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Sidi Larbi Cherkaoui : “On ferme nos frontières, moi j’ai envie d’ouvrir les portes et les fenêtres”

Nouvelle étape pour Sidi Larbi Cherkaoui ! Après sept ans à la direction artistique du Ballet royal de Flandre, le chorégraphe prend les rênes du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Il prend la suite de Philippe Cohen, emblématique directeur de l’institution pendant presque 20 ans, décédé en juillet dernier quelques semaines après avoir pris sa retraite. C’est avec lui et cette compagnie que Sidi Larbi Cherkaoui avait monté l’une de ses premières pièces en 2005. À l’occasion du début de saison du Ballet du Grand Théâtre de Genève, avec le programme Mondes flottants composé de Skid de Damien Jalet et et d’une nouvelle création de Sidi Larbi Cherkaoui, rencontre avec le chorégraphe et directeur sur ce nouvel élan : sa vision de la troupe, cette saison 22-23, son rapport aux danseurs et danseuses ou sa façon de travailler autour de multiples projets.

Sidi Larbi Cherkaoui, directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève

Quel est votre état d’esprit à l’heure d’ouvrir votre première saison à la tête du Ballet du Grand Théâtre de Genève ?

C’est une continuité dans mon travail. J’ai un énorme amour pour cette compagnie, l’une des premières de répertoire qui m’a invité en tant que chorégraphe, en 2005. C’était pendant la deuxième année de Philippe Cohen en tant que directeur. Je reviens dans un espace où je me sens très aimé, où j’ai été très bien accueilli, là où j’ai commencé et qui est maintenant intéressé pour avoir un chorégraphe à sa tête. Les choses sur lesquelles j’ai travaillé de manière assez disparate toute ma carrière peuvent se rassembler ici. Ce Ballet est une compagnie beaucoup plus intime que le Ballet de Flandre, j’ai envie d’être un directeur artistique qui soit dans une relation très étroite avec ses danseurs et danseuses, que l’on devienne complice dans la création.

 

Comment la transition s’est faite avec Philippe Cohen ?

Il m’a énormément soutenu dans cette transformation pour la troupe. C’était très touchant de faire cette transmission de savoir, de parler des danseurs et danseurs, du répertoire, d’où on est et de ce qui vient après. D’autant que les deux années de Covid ont créé une sorte de tension, de table rase. On doit vraiment recommencer à zéro sur plein de niveaux,notamment les tournées. Tout doit se reconstruire. Philippe Cohen n’est plus avec nous depuis juillet. J’aurais tellement aimé qu’il puisse juste venir en tant que public, voir le spectacle Mondes flottants et être là sans tout sur ses épaules. Mais je sais qu’il est là avec nous. Il y a son énergie.

Je reviens dans un espace où je me sens très aimé, où j’ai été très bien accueilli, là où j’ai commencé et qui est maintenant intéressé pour avoir un chorégraphe à sa tête.

Quelles traces a-t-il laissé sur les danseurs et danseuses qui composent la troupe ?

Ce sont des gens qui ont une énorme discipline. Et pour des artistes avec autant de talent, ils sont très humbles. Ils sont très à l’écoute des chorégraphes qui viennent, très respectueux aussi des répétiteurs, ce qui n’est pas toujours le cas partout. Les danseurs et danseuses sont souvent obsédées par les chorégraphes mais pas forcément par les gens autour de lui et qui sont tout aussi importants pour que la pièce puisse briller. J’aime beaucoup l’interaction que je peux avoir avec ces interprètes, ils ont complètement été préparés à ce genre de rencontres. Je sens que Philippe Cohen a beaucoup communiqué là-dessus pour que tout le monde puisse être là avec sa manière de réfléchir, dans cette nouvelle manière de se lancer tout en restant dans le respect de ce qui se passait avant.

 

Le Ballet du Grand Théâtre de Genève était sous Philippe Cohen une compagnie de répertoire. Pour votre première saison, vous êtes omniprésent dans la programmation, tout comme Damien Jalet avec qui vous avez beaucoup travaillé. Comment se passe cette transition avec les artistes de la troupe ?

Il y avait une grande bienveillance, de la curiosité, une appréhension pour certains danseurs. C’est un nouveau départ et je trouve qu’ils font ça d’une manière admirable. La compagnie danse plusieurs de mes pièces, ils connaissaient déjà très bien les qualités qui priment pour moi en tant que chorégraphe, même si elles évoluent depuis mes premières pièces. J’ai fait entrer au répertoire Noetic, une pièce plus axée sur le futur ou la manière dont je vois le travail avec eux. Ils se sont approprié cette œuvre d’une manière incroyable. Ils vont vite, ils sont très capables, ils ont tellement l’habitude d’absorber les choses. Pour ces interprètes, c’est un challenge, mais c’est aussi la possibilité de vraiment se concentrer sur quelqu’un sur un temps plus long. Mais Philippe Cohen faisait déjà ça, il amenait plusieurs pièces d’un même chorégraphe pour que ses artistes apprivoisent un style. La seule chose que je regrette est de n’avoir que deux programmes cette saison, cela limite les choses. La saison prochaine, je me concentrerai sur un opéra pour la compagnie, il y aura donc plus de chorégraphes différents. Cette troupe est hors normes, très axée sur le contemporain et ça me plait beaucoup. Je peux amener ces interprètes dans des rencontres avec d’autres chorégraphes sur des niveaux assez pointus.

Ukiyo-e de Sidi Larbi Cherkaoui – Ballet du Grand Théâtre de Genève en répétition

Quel est votre point d’ancrage pour cette saison 2022-2023 ?

L’idée de rencontres entre chorégraphes et artistes plasticiens. Il y a ainsi Alexander Dodge pour ma création Ukiyo-e, Antony Gormley avec le retour de ma pièce Sutra, Jim Hodges pour Damien Jalet ou Ugo Rondinone pour la pièce de Fouad Boussouf à venir. Cela souligne mon envie de continuer à créer des ponts avec le monde autour de nous. On ferme nos frontières, moi j’ai envie d’ouvrir les portes et les fenêtres. Et le Grand Théâtre peut être une de ces fenêtres où le monde peut entrer.

 

Votre création Ukiyo-e, qui ouvre votre saison 2022-2023, s’inspire de la culture japonaise. Quel est votre lien avec ce pays ?

Je suis en amour de cette culture, cela fait des années que je vais au Japon et que j’y travaille. Je me sens tellement à ma place, je comprends si bien la manière dont les choses sont, même si je ne parle pas la langue. Je m’y sens presque complètement chez moi. En mars 2011, j’y étais pour créer une pièce. C’est là qu’est arrivé le grand tremblement de terre à l’origine de la tragédie de Fukushima. Beaucoup de gens rentraient en Europe, moi je suis resté.J’avais l’impression que ce que j’aimais allait être détruit et que je ne voulais pas abandonner ce que j’aimais. Cela a été un moment assez fondateur d’une nouvelle manière de voir la vie.

 

Comment faites-vous résonner Ukiyo-e avec Skid de Damien Jalet, qui complète ce programme Mondes flottants ? (ndlr : entrée au répertoire, pièce créée en 2017 pour la GöteborgsOperans Danskompani).

Cette pièce de Damien Jalet m’a beaucoup ému, j’ai été happé par cette proposition artistique. Comment répondre à ça ? Damien et moi partageons beaucoup de choses, dont un énorme amour pour le Japon. Skid se base sur un rituel japonais, moi plus dans une manière de dessiner. Je le fais d’une manière assez libre, c’est très abstrait et je ne suis pas sûr qu’une personne japonaise se dise : “ça, ça vient de chez nous“. Il n’y a pas d’appropriation culturelle, l’on est plutôt sur l’impact que cela a sur moi et comment cela m’emporte. Dans ma scénographie, j’ai créé avec Alexander Dodge des ponts qui sont un peu des escaliers sans fin et impossibles, en réponse à Skid avec sa pente.

Avec les danseurs et danseuses, je travaille aussi beaucoup sur les contradictions des énergies. Comment répond-on aux contradictions à l’intérieur de notre corps et à l’extérieur ? Il faut essayer d’écouter toutes ces contradictions, et au fur et à mesure avancer par rapport à elles. C’est aussi un travail très collectif avec les interprètes. Ils sont vraiment dans l’entraide, comme dans Skid où les danseurs doivent vraiment se soutenir les uns les autres pour y arriver. Cela marche par la confiance qu’il y a entre nous et c’est ça qui est beau. Philippe Cohen a créé un groupe très soudé, c’est avec ça que j’arrive vraiment à avancer.

Skid de Damien Jalet – Ballet du Grand Théâtre de Genève en répétition

Cette ouverture de saison arrive en même temps qu’une grosse actualité pour vous : la première de Starmania, où vous êtes chorégraphes. Comment avez-vous concilié les deux ?

En juillet, j’étais à Paris sur Starmania, pendant les vacances du Ballet. Puis j’y avais deux chorégraphes assistants, Kevin Vives et Josepha Madoki, avec qui je travaille depuis plusieurs années. Ils étaient mes yeux, mes mains et mon cœur sur Starmania. Ils m’envoyaient des vidéos des répétitions. Idem à Genève, où la troupe répétait ma pièce quand j’étais à la première du spectacle à Paris. Je suis très manager dans ma manière de mettre en place les choses, je suis là où il faut que je sois pour que les pièces avancent. Et puis nous sommes en 2022, la pandémie nous a appris à travailler par visio. Honnêtement, c’est parfois plus efficace, on est moins axé sur l’émotionnel et beaucoup plus pragmatique et pratique. Les danseurs et danseuses apprécient parce que les retours sont beaucoup plus clairs. La nouvelle technologie nous permet de travailler d’une façon qui n‘était pas pensable il y a 20 ans, elle nous offre certaines choses, même si en ce qui concerne la créativité, aucune technologie ne peut m’aider (rire). Il faut vraiment rester alerte.

Et puis Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas dans la vie : je n’ai pas d’enfant, je ne sors pas, je ne bois pas d’alcool. Je connais des gens qui travaillent bien plus que moi ! Maintenant j’aurais préféré que la première soit deux mois plus tard mais ce n’est pas moi qui décide de ces choses. Je suis quelqu’un qui s’adapte au monde. En tant que leader, nous ne sommes pas toujours les gens qui décident, nous sommes les gens qui s’adaptent. Et qui essayent de donner une direction à tout le monde : par là, c’est le chemin avec le moins de résistance. Et s’il y a de la résistance, tant mieux, c‘est parfois une manière de grandir.

 

Qu’avez-vous ressenti lors de cette première de Starmania ?

C’était très puissant. C’est une musique tellement pertinente, un conte tellement tragique, et en même temps tellement rassembleur. Il y a une certaine audace qui, honnêtement, manque aujourd’hui. Starmania est une œuvre prophétique et intemporelle et c’était un vrai plaisir de pouvoir enfin la partager avec le public. Cela a été un travail de très longue haleine. Je connais Luc Plamondon depuis 2013, il m’en parlait déjà ! C’est vraiment un plaisir d’avoir travaillé sur cette œuvre, je suis très content et très fier d’avoir fait partie de cette équipe artistique.

 

Mondes flottants par le Ballet du Grand Théâtre de Genève – Skid de Damien Jalet et Ukiyo-e de Sidi Larbi Cherkaoui – Du 19 au 24 novembre au Grand Théâtre de Genève

Starmania de Luc Plamondon et Michel Berger, mise en scène de Thomas Joly, chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui – À la Seine musicale de Paris jusqu’au 29 janvier 2023 et en tournée en France

 



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