Le Lac des Cygnes – Sae Eun Park et François Alu
Ecrit par : Amélie Bertrand
Cette dernière du Lac des Cygnes du Ballet de l'Opéra de Paris était attendue de pied ferme. C'était en effet la seule date pour découvrir le couple François Alu (Premier danseur fabuleux et médiatiquement déjà Étoile) et Sae Eun Park (danseuse ultra-douée qui n'avait eu que peu d'occasions de briller). Alors tant pis pour la grève qui a limité quelques effets (un unique décor, des coiffes en moins, des costumes du 3e acte piqués au premier, une Mazurka supprimée, des choses finalement invisibles à l'oeil d'un public non averti. L'unique décor et l'absence de rideau baissé entre les actes amplifiaient d'ailleurs cette impression de songe du Prince). Les deux jeunes solistes n'ont pas encore proposé un travail magnifiquement abouti, mais il y avait la flamme, la fougue, un charisme fou, une technique brillante, et cette façon de prendre et posséder la scène sans complexe. Quels que soient leurs qualités et défauts, François Alu et Sae Eun Park ne laissent pas indifférent-e, futures Étoiles sans l'ombre d'un doute.
François Alu était sûrement le plus attendu. Il saute haut, il tourne comme personne, tout le monde le sait. Il a également une maturité artistique étonnante, proposant toujours des personnages construits et puissants (qui a oublié son Frollo ou son Djémil ?). Il n'est pas un prince naturellement. Mais il a l'intelligence pour trouver des attitudes et une expression qui compensent. Son Siegfried n'est ainsi pas un prince hautain, mais un rêveur, la quête de sens en est d'autant plus soulignée. Il est entièrement habité dès qu'il entre la scène, et attire les regards rien qu'en marchant le nez en l'air, alors que la danse des Chevaliers bat son plein.
François Alu a encore une danse un peu brute de décoffrage. Il apporte néanmoins dans ce Lac des Cygnes un soin très particulier aux finitions, et n'oublie jamais de porter sa technique par une intention. Ses sauts et pirouettes, aussi multipliées par dix soient elles, ont toujours un sens, ne sont pas là que pour le frisson de l'exploit. Sa longue variation lente manque encore de moelleux et de finesse. Mais là encore, il trouve dans l'intention, dans le travail des bras, dans un souci des ralentis, de quoi porter ses tourments intérieurs. Et malgré un Siegfried pas forcément conventionnel, il occupe la scène et hypnotise dans ce long solo de recherche d'identité.
Sae Eun Park a elle aussi ce magnétisme naturel des véritables solistes. Son Cygne blanc est déjà une merveille de danse. Ses bras sont moelleux et travaillés, très appuyés, presque à la russe. Ses petits coups de tête ou ses légers mouvements du poignet montrent un grand travail du détail. Tout son corps a la délicatesse d'un oiseau. Mais la danseuse ne semble trouver son inspiration que dans son travail physique (elle est Cygne visuellement). Intellectuellement, elle semble encore chercher son personnage. Sae Eun Park est avant tout un Cygne, assez premier degré, petit être perdu et affolé. Le rapport qui s'instaure avec François Alu est ainsi plus celui de la protection d'un animal fragile que d'un véritable sentiment amoureux. Leur pas de deux du deuxième acte ne manquait toutefois pas de précision, ces deux artistes vont techniquement bien ensemble, mais il manquait comme la flamme de la passion.
Plus que le couple, c'est ainsi le trio Cygne-Sigefried-Rothbart qui portait la soirée. Stéphane Bullion reste toujours aussi convaincant dans ce double personnage, rajoutant une once de perversité au premier acte. Lors du duo avec le prince, il semblait comme vouloir humer le parfum de son élève avant de s'en éloigner, impression renforcée par la certaine juvénilité de François Alu. Plus généralement, les interactions entre tous les personnages fonctionnaient très bien lors de cette représentation - Siegfried/La Reine, Siegfried/Rothbart, Rothbart/les Chevaliers, Siegfried/les jeunes filles - donnant un spectacle très vivant malgré une fatigue parfois visible du corps de ballet. Le pas de trois plutôt mollasson fut ainsi éclipsé par le jeu des personnages en toile de fond.
Le troisième acte fut très réussi sur le plan dramatique (ne parlons pas du plan technique, qui fut sans surprise brillant). Sae Eun Park est finalement plus crédible en Odile. Elle n'en est pas forcément plus femme fatale, mais elle sait se servir de sa technique et des précisions de la chorégraphie (un coup de tête méprisant, une main qui se retire), pour faire vivre intelligemment son personnage. Sa technique superlative et son naturel charisme font le reste. Moins séductrice que créature, elle est l'objet de Rothbart. Ce dernier tire les ficelles du pas de trois, poussant Siegfried comme Odile à faire ce qu'il veut. La force dramatique éclate dans une superbe coda, enivrante et tourbillonnante, faite pour faire briller ce genre de solistes.
La magie du quatrième acte fit encore son effet. Fatigue ou lassitude, la certaine poésie avait quitté les cygnes du deuxième acte, toujours aussi en ligne mais en mode automatique. Chacune retrouva le sens de la musique pour la longue marche funèbre. Pris par la musique et/ou la chorégraphie qui porte si intelligemment la trame, François Alu et Sae Eun Park se laissèrent emporter, montrant que l'alchimie d'un couple se crée aussi par un certain rodage. C'est toutefois, encore, la confrontation du trio qui porta le drame : trois personnages distinctifs, trois oppositions, une multitude de sentiments.
Malgré quelques inégalités, ce fut donc une belle soirée pour terminer cette série du Lac des Cygnes. Avec une légère frustration de ne pas voir ce couple avoir plus d'une représentation, pour peaufiner un jeu et une complicité qui ne demandent qu'à l'être.
Le Lac des Cygnes de Rudolf Noureev par le Ballet de l'Opéra national de Paris, à l'Opéra Bastille. Avec Sae Eun Park (Odette/Odile), François Alu (Siegfried), Stéphane Bullion (Wolfgang/Rothbart), Marie-Solène Boulet (la Reine), Marion Barbeau, Aubane Philbert et Jérémy-Loup Quer (pas de trois du premier acte), Marine Ganio, Éléonore Guérineau, Myriam Kamionka et Pauline Verdusen (les quatre petits cygnes), Héloïse Bourdon, Hannah O'Neil, Fanny Gorse et Émilie Hasboun (quatre grands cygnes). Jeudi 9 avril 2015.
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