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Un Héros de notre temps au Bolchoï – L’Orient désorientant de Youri Possokhov et Kirill Serebrennikov

Un Héros de notre temps de Youri Possokhov et Kirill Serebrennikov par le Ballet du Bolchoï est à voir en direct au cinéma le dimanche 9 avril à 17h via Pathé Live. Récit de la création de ce ballet à l’été 2015.

Après la rutilante reprise de Légende d’amour l’automne dernier, le Bolchoï poursuit sa quête orientaliste en adaptant sur scène Un Héros de notre temps (Mikhail Lermontov), un roman profondément ancré dans le patrimoine national. Des errances du désabusé Pétchorine, officier envoyé dans le Caucase charriant dans son sillage une multitude d’âmes meurtries, le ballet de Youri Possokhov et Kirill Serebrennikov ne retient que trois nouvelles : Bela, Taman et La Princesse Mary. L’évolution du héros vers un cynisme toujours plus béant est amplifiée par le parti pris de confier l’interprétation de Pétchorine à trois danseurs différents au fil de l’histoire. Cette approche kaléidoscopique suggère la profondeur de cet éternel grand négateur. Le soir de la première mondiale, une distribution stellaire a brossé une fresque inattendue sur les planches de la nouvelle scène du théâtre.

Un Héros de notre temps

Un Héros de notre temps

À l’image du livre éponyme dont il s’inspire librement, le Héros de notre temps de Youri Possokhov et Kirill Serebrennikov (librettiste et designer) apparait globalement décousu. Fait désorientant sur la place Teatralnaïa (là où se situe le Théâtre du Bokchoï), le ballet ne distille pas non plus les effluves traditionnelles de l’Orient chorégraphié par Youri Grigorovitch. Il se démarque du répertoire du Bolchoï par une scénographie qui regorge d’intelligents ressorts : l’entremêlement du chant lyrique et de la danse, l’introduction de prologues parlés, le recours à des handicapés pour incarner les invalides de guerre ou l’utilisation de projections vidéographiques. Mais quid du Caucase, personnage omniprésent du roman de Lermontov ? Au-delà du tableau Bela, il en est fait abstraction. Quant à la chorégraphie, aussi torturée que la psychologie du fameux héros, elle a le mérite de valoriser le talent technique et interprétatif inégalé des artistes du Ballet du Bolchoï.

La voix bouleversante d’un muezzin et le corps inerte d’une femme dans un linceul… La première scène est de loin la plus exotique de toutes. Le tableau Bela dépeint le portrait d’un homme qui désire ce qu’il n’a pas et qui se lasse de sa proie une fois qu’elle lui est acquise. Igor Tsvirko est le meilleur avatar de la soirée de ce détestable personnage. Promu Premier danseur il y a peu, celui qui a longtemps été cantonné au rôle de bouffon de service du Bolchoï dévoile un potentiel interprétatif prometteur. Il incarne un Pétchorine aussi crâne que fougueux, capable d’investir la scène à coup de grands jetés énergiques. Ses yeux brillent d’une malice volcanique devant la tcherkesse Bela, son objet de convoitise.  C’est peut-être l’expression malsaine de ” la jouissance immense dans la possession d’une âme jeune, à peine éclose ” qu’Igor Tsvirko extériorise.

Un Héros de notre temps, Igor Tsvirko et Olga Smirnova

Un Héros de notre temps – Igor Tsvirko et Olga Smirnova

Olga Smirnova (qui revient sur scène après une longue convalescence) s’approprie à merveille le vocabulaire envoûtant de son personnage, en faisant onduler son corps de mille intonations orientalisantes. Autour d’elle, d’inquiétants montagnards vêtus de noir traduisent l’hostilité des lieux. Bela représente ce Caucase sauvage et abrupt dont la beauté hypnotise mais qu’il faut néanmoins dompter, domestiquer, civiliser. Ainsi, Pétchorine dresse sa princesse à la barre, la pare d’un tutu et lui enseigne des pas de danse classique pour l’occidentaliser. Elle tombe amoureuse de lui. Il la délaisse. L’agonie de Bela, blessée à mort par le caucasien Kazbitch (impénétrable Alexander Smoliyaninov) est matérialisée par une dernière étreinte glaçante entre Olga Smirnova et Igor Tsvirko. Pétchorine ne lui porterait-il pas le coup fatal ?

Le prologue de Taman, “la plus misérable bourgade de toutes les villes maritimes de Russie“, plante le décor des rives de la mer noire à travers le flot de paroles d’une voix saturnienne. Côté cour, des échafaudages. Côté jardin, un ponton. Au loin, des barques derrière lesquelles écument des vagues bleu sombre par un jeu de projection vidéographique réussi. Artem Ovcharenko enrichit Pétchorine d’une dimension introspective et romantique confinant par moments presque à la mélancolie. Mais la technique robuste du danseur rappelle que le héros est aussi un vigoureux officier de l’Empire russe.

Un Héros de notre temps, Ekaterina Chipulina et Artem Ovcharenko

Un Héros de notre temps – Ekaterina Chipulina et Artem Ovcharenko

Celui-ci s’échoue de son plein gré dans les filets d’une sulfureuse Ondine, affriolante Ekaterina Chipoulina en tenue de vamp, dont le chant de sirène n’a pour but que de le précipiter par dessus bord. Bien qu’étant désordonné, ce deuxième tableau d’Un Héros de notre temps présente de beaux solistes, parmi lesquels Viacheslav Lopatine et Gueorgui Goussev. Mais l’ensemble laisse perplexe. Il n’assure pas de transition explicite entre Bela et La Princesse Mary et la lisibilité de l’argument est laborieuse. Pétchorine, tel un grain de sable, a grippé la mécanique routinière de ces “honnêtes contrebandiers“. Sans états d’âme, il repart.

Pétchorine à cœur ouvert ? Le ténébreux Ruslan Skvortsov sait donner de la profondeur humaine à un personnage qui semble dénué d’émotions. Par son esthétique, le dernier acte La Princesse Mary suggère Les Illusions perdues d’Alexeï Ratmansky. Les parenthèses de grâce de ce tableau, le plus dense des trois, proviennent de références à d’autres ballets du répertoire sans que celles-ci soient toutefois conjuguées avec harmonie.

Un Héros de notre temps, Svetlana Zakharova et Ruslan Skvortsov

Un Héros de notre temps – Svetlana Zakharova et Ruslan Skvortsov

Beauté à la majesté fanée demeurant sobre dans sa douleur, Vera (Kristina Kretova) semble ainsi calquée sur la Marguerite Gautier mourante de La Dame aux Camélias de John Neumeier. Kristina Kretova esquisse de superbes arabesques, suspendues dans les airs, avant de ployer cruellement vers le sol. Pétchorine culminait au sommet de son cynisme ravageur avant que ne ressurgisse Véra, unique amour de jeunesse. Leurs retrouvailles offrent l’occasion d’un remarquable pas de deux, prélude à un pas de trois plus beau encore qui intègre la Princesse Mary (Svetlana Zakharova).

Car Pétchorine est à ce point vicié qu’il ressent le besoin de rassasier son orgueil – son idée du bonheur – à l’égard d’un compère (Denis Savine) qu’il finit par battre en duel, en écho à Eugène Onéguine. Aussi va-t-il humer le parfum d’un frais bouton de rose, la gracieuse Princesse Mary. En révélant une charge émotionnelle allant crescendo, l’aristocratique Svetlana Zakharova  montre une nouvelle facette de sa personnalité artistique. De la jeune mondaine affectée, coquette parmi bien d’autres de “la société des eaux“, l’Étoile du Bolchoï fait évoluer son jeu jusqu’à une époustouflante et virtuose scène de folie, proche de celle de Giselle. Pâle comme la mort, les larmes aux yeux, regard hagard, la Princesse Mary déchue par Pétchorine inspire une tristesse abyssale. Elle ne s’en remet qu’après les saluts finaux.

En fonction de la lumière, tantôt vive, tantôt tamisée et des décors mobiles, le salon aristocratique de La Princesse Mary évoque parfois un cabinet de curiosités, parfois un sinistre hôpital. Portrait d’une noblesse russe en pleine déliquescence ? L’épilogue réunit les trois Pétchorine qui, en dansant indifférents les uns aux autres, font résonner les mots de Lermontov : “Aujourd’hui, ici, dans cette morne forteresse, je me demande souvent en parcourant en pensée le passé : pourquoi avais-je refusé de m’engager dans la voie que m’avait ouverte la destinée et où m’attendaient des joies calmes et la paix de l’âme ?”

Un Héros de notre temps, Kristina Kretova, Svetlana Zakharova, Ruslan Skvortsov

Un Héros de notre temps – Kristina Kretova, Svetlana Zakharova, Ruslan Skvortsov

On a assez nourri les gens de douceurs, ils en ont eu l’estomac gâté : ils ont besoin de remèdes amers, de vérités décapantes.

L’esprit du roman Un Héros de notre temps pourrait ainsi être résumé par une citation de sa préface. Le ballet prend le même chemin tortueux en composant une musique aigre-douce (Ilya Demoutski) dont les accents dissonants rappellent furtivement les ballets russes de Diaghilev et plus récemment la partition de Léonid Dessiatnikov pour Les Illusions perdues.

L’an dernier, le sursaut chorégraphique du Bolchoï venait de Jean-Christophe Maillot qui créait pour la troupe le ballet sur mesure La Mégère apprivoisée. Un Héros de notre temps est russe de l’argument au chorégraphe en passant par le compositeur et le metteur en scène. En 2015, le ballet du Bolchoï tisse, par petites touches, sa propre modernité. Serait-ce le signe annonciateur d’un répertoire profondément renouvelé mais fondamentalement russe ?

 

Un Héros de notre temps, de Youri Possokhov et Kirill Sebrennikov, par le Ballet du Bolchoï. Avec : Igor Tsvirko, Artem Ovcharenko, Ruslan Skvortsov (Pétchorine), Olga Smirnova (Bela), Ekaterina Chipoulina (Ondine), Svetlana Zakharova (Princesse Mary), Kristina Kretova (Vera), Alexander Smoliyaninov (Kazbitch), Viatcheslav Lopatine (Ianko), Gueorgui Goussev (aveugle), Denis Savine (Grouchnitski), Alexander Fadeyechev (Docteur). Voix : Nina Minasyane, Marat Gali, Svetlana Chilova. Compositeur : Ilya Demoutski. Le 22 juillet 2015 (première mondiale) au théâtre du Bolchoï.

 

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