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Pierre-Elie de Pibrac : “Je voulais comprendre comment la danse pouvait procurer autant d’émotion”

Pendant un an, le photographe Pierre-Elie de Pibrac s’est glissé dans le quotidien du Ballet de l’Opéra de Paris. De cette immersion est né un livre, In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris, et une exposition. L’ouvrage fait revivre toute la saison 2013-2014 de l’autre côté du rideau, à travers de nombreuses photos en noir et blanc. Le photographe y partage aussi des clichés plus personnels sur son propre rapport aux danseur-s-es, à la danse et ses émotions. Rencontre.

In situ,

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris

 

Avant de vous lancer dans ce projet, quel était votre rapport à la danse ?

Ma femme a beaucoup dansé et j’adore la danse. J’allais régulièrement voir des ballets à l’Opéra de Paris. Petit à petit, j’ai eu envie d’aller voir de l’autre côté, pour comprendre comment la danse pouvait me procurer autant d’émotion. Ma passion est la photographie humaniste.

 

De nombreux livres de photos sont sortis sur le Ballet de l’Opéra de Paris. Comment arriver à ne pas refaire la même chose ?

Je voulais faire un projet un peu différent de ce qui avait été fait. Je souhaitais d’abord arriver à comprendre les danseur-se-s, puis à m’exprimer en fonction de ce qu’ils m’avaient appris, et de ce que je voyais de la danse. Mon principe était d’être en totale immersion, d’où le titre In situ qui représente les murs de l’Opéra. J’ai passé un an dans cette maison, tous les jours, du lundi au dimanche.

Je me suis beaucoup centré sur la scène et les répétitions. L’objectif est parfois très près des artistes, à quelques centimètres, très proche du plateau. J’avais beaucoup de photos en loge, mais je ne voulais pas trop me perdre. Je ne voulais pas refaire d’autres photos de danseur-se-s dans les couloirs, montrer à quoi ressemblent les locaux. Au final, Je pense que toutes ces photos restent intemporelles.

In situ, dans les coulisses de l'Opéra de Paris

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris

La majeure partie du livre est composée de photos en noir et blanc sur les coulisses du Ballet de l’Opéra de Paris. Quel était votre angle de travail ?

Je voulais que l’oeil ne voit que l’atmosphère de l’Opéra : découvrir qui sont vraiment les danseurs et danseuses, comment sont-ils les uns avec les autres, comment réagissent-ils, sentir cette atmosphère et cette ambiance.

J’ai au départ passé quelque temps sans prendre de photos, pour avoir la confiance des artistes et qu’ils se fassent à moi. Puis, il fallait qu’ils m’oublient. Le but du jeu était que je sois ultra-transparent. Au bout de quelque temps, comme ils me connaissaient mieux, je faisais partie des salles de répétition. Ils m’ont fait entièrement confiance et m’ont complètement accepté, y compris pendant les représentations. Puis, quand j’ai compris ces danseur-se-s, j’ai voulu arriver à m’exprimer par rapport à ce que j’avais ressenti.

 

C’est là que l’on arrive à la deuxième partie du livre, appelée Carthasis, beaucoup plus abstraite. Comment s’est composé cet autre travail ?

Cette partie est vraiment sur l’énergie, et comment se retranscrit l’énergie des danseur-se-s dans l’espace. J’ai voulu aussi montrer en une photo le mélange de leur corps et de la musique. Si l’on fixe une image d’un ballet, la musique disparaît. Je voulais que la musique soit là. C’est également un hommage à certains mouvements de peinture, le résultat est très pictural.

J’ai fabriqué un appareil spécialement pour cette série, me permettant de recréer des formes très spécifiques avec des points de netteté et de faire des images assez claires, très lisibles. Le résultat n’est pas dû au hasard du flou. L’énergie que l’on voit sur ces photos, c’est exactement l’énergie que j’ai ressentie en voyant le spectacle. Le résultat est donc quelque chose d’éminemment subjectif, très personnel et dans l’émotion.

Les photos recréent des formes qui sont définissables et retranscrites par tout à chacun. Dans un premier lieu, il s’agit ainsi de mon regard sur un spectacle et pourquoi je ressens autant d’émotion en regardant un ballet. Puis il y a le-la regardant-e, celui ou celle qui va voir mes photos. Il va apprécier des formes et se les réapproprier, chacun à sa façon par rapport à ce qu’il connaît, sa culture, son histoire…

In situ, dans les coulisses de l'Opéra de Paris

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris

Comment avez-vous procédé ?

Ce travail fut vraiment solitaire, personne n’était au courant de ce projet. Je me suis mis dans ma bulle. J’ai suivi beaucoup de répétitions sans prendre de photos, pour comprendre les ballets.

Pendant les spectacles, j’étais dans le noir à essayer de me concentrer, de partir un petit peu au-delà du reportage, d’être complètement ouvert aux émotions. Ces photos n’ont vraiment pas qu’un aspect visuel, il y a une autre dimension qui est sur l’énergie, une histoire de vecteur de mouvement dans l’espace. Il n’y a pas qu’une question de distance et de temps. On comprend les sentiments.

 

Comment est venu ensuite le travail sur les photos mises en scène dans le Palais Garnier, qui terminent le livre ?

Après tout ce cheminement, j’avais envie de travailler avec les danseur-se-s. L’idée était en fait présente depuis le départ, mais je ne savais pas du tout comment mettre ça en place. Il y avait cette idée d’espèces de tableaux photographiques très imposants, mettre en scène des danseur-se-s pour exprimer des émotions. L’idée a plu à Brigitte Lefèvre.

 

Comment avez-vous choisi la dizaine de danseur-se-s qui posent sur ces photos ?

J’ai au départ demandé huit artistes à Brigitte Lefèvre. J’avais quelques idées, comme Arthur Raveau ou Amandine Albisson. Mais ce n’était pas possible pour une question de temps. Brigitte Lefèvre avait aussi une liste en tête. Elle m’a proposé des danseur-se-s qui sont excessivement complémentaires, qui se connaissent bien entre eux. L’ambiance était ainsi très détendue.

J’ai au final travaillé avec Léonore Baulac, Juliette Hilaire, Marion Barbeau, Laura Bachman, Emma d’Humières, Germain Louvet, Hugo Marchand, Axel Ibot, Cyril Chokroun, plus Mathieu Rouaux sur une seule photo. C’était en général ceux et celles que je voyais le plus en répétition, ils étaient très présents dans la plupart des ballets. Je voulais aussi travailler avec des gens qui avaient envie de s’exprimer de façon nouvelle. Il y en a également avec qui je pouvais avoir un rapport amical très fort, très rapidement. Ces jeunes danseur-s-es ont un potentiel énorme, c’est incroyable de les voir danser.

 

Sur cette série de clichés, le Palais Garnier a une place toute particulière. Pourquoi ?

Je voulais rendre hommage à ce lieu, qui est finalement le personnage principal des photos. Les danseur-se-s sont ainsi petits par rapport au décor, mais sans être écrasés. Je ne pense pas que j’aurais ces émotions si ces spectacles ne se passaient pas au Palais Garnier. Les danseur-se-s de l’Opéra de Paris ont cette rigueur et cette beauté aussi grâce au lieu. Quand ils étaient enfants, ils voyaient Garnier et avaient cette envie d’y être. Aujourd’hui, ils vivent là-bas. L’Opéra de Paris est tellement particulier…

Je ne voulais pas d’espace vide, Garnier est un lieu de vie, il permet la vie. L’important, c’est l’interaction entre l’humain, les danseur-se-s et le lieu. Je voulais me concentrer sur les gens qui y vivent et qui ont ça dans le sang. J’ai donc eu envie de construire avec tout ce qui fait l’Opéra : les décors, ceux de Garnier en tant que tels, la scène, la salle ou les extraordinaires costumes. L’un d’entre eux a d’ailleurs appartenu à Rudolf Noureev, un autre était à Patrick Dupond.

In situ, dans les coulisses de l'Opéra de Paris

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris

Quel a été votre façon de travailler sur cette série de clichés ?

Ces photos m’ont demandé un mois de préparation et de très nombreuses heures de prise de vue. Il fallait que toutes les photos soient différentes et que les danseur-se-s ne soient jamais deux fois avec le-la même partenaire. Je leur ai d’abord demandé quel était leur ballet préféré, le choix des costumes et des rôles s’est aussi fait comme cela.

J’ai commencé par dessiner chaque photo. Puis j’ai montré les dessins aux danseur-se-s, leur ai expliqué mes intentions. Lors de la prise de vue, ils savaient ainsi très bien où se mettre, il y avait des scotchs sous leurs pieds, c’est très précis. Puis il y a eu entre trois et cinq heures de pose pour chaque cliché. Les artistes se mettent dans leur position, il ne faut pas qu’ils bougent, je change des choses… C’est une mise en scène de lumière qui n’est pas là par hasard. Ils m’ont tous accordé un temps faramineux, souvent le soir après les représentations.

 

Peut-on y voir une sorte de scénario entre ces quatorze photos ?

Chaque photo se répond. La première fait ainsi référence au Concours de promotion, car c’est ce jour-là que je les ai vus pour la première fois. Marion Barbeau pose en tutu blanc dans le Foyer de la danse. Sur la dernière photo, elle réapparaît dans la même tenue mais sur les toits, regardant les autres danser Daphnis et Chloé.

Je voulais travailler sur différents types de costumes, jouer avec l’architecture de ce lieu. Il y a ainsi des références à des ballets classiques et contemporains, à Isadora Duncan ou la petite danseuse de Degas. Il y a beaucoup de jeu sur les regards.

In situ, dans les coulisses de l'Opéra de Paris

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris

Le livre comprend aussi plusieurs entretiens et textes au début du livre. Comment se sont-ils insérés dans ce projet ?

Un ami, Arnaud Dreyfus (danseur dans la troupe) m’a permis de rencontrer Nicolas Le Riche, Eleonora Abbagnato ou Aurélie Dupont. C’est comme ça qu’est venue l’idée de faire des entretiens, par Arnaud Dreyfus. Il les connaît très bien, il a vécu et grandi avec eux, ils sont comme des frères et sœurs. Il fallait absolument que ce soit lui qui mène ces rencontres. Ces interviews sont ainsi très personnelles, Aurélie Dupont raconte des choses incroyables qu’elle n’a jamais dites avant.

Pour mener à bien ce projet, j’ai dû comprendre ces danseur-ses-, ce que fait le-la lecteur-rice en lisant les interviews. On voit ainsi les photos complètement différemment, avec un nouveau relief, une profondeur. Ces entretiens permettent, sans avoir un grand historique sur la danse, de vraiment comprendre comment fonctionnent les danseur-se-s, comment est-ce qu’ils conceptualisent et apprennent les ballets, leur vie de danseur-se-s. En lisant ces interviews, on comprend le livre.

Le premier texte du livre est écrit par Brigitte Lefèvre, qui introduit le projet. Puis viennent les entretiens d’Arnaud Dreyfus, qui permettent de mieux comprendre le livre. Je voulais aussi témoigner d’un moment assez unique, le départ d’Isabelle Ciaravola et l’arrivée d’Amandine Albisson, sur le même ballet. Elles ont toutes les deux écrit un texte. Il y a ensuite un long entretien avec les jeunes danseur-se-s qui participent aux photos mises en scène. Puis vient un écrit de Gilles Djéraouane, l’intendant du Palais Garnier, qui permet d’entrer dans ce lieu et de le comprendre. Le dernier texte, est de Benjamin Millepied, qui rend d’ailleurs un très joli hommage à Aurélie Dupont. Même s’il figure dans le livre en tant que chorégraphe de Daphnis et Chloé, et non en tant que futur directeur de la compagnie, la boucle est bouclée. J’ai été très touché que lui et Brigitte Lefèvre soient présents dans le même ouvrage.

 

Vous êtes resté une saison entière en immersion. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué au cours de cette année ?

La complexité des danseur-se-s. La puissance des émotions dégagées. Surtout l’exigence qu’ils ont d’eux-mêmes, de leur corps, de leur esprit, tout autant que la détente qu’ils peuvent avoir entre deux répétitions où ils sont excessivement concentrés. Ils sont tellement exigeants avec eux-mêmes…

 

Cette saison était particulière pour la compagnie, elle marquait la transition entre Brigitte Lefèvre et Benjamin Millepied. C’est quelque chose que vous avez pu ressentir ?

C’était une année très particulière, très intense, avec le départ de Nicolas Le Riche, d’Isabelle Ciaravola, d’autres Étoiles nommées. Pour ce qui est des histoires de direction, ça ne me regarde pas. Et ça n’a pas touché au quotidien de la troupe. Je me suis concentré sur l’âme de la danse et sur les danseur-se-, qui sont d’abord des amoureux de l’Opéra.

In situ, dans les coulisses de l'Opéra de Paris

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris

La sortie du livre est accompagnée d’une exposition. Que peut-on y voir ?

Nous avons choisi une cinquantaine de photos. Le public rentre d’abord dans l’univers en noir et blanc, comme dans le livre. Puis il découvre l’énorme photo sur les toits. On arrive ensuite sur les mises en scène et l’énergie. Le sol sera le même qu’à Opéra, le lino des danseur-se-s. Le tout sera complété par quelques vidéos de pieds. J’ai fait quelques films, de 5 à 20 minutes pendant des répétitions, uniquement centrés sur les pieds des danseur-s-es. On entend le son des pieds sur le sol, leur respiration, la musique…

 

Pourriez-vous refaire un autre livre sur la danse et l’Opéra de Paris ?

Ce que j’aime, c’est arriver dans un univers que je ne connais pas et me plonger dedans. Pendant un an, je n’ai vécu qu’à l’Opéra, je ne pensais qu’à ce projet. Je ne pourrais donc plus refaire un livre sur l’Opéra de Paris. Mais je ne pourrais jamais me séparer de la danse.

 

Cet ouvrage regroupe plusieurs centaines de photos, toutes sur le Ballet de l’Opéra de Paris. Sauf une, sur le Ballet du Bolchoï. Qui pourra la retrouver ?

In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris de Pierre-Elie de Pibrac – Éditions Clementine De La Feronniere  – 72  €

Exposition In situ, dans les coulisses de l’Opéra de Paris, du 10 octobre au 23 novembre 2014 à la galerie Clémentine de la Féronnière

 

Commentaires (5)

  • Basset

    Merci pour votre blog. Ce livre a l’air magnifique et passionnant. Idée cadeau indispensable !

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  • Joelle

    Sommes allés voir l’expo Photo aujourd’hui – très très chouette – et avons craqué pour le livre (lecture “dévor-ation” en cours 🙂 )

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  • a.

    C’est un très très beau livre – je n’ai pas craqué comme Joëlle, mais je craquerai le mois prochain. Lu en vitesse l’entretien avec Aurélie Dupond qui m’a bouleversée… Peut-être que je craquerai lundi quand même…

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