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Balades chorégraphiques – Mars 2016

Qu’attend-on aujourd’hui de la danse contemporaine ? Les “performances” sont-elles réservées à un certain public, socialement homogène et acquis par avance au “propos” des artistes ? Mais si c’est le cas, à quoi servent-elles ? L’art devrait-il nous émouvoir, nous faire réfléchir, nous choquer (si cela est encore possible), … ? Telles sont quelques unes des questions que l’on peut se poser en fréquentant les spectacles et festivals programmés en mars par les scènes contemporaines d’Île-de-France. Certes, la “danse contemporaine” est éclectique et il n’est pas sûr que le terme même soit pertinent. Mais certaines tendances semblent se dessiner, parfois pour agacer, d’autres fois pour enthousiasmer.

Mathieu Riboulet et Sylvain Prunenec dans Jetés dehors

Mathieu Riboulet et Sylvain Prunenec dans Jetés dehors

Nombrer les étoiles d’Alban Richard : danser aujourd’hui les ballades médiévales

Alban Richard, le nouveau directeur du CCN de Caen, fait se rencontrer dans Nombrer les étoiles l’ensemble de musique médiévale Alla francesca et les danseur.se.s contemporain.e.s Romain Bertet, Mélanie Cholet, Max Fossati, Laurie Giordano et Yannick Hugron. Le chant chaleureux de Christel Boiron et Brigitte Lesne, la musique colorée de la vièle à arche, des harpes et percussions, insufflent aux danseur.se.s des mouvements basés sur la respiration. Seul.e.s, à deux ou tou.te.s ensemble, les danseur.se.s déambulent et tournoient poétiquement, vêtu.e.s de noir sur la scène nocturne. Leurs bras nus, leurs visages laissent des traces semblables aux nuées d’étoiles que le titre du spectacle évoque. Mais cette douceur coexiste avec l’inquiétude que manifestent une respiration souvent haletante, un cœur que l’on entend battre à exploser au milieu du spectacle. Nombrer les étoiles souffre de quelques longueurs, et manque parfois de rythme, mais offre aussi de véritables moments de poésie, lorsque musique et danse trouvent à s’accorder, par-delà les époques et les esthétiques.

Nombrer les étoiles d'Alban Richard

Nombrer les étoiles d’Alban Richard

Tôzai !… d’Emmanuelle Huynh : quand est-ce que ça commence ?

Emmanuelle Huynh s’est inspirée pour Tôzai !… du bunraku, genre théâtral japonais datant du XVIIe siècle. Les spectacles de bunraku sont fortement ritualisés, s’ouvrant par de multiples levers de rideau, puis enfin par ce cri, Tôzai ! : “d’est en ouest”. Egalement philosophe, Emmanuelle Huynh s’intéresse dans cette pièce à l’événement qu’est le commencement d’une pièce. Lorsqu’on entre dans la petite salle de Pompidou, une danseuse court déjà sur scène, devant un lourd rideau gris. Toutes lumières encore allumées, une voix commence à conter des récits cosmogoniques japonais.

Et le spectacle n’en finit pas de commencer : devant le rideau, les danseur.se.s continuent de se succéder, explorant par des gestes bizarres l’espace de l’avant-scène. Le silence est constamment perturbé par un bruit de fond, qui jusqu’à un stade avancé du spectacle semble provenir des coulisses ou d’une autre salle (jusqu’à ce que l’on comprenne qu’il s’agit de la bande son…). Un à un, les rideaux tombent, et les danseur.se.s déploient leur gestuelle étrange. L’arrivée la plus saisissante est peut-être celle de Volmir Cordeiro, long, très mince, qui se suspend dans ses sauts comme seul un animal semblait pouvoir le faire.

La réussite de ce spectacle tient peut-être aux impressions désagréables qu’il laisse : impression que la pièce n’a jamais commencé, malaise que provoquent certains gestes, des costumes peu seyants. La danse d’Emmanuelle Huynh et de ses interprètes captivant.e.s devient ici un outil d’interrogation  philosophique sur nos habitudes esthétiques.

Tôzai !... d'Emmanuelle Huynh

Tôzai !… d’Emmanuelle Huynh

Jaguar de Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk : carnaval burlesque et joyeux

Egalement au Centre Georges Pompidou, c’est une pièce très enthousiasmante qu’interprètent Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk. Le corps peint en bronze ou doré, affublé.e.s de lunettes de piscine, de protège-dents, d’un bandana, et de serviettes éponges multiples et variées, les deux interprètes ont fière allure ! Leur danse de pantins peuple le plateau d’univers multiples , du sport au carnaval cap verdien, en passant par un Faune et un Sacre du printemps devenus burlesques. Le spectacle tarde à démarrer, mais une fois que l’on a plongé dans leur univers, Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk nous entraînent dans un voyage aussi absurde que joyeux, où les accompagne, pour son plus grand malheur, un gigantesque cheval de bois bleu.

Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk dans Jaguar

Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk dans Jaguar

Radio Vinci Park de Théo Mercier : une performance asphyxiante

Du 15 mars au 9 avril, la Ménagerie de Verre présente le Festival Etrange Cargo : “Entre théâtre, performance, danse, arts visuels et cinéma, le festival présente à nouveau cette année des formes non identifiées“. Parmi les spectacles proposés, Radio Vinci Park de Théo Mercier met en contraste l’univers aseptisé des parkings et tous les fantasmes inquiétants, voire morbides, dont ils font l’objet. La salle de spectacle de la Ménagerie de Verre est dépouillée, pour ressembler à un parking, seulement éclairé par un néon central orange. Avant d’y entrer, le public passe par un salon raffiné, où Marie-Pierre Brébant joue du clavecin, au milieu de livres, de partitions, et sur fond d’un doux parfum vanillé. A l’entrée dans le parking, c’est sa musique qui est retransmise par les hauts-parleurs.

Mais l’atmosphère change brutalement : seul au milieu de la salle, un motard à la placidité inquiétante est assis sur sa moto. Le public s’installe derrière des barrières, et entre alors François Chaignaud, travesti en femme angoissante. Dans ce qui est devenu une arène, François Chaignaud danse et chante sensuellement autour du motard, l’ambiance devient de plus en plus lourde et agaçante. Kitsch, trash… autant de mots qui caractérisent cette performance comme cent autres. Mais quand le motard démarre, fait vrombir son moteur, éblouit le public de ses phares et inonde la salle de ses gaz d’échappement, en fonçant sur François Chaignaud étendu à terre, la performance me devient insupportable et je quitte la salle. Que peuvent bien apporter de telles performances ? L’effet n’en est même pas cathartique.

Radio Vinci Park de Théo Mercier

Radio Vinci Park de Théo Mercier

En amour, il faut toujours un perdant de Fabrice Ramalingom et Emmanuelle Bayamack-Tam : les tumultes d’une passion malsaine

A l’inverse, j’ai été séduite par le Festival Condordan(s)e, qui fête cette année ses dix ans. Le principe est de faire travailler en duo des chorégraphes et écrivain.e.s qui ne se connaissent pas. Du 10 mars au 15 avril, leurs créations communes sont visibles dans de nombreux lieux d’Île-de-France : salles de spectacles, mais aussi bibliothèques, librairies, pour des temps d’échange avec les artistes. Tout au long de l’année, des rencontres avec le public ont également été organisées.

En amour, il faut toujours un perdant est une création du chorégraphe Fabrice Ramalingom et de l’écrivaine Emmanuelle Bayamack-Tam. Avec beaucoup d’humour, cette pièce raconte ce que peuvent avoir de cruel la séduction, la relation de couple, puis la rupture. La pièce dit tout cela en une demi-heure, par un très beau texte, une chorégraphie aussi drôle qu’engageante physiquement, un strip tease distancié, sans oublier Julio Iglesias ! Le rythme rapide est celui de la nouvelle littéraire, et l’incarnation des personnages sur scène donne au texte toute sa profondeur, dont l’ironie sauve le cynisme.

Fabrice Ramalingom et Emmanuelle Bayamack-Tam dans En amour, il faut toujours un perdant

Fabrice Ramalingom et Emmanuelle Bayamack – Tam dans En amour, il faut toujours un perdant

Jetés dehors de Sylvain Prunenec et Mathieu Riboulet : c’est l’histoire d’un corps

Jetés dehors, également créé dans le cadre du Festival Concordan(s)es, fut ma plus belle découverte de ce mois de mars. Le texte de Mathieu Riboulet raconte à la première personne l’histoire d’un homme à travers l’histoire de son corps : de l’enfance à l’âge adulte, la même difficulté à assumer son corps, “ce corps qui nous encombre, paravent du désir, de l’amour et des mots“, à trouver sa respiration et à reprendre pied dans la violence du rapport aux autres. Sylvain Prunenec en est le magnifique interprète. Emouvant, drôle, parfois clownesque, il pousse son corps à bout. Mais le dialogue entre les deux artistes n’est pas que de texte à corps, il est aussi de texte à texte et de corps à corps, dans une complicité qui ne cesse de s’accentuer au fil du spectacle. Jetés dehors sera représenté jusqu’au 10 avril dans le cadre de ce beau festival.

Sylvain Prunenec et Mathieu Riboulet dans Jetés dehors

Sylvain Prunenec et Mathieu Riboulet dans Jetés dehors

 

Nombrer les étoiles d’Alban Richard au Théâtre 71 de Malakoff, avec Romain Bertet, Mélanie Cholet, Max Fossati, Laurie Giordano et Yannick Hugron. Mardi 15 mars 2016.
Tôzai !… d’Emmanuelle Huynh au Centre Georges Pompidou, avec Emmanuelle Huynh. Interprètes : Katerina Andreou, Jérôme Andrieu, Bryan Campbell, Volmir Cordeiro, Madeleine Fournier et Emmanuelle Huynh. Jeudi 17 mars 2016.
En amour, il faut toujours un perdant, dans le cadre du festival concorDAn(s)e, de et avec Fabrice Ramalingom (chorégraphe) et Emmanuelle Bayamack-Tam (écrivaine). Vendredi 18 mars 2016.
Jetés dehors de Sylvain Prunenec et Mathieu Riboulet dans le cadre du festival concorDAn(s)e. Vendredi 18 mars 2016.
Radio Vinci Park de François Chaignaud dans le cadre du festival Etrange Cargo, à la Ménagerie de Verre, du 22 au 24 mars 2016. Mercredi 23 mars 2016.
Jaguar de Marlene Monteiro Freitas et Andreas Merk au Centre Georges Pompidou.Jeudi 24 mars 2016.

Festival concorDAn(s)e : du 10 mars au 15 avril 2016 dans de nombreux lieux d’Île-de-France.
Festival Etrange Cargo : du 15 mars au 9 avril 2016 à la Ménagerie de Verre.

 

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