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Casse-Noisette sur le divan – Mélanie Hurel et Hugo Marchand

Aux premiers frissons d’hiver, les muscles des danseuses et des danseurs s’engourdissent et les blessures se multiplient. Aussi, lundi 1er décembre, Amandine Albisson et Joshua Hoffalt ont été déprogrammés dans Casse-Noisette à la faveur de Mélanie Hurel et de Hugo Marchand, qui vient d’être promu Sujet. Ce dernier a effectué une prise de rôle réussie dans le personnage dual Drosselmeyer/Prince onirique. Se sont aussi démarquées par leur talent Aubane Philbert (pétillante Luisa) et l’envoûtante Eve Grinsztajn (magnétique danseuse arabe) alors que le corps de ballet semblait un peu à la peine.

Casse-Noisette - Ballet de l'Opéra de paris

Casse-Noisette – Ballet de l’Opéra de paris

Adulte, peut-on encore se délecter d’un énième Casse-Noisette, éternel divertissement de fin d’année, dont le taux de glucose anéantirait un diabétique sur-le-champ ? De prime abord, Casse-Noisette est une madeleine sirupeuse à souhait qui souffre d’un argument un peu fade. Les extrapolations esprit Rive-Gauche lui ont toutefois donné de l’épaisseur en y décelant l’éveil trouble d’une jeune fille à la sensualité façon complexe d’Oedipe. Cette noirceur inattendue pour un ballet-féérie a été accentuée par le parti pris freudien de Rudolf Noureev, inspiré par les ambiguïtés du conte d’Hoffmann. Saupoudrez le tout de sucre glace, ajoutez-y un soupçon d’âme russe, tendez le fil d’équilibriste sur lequel va danser Clara et vous retrouverez le beau Casse-Noisette que Rudolf Noureev a revisité en 1985.

Le goût exquis de Nicolas Georgiadis qui a imaginé les costumes, la partition transcendante de Tchaïkovski et le savoir-faire des interprètes font du Casse-Noisette de l’Opéra de Paris un tendre enchantement aboutissant à une double lecture. D’un côté, le candide émerveillement sensoriel de l’enfance. De l’autre, un rapport plus personnel à l’œuvre, en fonction des angoisses existentielles propres à chacun. Douce rêverie ou cauchemar, lequel l’emporte sur l’autre ? Si le premier acte est une aimable confiserie, les danses de caractère du deuxième acte sont de plaisants divertissements. Ils datent un peu, certes, le ballet a été créé au XIXe siècle, soulignons-le, au temps où Chinois, Français et Espagnols étaient représentés sous des traits caricaturaux. Mais quel interlude amusant entre les longueurs du tableau de l’arbre de Noël et la mièvrerie du pas de deux du prince et de la princesse.

Casse-Noisette - La valse des Flocons

Casse-Noisette – La valse des Flocons

Mélanie Hurel incarne une Clara convaincante. Dans l’univers bourgeois de sa famille, on la sent parfois ailleurs, comme à l’étroit. C’est subtil mais cela préfigure, comme dans Alice au pays des merveilles, la fuite onirique qui va se produire. Parfois frivole dans le premier acte, elle semble vouloir attirer l’attention de son vieux parrain claudiquant : Drosselmeyer. Un adulte à l’esprit dévoyé y verrait là le signe d’une relation incestueuse naissante entre la belle et la bête, alors que d’innocents yeux d’enfants n’y verraient qu’une jeune fille enjouée qui cherche en la figure rassurante du parrain un complice de jeu. Au deuxième acte, la Fée-dragée de Mélanie Hurel apparaît un peu crispée. La fautive ? Une chorégraphie alambiquée et rythmiquement déconnectée de la musique cristalline qui l’accompagne. Plus généralement, l’évolution de Clara de la pré-adolescente couvée à la princesse baroudeuse n’est pas très éloquente. Mais comment briller dans ce rôle dont l’acmé dramatique est sonné par… la scène du cauchemar des souris ? Peut-être comme Mélanie Hurel l’a fait : en restant le simple mais non moins essentiel fil conducteur du ballet, accompagnant le spectateur et la spectatrice au pays de la magie blanche et de la magie noire.

Hugo Marchand relève le défi de la prise de rôle avec un certain brio. Dans la rue, son Drosselmeyer ressemble à Jack l’éventreur errant dans Whitechapel. L’on en viendrait à lui prêter des intentions impures. Effrayant. Puis Hugo Marchand devient un charmant prince, danse virile et veloutée, lignes nobles. Dans le Casse-Noisette de Noureev, Drosselmeyer – le parrain -, et le prince au bras duquel Clara découvre l’amour et le monde, sont interprétés par le même danseur. La terrifiante duplicité de l’être humain est une obsession toute noureevienne . Rappelez-vous son Lac des cygnes, où le précepteur et confident du prince est également son ennemi, le sorcier Rothbart. Mais le plus grand adversaire de l’homme chez Rudolf Noureev, c’est son inconscient, monstre intérieur qui entame sa marche vers une auto-destruction psychique. Dans ce Casse-Noisette, plusieurs interprétations sont possibles. L’on pourrait tout aussi bien s’en tenir à la féérie du couple idéal que forment Mélanie Hurel et Hugo Marchand.

Casse-Noisette - Mélanie Hurel et Hugo Marchand

Casse-Noisette – Mélanie Hurel et Hugo Marchand

Timide et parfois instable, le partenariat demeure prometteur. Certes, l’osmose n’est pas encore particulièrement éblouissante et les lignes manquent parfois d’harmonie. Comment leur en tenir rigueur pour cette première fois ? Il faut en retenir un délicieux arrière-goût qui reste quelques heures dans le palais mental de leur romance fantasmée.

Un compte-rendu de Casse-Noisette ne serait pas complet sans un laïus sur le support musical de choix que constitue l’œuvre de Tchaïkovski. La musique inspire une sérénité inhabituelle pour le style torturé du compositeur. On y retrouve la grandiloquence majestueuse de sa Belle au bois dormant et de quelques-unes de ses symphonies. La valse des Flocons et la valse des Fleurs en sont des exemples éloquents. Il a aussi coloré certains morceaux d’une rondeur enfantine communicative, celui de la Fée-dragée pour n’en citer qu’un, grâce à sa géniale utilisation du célesta. Mais, pour le plus grand bonheur de ses idolâtres, Tchaïkovski a instillé de-ci de-là des pointes de mélancolie qui trahissent sa nature tourmentée. L’entêtante danse arabe est ainsi particulièrement représentative de cette ambivalence musicale. Au son d’un hautbois qui serpente et de violons lancinants, Eve Grinsztajn hypnotise par des ondulations sensuelles – sans vulgarité  – et une présence irradiante.

Casse-Noisette - Valse des Fleurs

Casse-Noisette – Valse des Fleurs

Aussi décriée soit-elle, l’approche psychanalytique du Casse-Noisette de Rudolf Noureev est peut-être celle qui communie le plus avec les intentions premières de Tchaïkovski. Russes et contrariés dans leurs amours, ils sont liés par une fin tragique et une fascination morbide pour le destin, qui suinte par tous les pores de leurs œuvres. Dans Casse-Noisette, c’est par le rêve que cette dualité s’exprime.

Maudit songe ! […] je veux dire que tout était longtemps en germe et reposait dans mon cœur pervers, dans mon désir, mais que mon cœur était encore retenu par la honte, à l’état de veille” L’Adolescent. Dostoïevski.

Le rêve s’immisce souvent dans le ballet russe. Échappatoire à la réalité, fausse prémonition, source de cruelles désillusions au réveil, il est parfois l’opposé : le miroir vicieux de la vie quotidienne, relents des ténèbres de l’âme humaine. Dans le Lac des cygnes de Noureev, le prince Siegfried rêve d’un cygne blanc et de son double maléfique comme exutoire à son mariage arrangé, voire à son orientation trouble. La dernière scène, poignante, dépeint le désespoir du prince à son réveil. Dans la Belle au bois dormant, l’Aurore endormie – empoisonnée par une vilaine marraine – rêve à l’unisson avec le prince Désiré d’une rencontre (d’une adolescence ?) dans un bois cerné de ronces. Dans La Bayadère (musique signée Minkus), c’est un rêve rédempteur qui voit la réconciliation de Solor et de Nikiya sur fond de vapeurs d’opium. Casse-Noisette n’échappe pas à la règle. C’est un grand rêve, où se mêlent réalité sublimée et réalité pervertie. La fin est ouverte : chacun y voit ce qu’il veut y voir. Enfants comme adultes.

 

Casse-Noisette de Rudolph Noureev, par le Ballet de l’Opéra de Paris, à l’opéra Bastille. Avec Mélanie Hurel (Clara), Hugo Marchand (Drosselmeyer/Prince), Aubane Philbert (Luisa), Simon Valastro (Fritz), Laurent Novis (le père), Juliette Gernez (la mère), Alexis Saramite (le grand-père), Christine Peltzer (la grand-mère), Jérémie Neveu (le petit Hussard casse-noisette), Laure-Adélaïde Boucaud et Fanny Gorse (deux Flocons), Eve Grinsztajn et Julien Meyzindi (la Danse Arabe), Daniel Stokes, Adrien Couvez et Pablo Legasa (la Danse Chinoise) et Caroline Robert, Lydie Vareilhes et Cyril Mitilian (la Pastorale). Lundi 1er décembre 2014.

 

Commentaires (6)

  • Oui c’est très juste ! Nourrev n’a pas fait juste un spectacle pour enfants, il y a une étrangeté toute slave dans l’oeuvre, ce qui la rend passionnante

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  • alena

    Non seulement je suis d’accord avec vous, mais surtout, c’est la seule version de casse-noisette que je trouve supportable – les autres sont écœurantes, trop de bonbons etc. Il faut un peu d’acidité dans le sucre pour qu’il ait du goût…

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  • Jade

    “Acidité” le mot est très juste. Quelques grains de sable jetés dans la mécanique impeccable du conte pour enfants… Lequel conte comporte sa part de noirceur dans sa version originale, même si cela a été occulté dans de nombreuses productions kitsch de Casse-Noisette !

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  • antoinette piroutte

    Entièrement d’accord avec toi Jade. Pour moi cette version de Noureev est crépusculaire, cela se traduit même dans l’éclairage (très peu de lumière) et dans la quasi absence de couleur dans les costumes. C’est une version dark, certes décriée mais elle reste unique.
    Après avoir lu le papier du NYT, j’ai revu des extraits de la version Balanchine, la journaliste a beau jeu d’étrier la version Noureev mais qu’elle balaie un peu devant la porte du NYCT, la version de Balanchine est en tout cas dans les costumes, d’un kitsh absolu (la chorégraphie c’est une autre histoire).

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  • Jade

    Chère Antoinette, nous le voyons bien deux écoles se forment face à cette version polémique de Casse-Noisette. Je préfère le parti pris – qui a déjà le mérite d’exister – de Noureev à toutes les sucreries que l’on peut voir dans d’autres compagnies, États-Unis en tête. Et je trouve l’article du NYT plutôt injuste, même si certaines remarques sur le caractère alambiqué de quelques variations sont fondées. Sur ce dernier point, l’on pourrait peut-être tirer des conclusions d’une autre nature, comme par exemple sur la virtuosité des danseurs qui décroît peut-être depuis la première de cette version, en 1985. Pour rebondir sur le vœu que formule la journaliste en dernière ligne : Benjamin Millepied et Casse-Noisette = http://www.dansesaveclaplume.com/hors-scene/noel-avant-lheure-un-casse-noisette-revisite-par-benjamin-millepied-pour-une-publcite/

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