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Nijinsky, oeuvre géniale de John Neumeier – Ballet National du Canada

TranscenDanses a inauguré sa nouvelle saison au Théâtre des Champs-Élysées avec un triple cadeau : la venue à Paris du Ballet National du Canada, la première fois depuis 45 ans (autant dire que personne ou presque ne se souvient de sa dernière visite). Puis le retour de John Neumeier sur une scène parisienne avec son ballet Nijinsky, pour constater que le chorégraphe américain, qui préside aux destinées heureuses du Ballet de Hambourg depuis 1973, n’est pas uniquement l’auteur de La Dame aux camélias. Enfin, la toute première représentation du danseur Guillaume Côté à Paris. Aussi inexplicable que cela puisse paraître, l’Étoile du Ballet National du Canada, l’un des plus talentueux de sa génération, ne s’était jamais produit dans un théâtre français. Il a prouvé devant une salle ébahie qu’à 36 ans, il est en pleine possession de ses moyens technique, athlétique et artistique, toutes qualités indispensables pour interpréter le rôle-titre de Nijinsky.

Nijinsky de John Neumeier-Guillamue Côté.

Nijinsky de John Neumeier-Guillaume Côté.

Mais commençons dans l’ordre. La crise économique n’a pas épargné le monde du ballet et il devient de plus en plus difficile d’organiser de grandes tournées mondiales. C’est donc une chance de découvrir à Paris le Ballet National du Canada. Sous la direction éclairée et exigeante de Karen Kain, ancienne ballerine qui fit une grande carrière internationale, la compagnie s’est hissée au plus haut niveau et a enrichi son répertoire de manière considérable, collaborant avec tou.te.s les grand.e.s chorégraphes de l’époque. Songeons que c’est à Toronto qu’Alexeï Ratmansky a créé sa version de Roméo et Juliette reprise cette année… au Bolchoï ! Ainsi va l’ironie de la mondialisation qui s’est emparée du monde du ballet. Au-delà du répertoire, Karen Kain a recruté des solistes de haut vol, capables aussi bien de danser George Balanchine, John Cranko, Jirí Kylián ou Wayne McGregor.

Et bien sûr, John Neumeier, qui a noué des relations très étroites avec le Ballet National du Canada et ses artistes. La compagnie devrait d’ailleurs ajouter Anna Karénine à son affiche la saison prochaine. Mais c’est avec Nijinsky que la troupe a élu domicile au Théâtre des Champs-Élysées. Comme une évidence ! L’œuvre avait été montrée au Palais Garnier en 2003 avec le Ballet de Hambourg, mais le symbole est bien plus fort dans le théâtre où résonna le 29 mai 1913 le bruit du double scandale du Sacre du Printemps : celui de la musique révolutionnaire d’Igor Stravinsky et de la chorégraphie visionnaire de Vasvlav Nijinski. John Neumeier voue une authentique admiration à ce danseur et chorégraphe mythique jusqu’à collectionner tout ce qui peut se rapporter à Nijinski. Il a même ouvert à Hambourg un institut de recherche qui lui est consacré.

Nijinsky de John Neumeier – Guillaume Côté et EvanMcKie

Le risque aurait été de vouloir montrer un improbable biopic car il subsiste de grandes zones d’ombre dans la biographie de Nijinski. Peu de choses peuvent nous raconter sa vie : de rarissimes et très courts morceaux de films, quelques photos où le danseur n’est pas en mouvement, les témoignages de ses proches qui dressent un portrait contrasté et le précieux journal. Insuffisant pour tenter de retracer la vie de Vaslav Nijinski, né à Kiev le 12 mars 1889 et mort le 8 avril 1950 après avoir vécu les 30 dernières années de sa vie dans un état de schizophrénie quasi permanent. John Neumeier propose donc sa vision de Nijinski comme un kaléidoscope dans les émotions et les souvenirs supposés du génial danseur qu’il fut. La première scène du ballet représente ainsi de manière presque réaliste, bien qu’imaginée, l’ultime représentation de Nijinski. Le 18 janvier 1919, il fit venir quelques fans des Ballets Russes dans une salle d’un hôtel de Saint-Moritz en Suisse pour un dernier tour de piste.

Ce prologue sur un prélude de Chopin annonce une histoire en flash-back où John Neumeier convoque sur scène les grands rôles de Nijinski : Harlequin, l’esclave de Schéhérazade ou le Spectre de la Rose avant de montrer ses propres créations chorégraphiques qui bouleversèrent le vocabulaire du ballet classique comme L’Après-midi d’un Faune et bien sûr Le Sacre du Printemps. Défilent aussi les proches de Nijinski : sa sœur Bronislava, son frère, ses parents. Et l’on voit se superposer les décors reconstitués qui avaient été créés par Léon Bakst et Alexandre Benois dont Neumeier s’est inspiré.

Il n’y a rien à jeter dans ce ballet magistral. Mais l’une des scènes les plus poignantes reste la rencontre avec Serge Diaghilev, le créateur des Ballets Russes qui fut le mentor et l’amant de Nijinski. John Neumeier a chorégraphié un pas de deux d’une intensité étonnante. C’est probablement le plus beau duo jamais écrit pour deux hommes : sensuel, érotique même, jamais vulgaire. Il y avait pour la première à Paris deux interprètes d’exception : Guillaume Côté dans le rôle-titre et Evan McKie incarnant Serge Diaghilev. Les deux danseurs se portent, s’enroulent, se caressent. Ils sont presque jumeaux. Evan McKie est un danseur tout en subtilité, artiste et acteur accompli (on se souvient de son admirable Onéguine à l’Opéra de Paris). Il fera aussi ses débuts dans le rôle de Petrouchka lors de cette étape parisienne du Ballet National du Canada.

Nijinsky de John Neumeier-Guillaume Côté et Heather Ogden.

Le Nijinsky de John Neumeier est une œuvre pour solistes et la compagnie ne manque pas de grands talents. Francesco Gabriele Frola est à la fois l’esclave d’or de Shéhérazade et le Faune, il excelle dans les deux rôles qui exigent une grande virtuosité comme toujours chez John Neumeier. Heather Ogden est Romola de Pulszky, cette personnalité fantasque, hongroise, fan de Nijinski au point de prendre le bateau qui menait les Ballets Russes en tournée vers l’Amérique du Sud et de séduire le danseur-chorégraphe lors de la traversée. Ils se marieront à peine débarqués à Buenos Aires, précipitant la rupture avec Diaghilev et la descente aux enfers de la folie de Nijinski. Cet épisode de la rencontre sur le bateau de croisière donne lieu à un pas de trois où s’immisce le double ou l’ombre de Nijinski. Et John Neumeier s’interroge alors sur les motivations affectives de Romola : était-elle amoureuse du danseur Nijinski ou de l’homme ? Heather Ogden excelle dans ce rôle et joue à merveille la duplicité de celle qui malgré tout n’abandonnera jamais le danseur, même si elle lui fut infidèle.

La puissance de ce ballet repose cependant pour beaucoup sur l’interprète du rôle principal. Guillaume Côté a mis la salle K.O debout, à juste titre. Il est époustouflant. John Neumeier utilise comme à l’accoutumée tout le vocabulaire classique : arabesques, tours, manèges réalisés à la perfection par le danseur canadien. Il y ajoute des séquences athlétiques avec de multiples chutes au sol d’une rare violence. Et si à aucun moment la virtuosité et la musicalité de Guillaume Côté ne peuvent être prises en défaut, il est aussi un artiste accompli qui nous montre sur scène l’inéluctable montée des difficultés mentales de Nijinski.

Nijinsky de John Neumeier-Guillaume Côté.

Le deuxième acte est celui de la folie de Nijisnki, de ses démons qui deviennent incontrôlables. Guillaume Côté se casse, se tord, chute, crie avant de sombrer dans une apathie, celle dont Nijinski ne sortira plus. Chorégraphié sur la partition de la 11ème Symphonie de Dmitri Chostakovitch superbement dirigée par David Briskin à la tête de l’Orchestre Prométhée, John Neumeier nous glace avec quelques scènes mémorables, dont une danse par le corps de ballet masculin évoquant la brutalité de la Première guère mondiale qui fut un traumatisme pour le danseur, et qui n’est pas pour rien dans la genèse de sa folie.

John Neumeier aime tellement ses personnages et leur interprètes qu’il a parfois du mal à les abandonner, faisant durer le final, un peu trop pour certain.e.s. Mais comment se plaindre de jouer les prolongations quand Guillaume Côté est sur scène, lui-même totalement habité par le personnage ? Quand le rideau s’ouvre et qu’il est seul sur scène pour saluer, il reste impassible malgré l’ovation immense du Théâtre des Champs-Élysées. Il lui faudra – et moi aussi ! – quelques minutes pour quitter Nijinski, artiste génial pour qui John Neumeier a composé un chef-d’œuvre.

 

Nijinsky de John Neumeier par le Ballet National du Canada au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la saison TranscenDanses. Avec Guillaume Côté (Nijinsky), Evan McKie (Diaghilev), Heather Ogden (Romola), Francesco Gabriele Frola (L’Esclave d’Or de Schéhérazade et Le Faune de L’Après-midid d’un faune), Jenna Savella (Bronislava Nijinska) et Dylan Tedaldi (Stanislav Nijinsky). Mardi 3 octobre 2017. À voir jusqu’au 8 octobre

 

Commentaires (1)

  • Léa

    Merci. Oui c’était très fort. Bon je suis manifestement passée à côté d’Evan McKie (pas exceptionnel à mes yeux mais apparemment, si), mais pas de Côté tellement dans son personnage. Le Faune n’était pas le plus réussi (alors que l’esclave doré… magnifique). En revanche Dylan Tedaldi, dans la mort du frère de Nijinski, quel choc aussi !!! Saisissant, sur le plan technique comme dramatique.

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