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Légende d’amour de Youri Grigorovitch au Bolchoï – Émerveillement des sens sur fond d’orientalisme patriote

Légende d’amour… Le titre laissait présager un conte perse édulcoré à l’eau de rose. Et pour assister à la reprise – pixellisée – de ce ballet du Bolchoï, il fallait également passer outre la crainte d’un orientalisme suranné, courant circonscrit au 19ème siècle en Europe occidentale. Mais l’attrait d’une distribution panachée était fort et, coïncidence ironique, le contexte géopolitique rendait l’orientalisme russe particulièrement opportun. Dès lors, cette œuvre du Dégel (création de Youri Grigorovitch en 1961) inspirée de la pièce turque Ferkhad et Shirin de Nazim Hikmet était très attendue.

Anna Nikulina et Denis Rodkin - Légende d'amour

Anna Nikulina et Denis Rodkin – Légende d’amour

La richesse symbolique et visuelle de ce ballet valait à l’évidence le déplacement. Si à première vue les fondements de Légende d’amour semblent apolitiques et universels, ils nourrissent en réalité un imaginaire collectif russo-oriental immuable. En Russie, comme en URSS, l’ambiguïté d’un Orient à la fois intérieur et extérieur a toujours constitué un élément clef de la construction nationale. En ce sens, Légende d’amour est profondément “grigorovitchien” et intrinsèquement russe.

S’ils disent qu’il n’y a pas d’espoir, j’en mourrai avant Shirin”. Mekhmene Banu, Ferkhad et Shirin, Nazim Hikmet.

Le rideau s’est ouvert sur un décor orientalisant bleu saphir de bon goût, une sobriété à laquelle les spectateurs du Bolchoï n’ont pas toujours été habitués.  Les tableaux grandiloquents s’enchaînent sans répit, grâce à un corps de ballet actif et à une mise en scène judicieuse. Un délice. En alternant entre le bleu nuit, le jaune curry et l’orange cannelle Légende d’amour s’impose dès le premier acte comme un chef d’œuvre qui émerveille les sens. La musique aux rythmes incisifs qui mêle hautbois envoûtant, violons endiablés et percussions effrénées est signée Arif Melikov. Elle magnifie une chorégraphie néo-classique enlevée qui s’inspire du folklore slavo-oriental, loin de l’académisme du dictionnaire de la danse.

Légende d’amour pourrait être un orientalisme anachronique ? Marius Petipa a créé sa Fille du pharaon en 1862, puis sa Bayadère en 1877. Arthur Saint-Léon a fini La Source en 1866 (à revoir dans la version de Jean-Guillaume Bart en décembre au Palais Garnier). Au plus tard, les Ballets russes de Diaghilev ont été achevés en 1929. Youri Grigorovitch, lui, a monté Légende d’amour en 1961, à la faveur du Dégel. A l’époque de l’URSS, ce chorégraphe d’Etat officieux pouvait difficilement puiser dans les racines européennes de son pays. Dans la Fleur de Pierre, il se tourne vers l’Oural, la  sentinelle de l’Asie. Dans Légende d’amour, il alimente un imaginaire collectif eurasiatique orientalisant en composant une chorégraphie folklorique qui est semblable à certaines variations de la Fontaine de Bakhtchisaraï (Zakharov,1934) ou de La Bayadère.

Légende d'amour (avec Svetlana Zakharov dans le rôle de

Légende d’amour (avec Svetlana Zakharova dans le rôle de Mekhmene Banu

L’ouverture de Légende d’amour occasionne un sursaut dont on ne se remet qu’aux saluts finaux. La musique percutante, agressive, symétrique, raconte la douleur insoutenable du drame familial qui agite la sultane Mekhmene Banu (Maria Allash), immobile et grave au chevet de sa sœur mourante. La jeune princesse Shirin (Anna Nikulina) est inerte sous son voile immaculé. Glaçant. Autour d’elles gravite le vizir (Vitali Biktimirov) qui matérialise toutes les tensions des personnages de la cour. Sa relation avec la sultane apparait d’emblée ambivalente. Le parti pris de Maria Allash ? Être une reine enragée. Elle bondit sur scène avec un désespoir agressif troublant.

Un étranger de passage aux gestes incantatoires propose à la sultane d’échanger sa légendaire beauté contre la guérison de sa sœur qui est au seuil de la mort. Le dilemme n’est pas courant. Mais Mekhmene Banu accepte car l’amour qu’elle porte à sa cadette est plus fort que tout. Pendant la scène de la transfiguration qui s’étend du défigurement  de la sultane au réveil de Shirin, l’osmose électrique entre les interprètes est saisissante.

Mon cœur est semblable à une plaie purulente”. Mekhmene Banu, Ferkhad et Shirin, Nazim Hikmet.

Maria Allash a eu la lourde tâche de remplacer Svetlana Zakharova (ndrl : elle a été hospitalisée la veille). Elle n’a ni les lignes parfaites ni l’autorité royale de la Tsarine du Bolchoï mais bénéficie d’une connaissance fine du rôle de Mekhmene Banu. Aussi, Maria Allash incarne avec une grande dignité cette beauté déchue, condamnée à se voiler le visage et à fantasmer sa relation avec Ferkhad, l’homme que lui a ravi sa sœur. Amour, haine, frustration, la danseuse donne corps aux tirades désespérées de la sultane.

Dans le rôle de sa sœur – la princesse Shirin – Anna Nikulina aurait peiné à se démarquer si son costume blanc phosphorescent n’avait pas créé une aura d’irréalité autour d’elle. Certes, la jeune danseuse est techniquement solide, émotionnellement investie et physiquement crédible. Mais la complexité de son personnage, torturé par son devoir de loyauté envers son aînée et l’élan passionnel que lui inspire Ferkhad, n’est pas exprimée à cent pour cent.

Anna Nikulina - Légende d'amour

Anna Nikulina – Légende d’amour

Au drame familial succède un drame de cœur. Les deux sœurs s’éprennent du même homme , l’artiste-décorateur Ferkhad (Denis Rodkin). Athlétique, il s’inscrit dans le plus pur style masculin du Bolchoï, dans la lignée d’Ivan Vassiliev. La chorégraphie valorise sa beauté sculpturale. Pour le Ferkhad de papier, jeune homme sensible, l’on se représentait plutôt le lyrique et réservé Vladislav Lantratov. Mais le Ferkhad de chair tel qu’imaginé par Youri Grigorovitch se rapproche plus de Spartacus, héros du ballet éponyme repris par ce même chorégraphe en 1968. Dans un récent article du Bolchoï, l’on apprend au passage que le rôle de Ferkhad aurait été octroyé à Rudolf Noureev, si le prodige tatar n’avait pas fui vers l’Ouest en 1961.

“Peut-on m’aimer ? Aimer ce visage décrépit”. Mekhmene Banu, Ferkhad et Shirin, Nazim Hikmet.

Le deuxième acte est une plongée licencieuse dans les fantasmes de Mekhmene Banu. Il subjugue avec ses couleurs chatoyantes, dans les tons de rouge, qui jettent les bases d’un Orient passionnel. Pas de deux lascifs, danse sensuelle et harem voilé ont d’ailleurs fait scandale en 1961. Et si Nikita Khrouchtchev en personne n’avait pas été un fervent admirateur de ce ballet, la censure soviétique aurait sabré Légende d’amour. La sultane est défigurée. Ferkhad lui est inaccessible. Rongée par le désir et la jalousie, elle éloigne Ferkhad de Shirin en lui assignant une mission réputée irréalisable : creuser un puits dans la montagne pour faire jaillir l’eau qui manque au peuple.

L’âme d’un Verseau, Ferkhad purge sa peine dans un décor onirique peuplé de nymphes vaporeuses. Dans ce troisième acte qui rappelle les montagnes bleues de Lermontov, Denis Rodkin dépeint avec une certaine poésie la transformation romantique de l’Homme au contact des montagnes, objet récurrent de la littérature russe du 19ème siècle et de la pièce de Hikmet. Son jeu d’interprète se déploie enfin au-delà de ses capacités physiques. Seul le peuple assoiffé vient troubler cette quiétude en virevoltant cruche à la main pour rappeler Ferkhad à son devoir. Débordant d’altruisme, Ferkhad refuse alors la proposition de Mekhmene Banu d’abandonner ses travaux pour retrouver la douce Shirin. Héroïque, il s’engouffre dans la montagne pour se dévouer au bien commun. Rideau.

Denis Rodkin - Légende d'amour

Denis Rodkin – Légende d’amour

Légende d’amour porte une empreinte typiquement grigorovitchienne. On retrouve comme dans La fleur de pierre (1954) la relecture complaisante d’un vieux conte populaire eurasiatique agrémenté d’un message patriote. Acharné dans sa quête de perfection artistique, puis dans son ambition d’apporter le Bien à ses pairs, Ferkhad est en quelque sorte l’homogue de Danila (tailleur de pierre de l’Oural, il devient obsédé par la pureté de son art au point de s’isoler un temps dans la Montagne de Cuivre pour s’y consacrer corps et âme). Par ailleurs, Ferkhad revêt des airs de Spartacus, par sa gestuelle héroïque et son comportement vaillant. Dans Spartacus, un message politique apparaissait en filigrane dans la sacralisation d’un esclave qui se rebelle contre un Empereur tyrannique.

Légende d’amour nourrit aussi une symbolique soviétique et entretient un imaginaire russo-oriental. La facture du ballet est entièrement soviétique : chorégraphie, musique, costume, tous les auteurs étaient natifs de Républiques socialistes soviétiques. Même l’écrivain turc Nazim Hikmet, communiste convaincu, s’est exilé à Moscou où il a été enterré. Dans Légende d’amour, la splendide sultane consent à se sacrifier pour sa sœur. Plus tard,  Ferkhad renonce à son intérêt personnel, à ses sentiments, pour se dévouer au bien commun.

Denis Rodkin (avec Svetlana Zakharov) - Légende d'amour

Denis Rodkin (avec Svetlana Zakharova) – Légende d’amour

Alors quelle reprise de Légende d’amour aujourd’hui ? Première mondiale ou reprise ? Le doute a été entretenu mais il s’agit bien d’un ballet soviétique abandonné au Bolchoï pendant une décennie et subitement dépoussiéré dans un contexte géopolitique très à propos. Coïncidence : en 2014, la Russie a revendiqué son ancrage eurasiatique, confirmant au passage que sa géographie imaginaire dépasse toujours ses frontières juridiques. A cet égard, cette affirmation de Ferkhad dans la pièce de Hikmet : “Notre nostalgie fait notre force” résonne de manière pertinente dans la Russie contemporaine.

Au final, Youri Grigorovitch a livré une belle adaptation de la pièce Ferkhad et Shirin de Nazim Hikmet mais en a fait une relecture lisse et classique. Le personnage de Shirin y est ainsi beaucoup plus conventionnel que dans la version littéraire, où elle est une tentatrice qui attire l’œil de Ferkhad avec une pomme. Entreprenante, elle n’hésite pas à  le convier dans sa chambre à la nuit tombée. Dans le ballet, Shirin est vêtue d’un costume quasiment mystique et l’interprétation toute guillerette d’Anna Nikulina creuse davantage le fossé qui existe avec son ancêtre sur papier.

Légende d’amour, comme les autres ballets chorégraphiés par Youri Grigorovitch, n’est ni particulièrement subversif ni ostensiblement militant. Il provoque un émerveillement des sens, sur fond d’orientalisme patriote. Le succès de la longévité du monstre sacré du Bolchoï réside dans cette capacité à produire des œuvres consensuelles de haute qualité tout en les teintant subtilement d’un message fédérateur.

Ceux qui sont morts pour de grandes causes, ceux qui sont morts devant l’ennemi ne demandent rien”. Ferkhad, Ferkhad et Shirin, Nazim Hikmet.

Légende d'amour (avec Svetlana Zakharov)

Légende d’amour (avec Svetlana Zakharova)

 

Légende d’amour de Youri Grigorovitch par le ballet du Bolchoï, au Théâtre du Bolchoï. Avec Maria Allash (Mekhmene Banu), Denis Rodkin (Ferkhad) et Anna Nikulina (Shirin). Dimanche 26 octobre 2014 (retransmission au cinéma). 

Commentaires (2)

  • Laetitia

    Merci pour ce très bel article Jade ! C’est extrêmement intéressant.

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