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Chorégraphes par temps de Covid – Yoann Bourgeois : “Autant profiter de ce temps précieux pour créer”

Comme de nombreux festivals, la Biennale internationale des Arts du cirque (BIAC) de Marseille n’a pu se tenir. Initialement prévue sur un mois entre janvier et février, elle a dû se transformer en quelques jours de rencontres professionnelles, avec des créations de spectacles qui ont besoin d’être vues pour une prochaine diffusion, mais aussi tables rondes et rencontres sur les transformations du cirque. Parmi les présents, le chorégraphe Yoann Bourgeois, figure incontournable du cirque et codirecteur du CCN de Grenoble. Il devait présenter à la BIAC quatre spectacles, aucune date ne fut finalement donnée. Pour DALP, il explique en quoi cette crise peut être bénéfique dans son travail, en lui laissant plus de temps de création, et les réflexions profondes qu’elle peut amener quant au fonctionnement et à l’économie du spectacle vivant.

NB : l’interview s’est déroulée avant que ne sorte la vidéo ‘L’usage de l’œuvre’, sous-entendant un plagiat de la part de Yoann Bourgeois (très complet résumé chez nos collègues de ScèneWeb). Aucune question de l’interview ne porte donc dessus.

Yoann Bourgeois

 

Pourquoi venir à la Biennale internationale des Arts du cirque tout de même, sans spectacle à présenter ?

Cette Biennale est beaucoup basée sur la démonstration. Le fait qu’elle se soit transformée en rencontres professionnelles est peut-être l’occasion de dire que, pour que tout ça se crée, il faut aussi passer beaucoup de temps dans des formes moins visibles, plus immergées. On peut profiter de cette situation pour prendre du temps. Le temps est une donnée extrêmement importante pour créer des choses, ça me tient à cœur de le dire.

 

Quels spectacles, désormais reportés, deviez-vous présenter à la BIAC ?

Je devais donner quatre créations à la BIAC, comme une sorte de panorama qui donnerait à voir ce qui se cherche sur le long terme. Je posais comme première pièce Celui qui tombe, que je considère un peu comme ma première œuvre, c’est avec elle que j’ai délimité un champ d’exploration, cette interaction avec les phénomènes physiques. Il n’y a rien de très original dans cette pièce : je travaille autour du ballant, de l’équilibre, de la force centrifuge, de la gravité. Mais le tout est rendu perceptible dans une façon très épurée appliquée à un seul objet. Celui qui tombe a posé la base. Puis la Fugue VR en réalité virtuelle, qui propose d’autres formes d’implications avec le public, un peu différentes que la relation scène-salle. La pièce Démocratie devait être une œuvre participative, autour d’un grand plateau en bois en équilibre. J’y invite tout à chacun à venir y chercher l’équilibre ensemble. C’est presque comme un jeu, une œuvre monumentale ouverte à tous ceux et celles qui ont envie, aussi une expérience physique éloquente à la fois pour les participant.e.s et pour ceux et celles qui regardent. Enfin un dernier petit solo pour moi, Les Paroles impossibles. Je suis amené à écrire pour d’autres et j’ai aussi voulu me remettre en jeu au plateau. Je suis parti de quelque chose que j’avais posé dans le spectacle Minuit : des transitions autour d’une sorte de Monsieur Loyal qui n’arrive pas à parler, il y a à chaque fois une petite catastrophe qui surgit. J’ai développé ce procédé avec plein de petites saynètes qui sont autant de manières d’échouer devant la prise de parole. Et j’ai voulu en faire un spectacle, qui ne serait finalement qu’une suite d’échecs.

 

Comme l’échec de la trouvaille du point de suspension, qui jalonne tout votre travail ?

Je cherche le point de suspension, je ne le trouve pas. La trouvaille dit le point d’arrivée alors que la recherche est dans la mobilité. Et c’est beaucoup plus beau et puissant de rester dans cette forme de mobilité et de recherche.

Celui qui tombe de Yoann Bourgeois

Vous êtes un artiste très demandé depuis plusieurs années, vos pièces voyagent beaucoup. Comment vivez-vous cet arrêt forcé ?

Mon travail ne s’arrête pas, parce que j’essaye d’être dans un processus de création permanente. Je suis donc dans une activité intense, souvent ininterrompue, même si ce travail n’est pas forcément visible par un spectacle. Il y a toujours une activité sous-jacente. Je travaille beaucoup par variation autour des mêmes motifs, et au fond, chaque création prépare la suivante.

 

Est-ce que le public ne vous manque pas ?

Le public me manque mais je sais que je vais le retrouver, il faut être patient. J’ai toujours essayé de transformer toute contrainte en règle du jeu. Là, la contrainte est majeure et nous touche en plein cœur. Mais il y a quelque chose à tirer de ce temps de disponible. Le temps, c’est l’une des choses les plus précieuses quand on est artiste et créateur. Alors autant profiter de ce temps qui est incroyablement précieux pour créer. J’essaye en tout cas d’en tirer parti de la meilleure façon.

Je suis dans une activité intense, souvent ininterrompue, même si ce travail n’est pas forcément visible par un spectacle.

Quelles réflexions cela vous amènent ?

Cette crise remet tellement de choses en question… Au niveau sociétal, pour peu que l’on soit un peu perméable au monde et je pense qu’un artiste doit l’être, les remises en question sont profondes. Chez moi, cela amène toute une réflexion sur des choses très concrètes, comme une responsabilité et une durabilité au niveau de nos modes de production et de diffusion. Cette crise nous renvoie beaucoup à de questions environnementales qui sont urgentes. Les artistes doivent en prendre leur part, pas forcément par un spectacle sur une thématique écologique, mais dans le fond, dans la façon de créer les choses.

 

Par quelle façon par exemple ?

Il y aurait mille façons de répondre ! Au CCN de Grenoble que je co-dirige, on a essayé d’axer notre travail sur des pratiques situées et de ne pas faire de la création hors-sol. Tout art naît de ce qui nous entoure : des autres, d’un paysage, il y a beaucoup de dimensions possibles. Dans les tournées, on peut se questionner sur des exclusivités de territoire qui ne se justifient plus forcément. Il faudrait travailler en réseau pour mettre en place des chaînes de tournée plus cohérentes plutôt que de faire des allers-retours n’importe comment. Il y a aussi le rapport à la production, à l’utilisation du matériel. Comme je travaille sur une variation permanente, mes dispositifs évoluent tout le temps de l’intérieur. Ils ne sont pas forcément très originaux d’ailleurs, ils le sont parce que j’en fais progressivement et la part l’écriture. Je ne fais pas une nouvelle création avec une nouvelle idée tous les ans : c’est plutôt une idée approfondie chaque année.

 

Où en est votre recherche sur le point de suspension ?

Il y a tout un nouveau champ qui m’intéresse énormément, peut-être encouragé par cette crise : c’est la relation avec le monde numérique. Je cherche aujourd’hui des passerelles entre l’art vivant et le champ numérique. Je l’avais fait avec la Fugue VR à la Biennale de la Danse il y a deux ans. Cela me tenait à cœur que le public puisse découvrir ce genre de technologie, qui à mon avis est une grande promesse pour l’avenir. La réalité augmentée est une façon de mêler le réel et le virtuel, c’est formidable, on peut fusionner les pratiques ou faire de chaque pratique un champ particulier d’exploration. Le développement des réseaux sociaux doit aussi être observé de près. Les live-stream sont souvent déceptifs. Mais si on en fait un lieu de création spécifique, ils peuvent devenir très intéressants. C’est ce que j’ai essayé de faire l’automne dernier avec le NDT, avec ma création I wonder where the dreams I don’t remember go diffusée en streaming. Je savais que cette création se ferait en live-stream. J’ai donc fait une pièce qui fasse jouer véritablement la projection en vidéo en permanence et qui génère une sorte de vertige entre ce qui est réel et ce qui est projeté.

I wonder where the dreams I don’t remember go de Yoann Bourgeois – NDT

Vous collaborez plutôt avec différents artistes de divers horizons plutôt qu’avec des troupes permanentes. Comment s’est passée cette collaboration avec le NDT, l’une des meilleures troupes de danse contemporaine d’Europe ?

Je ne sais pas si c’est parce que je suis français, mais j’avais un a priori un peu négatif des compagnies de danse permanentes. J’ai d’abord travaillé avec le Ballet de l’Opéra de Göteborg, une compagnie un peu similaire au NDT dans sa structure. Ce sont deux troupes qui ont complètement renversé mes aprioris, cela a été deux collaborations très fortes avec lesquelles je vais continuer. Au NDT, j’ai croisé des danseur.se.s prêt.e.s à s’engager d’une très grande façon. Je ne les ai pas tant fait danser que ça en quelque sorte, mon travail est vraiment très hybride. Mais je crois que c’est aussi ça qu’ils apprécient. J’ai l’impression que je suis arrivé à amener leur pratique vers d’autres endroits. Les artistes du NDT font un gros travail avec des chorégraphes contemporains ou néo-classiques, ils s’appuient vraiment sur leur technique classique. Avec moi, ils explorent des choses que la plupart n’avaient jamais essayées. Je sens que ce sont dans ces endroits de déplacement qu’il y a une très grande créativité. Et aussi beaucoup de joie. Cette maison est aussi huilée pour produire un spectacle, tous les services sont dédiés à l’émergence d’une création. Et les artistes sont des danseurs et danseuses extraordinaires, par leur capacité technique incroyable mais aussi par leur disponibilité pour la création. Ce sont des conditions extrêmement privilégiées, je mesure vraiment ma chance. Cette pièce créée pour le NDT sera visible en scène. Je ne considère pas mes pièces comme des objets finis, je continue à les créer sur plusieurs années, à peaufiner la matière, jusqu’à ce qu’elles deviennent de petits bijoux, en tout cas je l’espère. La pièce avec le NDT sera ainsi un peu transformée quand on pourra la voir en scène.

Cette crise amène amène chez toute une réflexion sur des choses très concrètes, comme une responsabilité et une durabilité au niveau de nos modes de production et de diffusion.

En tant que codirecteur du CCN de Grenoble, qu’est-ce que la crise change dans ce travail de direction et de relations aux artistes ?

En tant que CCN, notre mission première est d’accompagner la création plus que la diffusion. Nous sommes donc surtout sur des résidences d’artistes qui continuent d’avoir lieu, notre activité de CCN est relativement maintenue. On a déprogrammé certaines démonstrations, mais comme ce n’est pas notre mission première, on l’a fait finalement à la marge. Chaque artiste va avoir son propre point de vue face à la crise. Mais j’ai l’impression que l’angoisse n’est plus le sentiment premier. Avec le temps, cela fait un an maintenant, tout ça a enclenché chez beaucoup une réflexion de fond sur nos pratiques. Et je pense qu’il n’y aura pas de retour à la normale. Je pense, et j’espère, que cela va encourager notre monde à moins d’absurdité, notre monde en général et le monde artistique, qui n’est pas dans une bulle à part, et heureusement. Les contraintes financières laissent moins de temps au travail de recherche et au travail de fond. C’est pour cela que cette crise a une vertu. Je n’ai jamais compris le fait de créer quelque chose, de le tourner dans deux-trois villes, puis de passer à autre chose. Une œuvre aura plus de durabilité avec une certaine consistance, elle nourrira mieux le public. C’est très important que les artistes sachent tirer profit de ce temps.

Yoann Bourgeois

Et où en sont vos autres créations ?

J’ai plusieurs créations programmées sur les années à venir. Je prépare un spectacle-concert avec le chanteur Patrick Watson, au Lieu unique à Nantes en juin et diffusé en direct, puis à venir dans le cadre d’une carte blanche à la Philharmonie de Paris à l’automne. En août, je retourne travailler avec le Ballet de l’Opéra de Göteborg. Mon retour au NDT est aussi planifié. J’ai toujours privilégié les collaborations plutôt que de papillonner à droite et à gauche. Je suis assez sollicité et c’est assez déchirant de quitter les gens, je préfère travailler avec les mêmes personnes et approfondir le langage avec eux. Je prépare aussi une résidence américaine entre Los Angeles et New York sur une réflexion autour des technologies immersives et du détournement des réseaux sociaux, J’ai une activité continue. Cette crise n’est pas une pause pour moi, je travaille tous les jours. La diffusion est en pause, mais toute la partie réflexion et création est au contraire bien plus investie.

 



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