout en énergie intériorisée dont on pressent qu’il contient en grande partie ce que les deux chorégraphes ont à nous dire. C’est sans doute le plus beau moment de la pièce.

Le travail de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber est censé “révéler les interprètes”. Hélas, cela n’apparaît pas tant que cela. L’installation sur cette barge gigantesque accentue sans doute l’éloignement d’avec les danseurs et danseuses. Ils flottent dans ce décor lugubre, s’éparpillent, se dispersent. Et nous perdent dans leurs errements. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas quelques belles fulgurances chorégraphiques dans Pit. Le geste peut se faire ample, fluide, avec l’intensité expressive puisée dans la technique Gaga. On aimerait qu’elles durent davantage. Elles sont court-circuitées par des épisodes qui n’éclairent ni le propos, ni ne renouvellent ce qu’on a pu déjà voir par ailleurs.

Ce n’est pas tant qu’un danseur déverse un tombereau de terre sur scène, ou que des volatiles tombent du ciel après qu’un coup de feu a déchiré l’atmosphère oppressante qui interroge et agace. C’est pourquoi le font-ils ? Et pourquoi cela provoque-t-il une sorte de malaise ? Depuis Mats Ek, on sait pourtant qu’on peut danser avec un bidet ou remplir une baignoire avant de s’y jeter tout habillé sans qu’à aucun moment, cela plonge le public dans des abîmes de perplexité.

Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber – Marion Gautier de Charnacé et Takeru Coste

Avec sa filiation bauschienne assumée, cette pièce était-elle nécessaire dans cette saison 2022-2023 qui a déjà proposé Cri de cœur et Kontaktof ? La question mérite d’être posée. Les interprètes embarqués dans ce travail de création ont sans doute beaucoup appris de cette expérience. Mais qu’en restera-t-il ? En faisant ce choix d’un couple de chorégraphes largement reconnus Outre-Atlantique, Aurélie Dupont a peut-être cherché à renouveler ce que Benjamin Millepied avait réussi en faisant découvrir Crystal Pite au public français avec la création de The season’s Canon en 2016. Hélas, la magie ne se renouvelle pas.

Pit, trop obscure, trop impénétrable, trop dispendieuse, trop en roue libre ? Assurément. Pourquoi ne pas avoir invité Bobbi Jene Smith et Or Schraiber pour une pièce plus courte dans le cadre d’un programme mixte pour permettre de se familiariser avec leur écriture chorégraphique ? Comme en octobre 2022, au Théâtre du Châtelet avec Quartet for five créée pour le L.A Dance Project. On ne peut pas refaire le match après le coup de siffler final. Tout au plus peut-on se hasarder à émettre quelques regrets.

Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber – Caroline Osmont

Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber par le Ballet de l’Opéra de Paris. Dramaturgie : Jonathan Fredrickson. Musique : Jean Sibelius par Petteri Iivonen (violon) et Celeste Oram. Avec Clémence Gross, Caroline Osmont, Juliette Hilaire, Laurène Lévy, Marion Gautier de Charnacé, Awa Joannais, Héloïse Jocqueviel, Alexandre Gasse, Jack Gasztowtt, Axel Ibot, Yvon Demol, Mikaël Lafon, Maxime Thomas, Hugo Vigliotti, Takeru Coste, Théo Ghilbert, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié. Vendredi 17 mars 2023 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 30 mars.

 



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