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[Biennale de la Danse] Ligne de crête de Maguy Marin

À 67 ans, Maguy Marin reste une révoltée. Révoltée contre la société d’aujourd’hui, la sur-consommation sans réflexion, le néo-libéralisme. Et désespérée aussi, face à une société qui ne bouge plus vraiment et semble avoir accepté cet état de fait. “Je trouve ça incroyable notre capacité à absorber tant de violence sans que ça nous fasse bouger le cul“, disait-elle ainsi lors d’une rencontre en préambule à sa création Ligne de crête, présentée à la 18e Biennale de la Danse de Lyon. Maguy Marin y dit tout de cette nausée et de son envie de secouer le monde. Malgré son cri de colère véridique, Ligne de crête tombe à plat, nous montrant ce que nous savons déjà. 

Ligne de crête de Maguy Marin

Maguy Marin n’est pas là pour proposer une pièce agréable. Au contraire, elle veut bousculer les sens, mettre le public dans une situation d’inconfort pour le faire réagir. Ligne de crête, ainsi, ne nous épargne pas. Le plateau est un vaste open-space, où les bureaux sont séparés par des murs en verre : on a son espace à soi, mais aucune intimité pour autant. La musique, d’emblée se faire sonore : un bruit assourdissant composé d’une sorte de machine répétitive, d’un bruit de photocopieuse, et dont on comprend très vite qu’il ne s’arrêtera qu’à la fin de la pièce. Sur ce rythme implacable, six danseurs et danseuses, au look de jeunes cadres dynamiques d’une boîte de com’, viennent et reviennent remplir leur espace de travail. D’abord avec ce que l’on attend à y trouver : un ordinateur, une poubelle, une photo personnelle. Puis des choses de plus en plus étranges, une plante verte, des packs de lait, des guirlandes, une perruque. Un vaste bazar hétéroclite, qui monte jusqu’au plafond, qui déborde de chaque espace, qui prend toute la place, qui étouffe l’espace vital. 

Voilà pendant une heure le contenu de Ligne de crête : six personnes accumulant, un café à la main, allure droite et mécanique, sans réfléchir à ce qu’ils emmènent, pris à la fois dans la folie d’une surconsommation et celle de l’open-space du “Bullshit Job”. La lumière monte et descend, comme pour montrer les journées qui passent, toutes semblables. La folie des six personnages est de plus en plus perceptible, leurs gestes de plus en plus mécaniques au fur et à mesure que les choses s’accumulent, l’absurde de plus en plus présent. Jusqu’à ce que tout s’éteigne d’un coup, lumières et sons. Bien. Et donc ? 

Ligne de crête de Maguy Marin

C’est une conclusion extrêmement cruelle à un cri de désespoir on ne peut plus sincère, mais qui est vraiment celle qui s’est imposée à moi à la fin du spectacle. Maguy Marin dénonce le néo-libéralisme et le monde du travail d’aujourd’hui. Passons sur le fait que ce n’est pas vraiment nouveau, car il y a toujours une bonne raison de dénoncer ce qui nous paraît insupportable. Attardons-nous plutôt sur le fait que cela ne donne pas spécialement envie au public de rentrer chez soi et de changer les choses. Pourquoi ? Parce que la chorégraphe ne nous ouvre pas les yeux. Elle nous montre une réalité que nous connaissons, et à laquelle nous nous sommes faits même si nous avons envie de la transformer, de la rendre plus humaine. La chorégraphe met en face du public un monde qu’il connaît, et surtout dont il est conscient, dont il comprend les dangers et les côtés écrasants. Mais qu’il accepte sur le fond, dont il se fait une raison. Finalement, il peut presque trouver que la vision de la chorégraphe est un peu naïve : ce n’est que maintenant qu’elle se rend compte de ce qu’est notre monde ? 

L’on comprend que c’est justement cet état de fait que veut dénoncer Maguy Marin, qu’elle ne peut plus supporter notre indolence. Et à me demander s’il ne s’agit pas ici d’une question de génération. La plupart de mes collègues, qui sont plus proches de l’âge de Maguy Marin que du mien, ont encensé Ligne de crête. Contrairement aux personnes de mon âge – disons entre 30 et 40 ans – connaissances ou personnes du public se trouvant à côté de moi. Je n’aime pas faire des généralités de générations, qui se révèlent souvent fausses. Et je suis sûre que des trentenaires seront offusqués de mes propos. Ma constatation se fait tout de même que l’on ne pose pas le même regard sur Ligne de crête selon son âge. Nous avons grandi dans le libéralisme, nous ne connaissons pas autre chose. Nous savons qu’il faut l’améliorer, mieux réfléchir à notre consommation, que c’est un système qui peut s’avérer dangereux. Mais nous l’avons digéré, parce que l’on ne peut pas faire autrement. Idem pour l’enfer des open-space et des “Bullshit Jobs”. Avons-nous eu le choix, parfois, de pouvoir faire autre chose ? La question se pose plus sur l’adaptation, la transformation, la ré-humanisation (regardons la génération Y et son regard plus détaché sur le monde du travail) plutôt que d’un rejet total de cet état de fait. 

Ligne de crête de Maguy Marin

C’est ce qu’aimerait nous voir faire Maguy Marin. “Aller voir ‘Ligne de crête’, j’aimerais que ça nous porte pour changer les choses, nous amener à l’insurrection“, expliquait-elle ainsi. Mais il s’agit bien plus d’une question d’adaptation – comment réinventer notre monde tout en l’acceptant – que de tout envoyer valser. Peut-être suis-je une grande blasée, ou le fait que je fasse partie des privilégiées. Mon sentiment, à la fin de Ligne de crête, a plutôt été le soulagement que le bruit infernal s’arrête. Mais ne donne pas vraiment envie de bondir dans la rue et de tout envoyer valser. Le monde est ainsi fait qu’il va plus vite que nous. Et Ligne de crête semble résonner face au monde d’il y a 20 ans. 

 

Ligne de crête de Maguy Marin au TNP Villeurbanne, dans le cadre de la Biennale de la Danse vec Ulises Alvarez, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco et Marcelo Sepulveda. Mercredi 12 septembre 2018. À voir en tournée en 2018 et 2019 en France. La Biennale de la Danse de Lyon continue jusqu’au 30 septembre

 

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