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Didier Deschamps : “J’ai trouvé à Chaillot un outil avec un potentiel absolument extraordinaire.”

Le 15 juin prochain, le premier mandat de Didier Deschamps à la tête du Théâtre National de Chaillot prendra fin. L’occasion pour Danses avec la plume d’évoquer avec lui son bilan et la place de la danse dans notre société. Rencontre avec un homme heureux qui déborde d’envies et de projets.

Didier Deschamps

Didier Deschamps

Avec une fréquentation en hausse, des compagnies de renommée internationale qui sont fidèles à Chaillot, une politique de mécénat efficace qui permet de peu augmenter les tarifs et un climat social apaisé, le bilan de votre premier mandat est de toute évidence très positif. Qu’est-ce qui vous donne le plus de satisfaction ?

Un ensemble de choses. C’est d’abord d’être parvenu à ce que ce théâtre continue son activité à un haut niveau de prestations, dans une situation où tout aurait pu conduire à le fermer pendant la période considérée. Parce que c’est extrêmement compliqué de faire vivre un lieu avec une activité constante en étant en même temps en travaux aux quatre coins de ses espaces. Ça, c’est une vraie satisfaction.

L’autre satisfaction est bien évidemment la rencontre avec des artistes magnifiques, qui m’ont régulièrement bouleversé par leurs propositions, leur engagement, leur générosité, et la puissance de leurs œuvres. En corolaire à cela, je suis très heureux de la réception de ces pièces, même si, sur un certain nombre de propositions, j’aurais aimé qu’on puisse y intéresser d’emblée un public encore plus large. Nous sommes très contents de la présence et de l’évolution de celui-ci, mais cela s’exprime de manière nuancée selon les spectacles. Je pense par exemple à Chunky Move, que nous avons fait venir pour la première fois avec Anouk van Dijk et Falk Richter. Complexity of Belonging est pour moi une des plus belles pièces de ces dernières années. Il y a eu du public, mais nous aurions pu en avoir beaucoup plus. En même temps, c’est là exactement que se situent nos enjeux, notre travail et notre mission. C’est quelque chose qui se construit dans la durée. Mais on rêve toujours que l’effet soit plus immédiat !

D’autre part, je ne peux séparer dans mon esprit la fabrique de l’exposition. C’est-à-dire que pour moi, la vie de la maison, du matin au soir, compte tout autant que le moment où l’on ouvre au public. Il y a des difficultés au quotidien, ce qui est inévitable lorsqu’on est dans le faire. À partir du moment où on réalise des choses, il y a une infinité de questions à résoudre. Mais quel que soit le nombre, le degré, le niveau de ces questions, je me sens toujours bien ici, je ne viens jamais en reculant. Et c’était une promesse que je m’étais faite lorsque j’ai été nommé : ne jamais avoir peur, d’aller voir les gens, d’affronter les questions, les problèmes s’il y en a. Pendant ces cinq ans, je n’ai jamais eu un moment de recul. J’ai toujours finalement trouvé les raisons de mon bonheur. Et je ne vis pas pour être malheureux. Je pense profondément que ce type de responsabilités implique tellement d’investissement, tellement de temps, que si on ne s’y retrouve pas suffisamment, il faut être masochiste pour poursuivre. Et je ne suis pas masochiste (rire) !

Complexity Of Belonging de Chunky Move, Falk Richter et Anouk van Dijk

Complexity of Belonging de Chunky Move, Falk Richter et Anouk van Dijk

En dehors de ce bonheur qui est déjà beaucoup, que retirez-vous de cette expérience de direction d’un théâtre, vous qui avez été danseur, chorégraphe, pédagogue, responsable de la danse au ministère de la culture puis directeur du CCN Ballet de Loraine ?

Je vais répondre à cette question d’une manière un peu détournée. Pourquoi finalement ai-je souhaité arrêter de diriger une compagnie alors que j’y trouvais toute satisfaction ? C’est une expérience qui m’a passionné, j’étais extrêmement heureux. Nous tournions beaucoup, plus de 100 dates par an, et j’en étais ravi. Mais si nous avons vécu énormément de moments formidables, j’ai souvent eu le sentiment, dans les lieux où nous étions invités, qu’il était peut-être possible de fonctionner différemment, de vivre différemment. Il est arrivé quelques fois qu’on ne rencontre même pas la direction, les équipes en place. J’avais le sentiment que l’on était là, mais que l’on aurait pu être ailleurs, que c’était un peu indifférent. Petit à petit s’est développé en moi, vraiment, le désir de vivre dans un théâtre. Et peut-être de tenter qu’un théâtre puisse fonctionner autrement.

Et ça, c’est aussi une grande satisfaction. Toutes les troupes qui passent à Chaillot nous disent, nous témoignent qu’elles y sont reçues d’une manière absolument spécifique, par tous les gens à qui ils ont affaire. Cela va du plateau à la couture, de la production aux relations publiques, etc. Aux côtés du volet strictement artistique et esthétique, c’était vraiment ça mon projet. Je pense d’ailleurs qu’il faut qu’on continue sur cette voie, que l’on contribue encore plus à cela. C’est pour moi, un défi, un enjeu formidable.

 

Avant d’être nommé au Théâtre National de Chaillot, vous aviez postulé à la direction de la Maison de la Danse et de la Biennale de Lyon. Ne nourrissez-vous aucun regret par rapport à ça ?

Non aucun. Je n’ai pas de regrets du tout. D’abord parce que je ne suis pas une personne qui fonctionne de cette manière-là, je n’ai pas envie de ressasser. Et puis j’ai finalement trouvé ici un outil avec un potentiel absolument extraordinaire. J’ai développé à la fois des choses que j’aurais voulu faire à Lyon, mais aussi d’autres.

Je vais même me permettre de dire ceci : je pense que j’aurais été rapidement dans un certain nombre de difficultés, avec le personnel politique que je ne trouve pas très à la hauteur à Lyon. Il me semble d’ailleurs très anormal qu’ils aient promis à Dominique Hervieu des choses qu’ils ne tiennent pas, comme la Maison de la Danse troisième génération. Il est vraiment regrettable que les responsables politiques bafouent ainsi leurs engagements. Depuis que je suis ici, c’est-à-dire en cinq ans, j’ai connu quatre ministres. Et je dois dire qu’à contrario, après un moment où il faut que l’on fasse connaissance, j’ai toujours apprécié la qualité de mes relations avec les gens à qui j’ai eu affaire.

J’ai trouvé ici un outil avec un potentiel absolument extraordinaire.

 

 

 

Dans les missions qui vous étaient confiées lors de votre nomination, le ministère indiquait : “la recherche de collaborations étroites avec le CND, afin de constituer un pôle chorégraphique de référence“. Or, ces collaborations me semblent n’être qu’épisodiques, comme l’année dernière avec Trisha Brown, programmée à Chaillot alors que Roof Piece était donné sur les toits de Pantin. Pourquoi ?

C’est vrai. Il se trouve qu’au moment où j’ai été nommé, il y avait une logique de rapprochement avec le CND. Monique Barbaroux et moi-même en avions une compréhension commune, très forte. Mais la direction a changé, Mathilde Monnier, dont je suis proche puisque j’ai longtemps dansé avec elle lorsque nous étions beaucoup plus jeunes, est arrivée. Elle met en place des projets que je trouve très intéressants, très beaux, mais qui n’arrivent pas à trouver d’articulation avec les programmations de Chaillot, même si, de mon point de vue, il y aurait des points de rencontre plus grands que ce que nous arrivons à mettre en œuvre.

Il y a aussi une chose qu’il faut prendre en compte, c’est que de Chaillot, place du Trocadéro, au CND à Pantin, il y a une heure de transport. On peut envisager des collaborations en région, en prenant le train ça n’est pas plus long… Néanmoins je pense que sur le travail de recherche, sur des expositions, nous pourrions être plus articulés parfois. Mais nous n’avons pas les même choix artistiques, esthétiques. Eh bien écoutez, ça renforce la pluralité des approches, et c’est tant mieux !

PRESENT TENSE de Trisha Brown

PRESENT TENSE de Trisha Brown

Vous définissez six grands axes qui vous paraissent primordiaux pour le Théâtre de Chaillot : la création/production, la programmation/tournées, la richesse du lieu et son avenir, la diversification des publics, l’animation des équipes et la dynamique économique. La conservation du patrimoine chorégraphique ne fait-elle pas partie également des enjeux importants ? Réaliser des captations de spectacles et faire vivre le répertoire en programmant des pièces plus ou moins anciennes, comme vous le faites, ne participe-t-il pas de cette volonté ?

Nous venons justement de parler du CND, cette mission est beaucoup plus la leur. Avec une médiathèque, la possibilité de faire appel à des notateurs, des lieux de formation, des mémoires, la cinémathèque etc. ils sont équipés pour cela. C’est vraiment un de leurs cœurs principaux. Il me semble que la responsabilité qui nous incombe, dans un théâtre, c’est de faire vivre le répertoire. Le faire vivre à travers ses interprètes, ses chorégraphes, à travers un certain nombre de choses que l’on peut faire, et que l’on fait justement lorsque l’on organise ces fameux samedis, ces journées autour d’un artiste. C’est bien de cela qu’il est question. Nous montrons tout un univers, et c’est ça qui constitue le patrimoine. Après on peut imaginer, et d’ailleurs cela se fera peut-être dans les années à venir, mettre à un moment une sorte de focus sur une période, sur une problématique de ce genre. À l’évidence, ce serait très intéressant. Mais on ne peut pas tout faire.

Néanmoins, pour vous répondre, lorsque je suis arrivé, j’ai tout de suite voulu mettre en chantier une grande exposition sur l’histoire de la danse à Chaillot. Je l’ai à l’époque proposée à Monique Barbaroux qui était très intéressée. Nous avons d’ailleurs lancé de premières études. Historiquement, si Chaillot est un des hauts lieux du théâtre, il a en réalité toujours accueilli de la danse. Que ce soit d’ailleurs sur la scène, dans les escaliers, dans les fontaines, sur les parvis… C’est tout à fait étonnant ! Par exemple, Katherine Dunham a dansé ici pendant un mois, dans les années 1950.

Historiquement, si Chaillot est un des hauts lieux du théâtre, il a toujours accueilli de la danse.

J’ai souhaité également que l’on déborde un peu du strict cadre de Chaillot, en s’intéressant à la place de la danse dans les grandes expositions, à la fois universelles et coloniales. C’est un fait, beaucoup de pays, je pense à l’Indonésie par exemple, envoyaient pour montrer le génie de leurs peuples des troupes de danse, traditionnelles la plupart du temps. C’est d’ailleurs ce qui a inspiré des artistes comme Fernand Léger pour La création du monde. Nous sommes dans une proximité géographique trop grande pour ne pas en profiter. J’avais donc proposé cette exposition, mais à son arrivée, Mathilde n’était pas intéressée. Comme je voulais poursuivre, je me suis adressé à la BNF et nous allons faire, en 2018, une grande exposition dans leurs locaux sur ce sujet. Voilà une manière de considérer le répertoire.

Je rêve aussi un jour, je voulais d’ailleurs le faire si j’étais resté à Nancy, de réaliser un travail sur La Mort du cygne. C’est d’abord une période extrêmement intéressante, dans le rapport de la danse et de la marionnette. Et ce ballet occupe encore une grande place dans l’imaginaire, avec de nombreuses interprétations existantes. Je connais un certain nombre de documents qui sont tous magnifiques, avec par exemple les interprétations, d’une même artiste à vingt ans d’écart. On voit ainsi les évolutions. Outre ces documents, je pense également que ça pourrait donner lieu à une très belle série de spectacles.

D’autre part, à l’automne 2017, nous allons faire notre troisième Biennale d’art flamenco. Nous allons justement mettre un accent particulier sur l’exil, et l’exil des artistes qui fuyaient le franquisme. Nous allons le traiter avec un certain nombre de conférences, des commandes de spectacles, mais aussi avec tout un travail de recherche, qui est d’ailleurs entamé. Il existe à Xérès un institut dédié à l’histoire du flamenco tout à fait intéressant. Ils sont actuellement au travail pour collecter des documents à ce sujet.

 

À ce propos, la nouvelle Biennale d’art flamenco n’aurait-elle pas dû avoir lieu la saison prochaine ?

Oui en effet, mais j’ai préféré la repousser de quelques mois pour disposer de la salle Gémier. Nous n’avons plus le droit d’installer un théâtre éphémère dans le grand foyer pour des raisons de sécurité, et je me retrouve avec la grande salle et le petit studio, ce qui limite beaucoup les choses. J’ai donc choisi de reporter de trois mois, pour que l’on puisse vraiment déployer dans tout le théâtre cette Biennale.

Rafael Campallo, présent à la deuxième Biennale des arts flamenco du Théâtre de Chaillot

Rafael Campallo, présent lors de la 2e Biennale d’art flamenco du Théâtre National de Chaillot

Vous avez décidé de renommer Chaillot, Théâtre National de la Danse (et non plus Danse/ Théâtre), parce qu’il vous parait important d’affirmer qu’un des cinq Théâtres Nationaux est dédié à la danse. En quoi l’est-ce plus aujourd’hui qu’il y a cinq, ou même un an ? La prédominance de la danse à Chaillot vous parait-elle menacée ?

Je considère effectivement que depuis cinq ans, il y a dans l’économie de la danse, quelque chose qui est de l’ordre de la régression. Cela s’exprime par bien des aspects. Sur l’aspect strictement institutionnel, je trouve étonnant qu’on ait mis six mois à nommer un délégué à la danse. Il y a sans doute des raisons dont je n’ai pas connaissance qui l’expliquent. Mais quand même, imagine-t-on cela dans une autre discipline ? Je ne l’ai jamais vu. On pense donc que cela est possible pour la danse… Voilà un élément.

Je vois aussi, c’est ce que me disent les gens et je le constate en étudiant les dossiers des compagnies, une difficulté croissante pour réunir les conditions de la fabrication d’un spectacle, de l’existence d’une troupe. Et je pense qu’il faut qu’il y ait, un peu comme des lumières qui clignotent, des choses comme ça pour dire : “Attention ! Ne compromettons pas toutes ces avancées formidables qui ont été faites et actées.

Alors sans doute, je n’ai pas vu venir cela suffisamment quand je suis arrivé. Dominique Hervieu avait déjà affirmé ce caractère, mais j’ai toujours envie de mon côté que les choses soient fluides entre les disciplines. Nous ne sommes pas là pour dresser des murs. Cependant, il y a des moments où la communication, comme un changement de nom, est aussi un élément de stratégie qui permet d’affirmer des choses. Je le ressens d’autant que, mon premier mandat se terminant, de manière tout à fait légitime un certain nombre de personnalités se projettent, tant que la décision n’est pas définitivement arrêtée. Et depuis un an j’entends des rumeurs, multiples, sur des personnalités du théâtre, que par ailleurs j’apprécie beaucoup, qui se projettent ici. En soi cela n’a rien de scandaleux. Ce qui le serait c’est que la danse soit de nouveau pénalisée par le fait de lui enlever un de ses principaux outils. C’est donc pour moi une manière de rappeler qu’il y a un enjeu particulier ici.

Et puis, je suis un peu triste parfois que le monde du théâtre ou de la musique, n’avance pas plus vite par rapport à la pluridisciplinarité ou l’interdisciplinarité. Il y en a qui le font de manière magnifique, mais encore trop peu. C’est donc aussi une manière de dire, non pas de créer un rapport de force, ce n’est pas du tout ça, mais de dire : “Bon écoutez, nous retournons un peu le miroir.

Je considère effectivement que depuis cinq ans, il y a dans l’économie de la danse, quelque chose qui est de l’ordre de la régression.

Vous voulez dire que les théâtres ne programment pas suffisamment de danse ?

Oui, mais je pense qu’il y a des maisons d’opéra qui pourraient le faire aussi. La danse fait partie de leur histoire, elles disposent d’outils formidables avec des troupes permanentes, dans lesquelles il y a ne serait-ce que quinze ou vingt danseurs. Quelle est la compagnie indépendante qui a les moyens d’avoir une troupe de quinze à vingt danseurs ? Elles existent dans ces maisons d’opéra et parce que, à quelques exceptions près, on ne leur accorde pas une place, une reconnaissance suffisante, un respect suffisant, elles vivotent. C’est un peu dommage. Ça ne leur couterait quasiment rien de plus, si ce n’est de considérer la danse dans sa véritable capacité.

 

Vous faites, comme nous tous, le constat qu’il est de plus en plus difficile pour les danseur.se.s de vivre de leur art et pour les jeunes chorégraphes de créer. Les moyens de production et les budgets se restreignent, les séries sont de plus en plus courtes. Mais Est-ce selon vous spécifique à la danse ou le lot du spectacle vivant, et plus généralement de la culture en cette période de crise ?

C’est en effet plus général. Ça ne concerne, malheureusement d’ailleurs, pas que la danse. Simplement, encore une fois, il y a des disciplines dont l’économie est plus fragile. Et comme toujours, ce sont les plus fragiles qui en payent le prix le plus élevé. Mais dans cette situation, je pense que nous devons aussi chacun balayer devant nos portes. Ce n’est pas seulement parce qu’il y aurait des moyens en raréfaction. Sur le plan de l’Etat lui-même, le budget de la culture augmente. Il faut être rigoureux et honnête là-dessus, et le rappeler. C’est globalement que l’économie est en retrait, parce qu’il y a effectivement un certain nombre de collectivités qui diminuent drastiquement leur soutien au domaine artistique. Mais aussi, peut-être, parce que nous sommes en grande difficulté pour nous réformer nous-mêmes.

 

C’est un peu la question que j’allais vous poser. Il y a eu dans l’Hexagone cette volonté de créer les CCN, qui constituent un maillage sur tout le territoire. À Paris, nous avons le Théâtre National de Chaillot, le Théâtre de la Ville, le CND ou le Ballet de l’Opéra de Paris. La danse ne vous parait-elle pas malgré tout privilégiée en France, si nous nous comparons à d’autres pays ?

Oui c’est une évidence.

Visuel des 30 ans des CCN, fêtés au Théâtre National de Chaillot

Visuel des 30 ans des CCN, fêtés au Théâtre National de Chaillot

Malgré cette politique assez ambitieuse, qui a vu le jour en même temps que la nouvelle danse française dans les années 1980, il me semble que le public reste assez confidentiel, par rapport à des disciplines comme le théâtre ou à la musique. Confirmez-vous cette impression et si oui, comment l’expliquez-vous ?

D’abord, quand il y a une offre plus importante, il y a aussi plus de public. Ensuite, nous avons tous une part de responsabilité, mais je serais plus pondéré dans le constat. Quand je me déplace dans les festivals de danse, je remarque qu’il y a un monde fou. C’est le cas pour beaucoup de spectacles, partout, et c’est même, paradoxalement, avec la danse que les théâtres remplissent le plus.

Après, ce qui peut être questionné, c’est qu’il y a inévitablement dans l’histoire des arts, et la danse n’y échappe pas, des périodes où les artistes, disons une partie des artistes, travaille sur des problématiques esthétiques qui ne sont pas de nature à réunir un très large public. Mais il est en même temps absolument fondamental que ces démarches se tiennent. On peut parler, pour aller vite, de la non danse ou de la danse conceptuelle de ces dernières années. Pour moi, ça appartient complètement à ce phénomène-là. Je vois avec beaucoup d’intérêt et d’espoir, que de nouvelles générations digèrent, intègrent tout ça, et reviennent sur des formes qui ont cette capacité à s’adresser à un public beaucoup plus large. Mais enrichies par le travail qui a été fait par leurs prédécesseurs.

La responsabilité que nous avons collectivement, est certes de veiller à soutenir ces démarches, mais aussi de proposer dans le même temps des moments de grand rassemblement. Il y a matière à le faire, avec la plus haute exigence artistique. Nous avons peut-être connu une période où cette préoccupation n’était pas assez présente, dans ce qui était mis en œuvre par certains lieux. Du coup, une part du public n’a pas suivi autant qu’il aurait pu. Je suis frappé de voir que sur certaines propositions, c’est immédiatement la foule. Cela prouve que l’envie, le goût, est là. C’est aussi pour ça que je suis tellement content d’avoir bientôt la salle Gémier. C’est justement pour pouvoir conduire cet équilibre. Et encore une fois, il n’y a pas de notion de quelque chose qui serait plus exigent, plus rigoureux, d’un intérêt supérieur d’un côté et plus populaire de l’autre. Non. Le niveau d’exigence est le même quand on s’adresse au plus grand nombre.

Le niveau d’exigence est le même quand on s’adresse au plus grand nombre.

 

 

 

Il y a en effet des spectacles qui sont moins accessibles, ou accessibles lorsqu’on en a vu beaucoup d’autres. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont d’une meilleure ou d’une moindre qualité.

Je crois pour ma part que beaucoup de spectacles sont accessibles immédiatement pour un très large public. Il faut simplement les présenter de la bonne manière, et faire un travail par rapport aux spectateurs.

 

Vous parlez du travail de médiation à accomplir ?

Oui il y a un travail de médiation. Mais il y a aussi une relation de confiance qui se construit, et qui fait qu’au bout d’un moment le public vous suit. Lorsque j’étais à Nancy, nous faisions d’une année à l’autre des propositions extrêmement différentes. Au début, les gens ne s’y retrouvaient pas. Mais à la fin ils me disaient : “Nous venons même si nous ne connaissons pas du tout ce qui est présenté, parce que nous avons justement envie de découvrir, d’être surpris.” Et ce qui me faisait le plus plaisir est qu’ils ajoutaient : “Même si nous n’aimons pas, nous revenons, parce que de toutes manières c’était intéressant.” Je trouve que c’est fondamentalement à cet endroit que se situe notre travail. Mais il faut la durée pour ça.

Ensuite, l’éternelle question est que quand on arrive à finalement construire un public fidélisé, il ne faut pas s’arrêter là. C’est le danger que pointait déjà Jean Vilar. Ça marche, mais ça marche trop d’une certaine manière. Il faut alors regarder tous ceux qui ne sont pas dans cette marche. C’est encore plus nécessaire aujourd’hui, où l’on constate de telles fractures dans la société.

 

Justement, Chaillot est situé au Trocadéro, dans le 16ème arrondissement. Vous parlez de société fracturée, il ne doit pas être facile de faire venir tous les publics ici ?

Il y a d’abord une chose dont je suis assez satisfait, c’est que nous accueillons, hors scolaires, 28 % de jeunes. Ensuite, à peu près 1/3 de notre public vient des quartiers ouest, c’est-à-dire de proximité, 1/3 des quartiers est parisiens, et le tiers restant de la banlieue, de la province ou de l’étranger. C’est donc relativement équilibré. Mais évidemment cela ne suffit pas. Nous savons bien que certains publics ne viennent pas.

Intérieur du Théâtre National de Chaillot

Intérieur du Théâtre National de Chaillot

Nous faisons donc des opérations très ciblées, où l’on invite, par le biais d’associations relais, des gens qui pénètrent pour la toute première fois dans un théâtre. Et c’est extrêmement touchant de les voir arriver. Ils osent à peine entrer dans le grand foyer, comme s’ils pensaient que ce n’est pas pour eux. Au début, ils ne comprennent pas comment tout ça fonctionne, quels sont les codes, et nous avons un vrai travail à faire. La manière dont ils reçoivent les choses, pas seulement le spectacle mais tout l’ensemble, comme un vrai cadeau, est assez merveilleuse. Nous sommes vraiment heureux à chaque fois que nous mettons en place de telles opérations. Nous essayons de le faire le plus possible, mais nous sommes dans un équilibre, y compris budgétaire, sur lequel ça a un impact… que nous assumons complètement.

Après, nous sommes effectivement dans le 16ème arrondissement, mais quelque chose me frappe énormément, auquel je n’avais jamais réfléchi avant de travailler ici. Que se passe-t-il quand il y a de grands matchs de foot ? Où vont les supporters ? Ils ne restent pas à Saint-Denis, à proximité du Stade de France. Ils viennent sur les Champs-Elysées, ils viennent au Trocadéro, pour manifester leur joie et le fait d’appartenir à une collectivité. Pourquoi ? Parce que les attributs de cette collectivité, les symboles, les emblèmes se trouvent ici. Je trouve ça formidable ! Et je rêve, moi, que du point de vue du théâtre, ça fonctionne de la même manière. C’est-à-dire que si nous devons aller sur le terrain, nous devons aussi créer les conditions pour que les gens aient envie de venir, et que ce soit une fête pour eux. Chaillot ne doit pas être réservé au public de proximité. C’est une des missions que l’on a quand on est doté d’un tel lieu.

C’est aussi vrai d’ailleurs, par rapport aux régions. Nous avons pour les années à venir, je trouve, de belles idées, de belles envies de collaborations, dans lesquelles outre des lieux, des personnalités, nous allons essayer d’entraîner d’autres partenaires pour la mise en œuvre, comme la SNCF.

 

Vous avez déjà des projets précis de cet ordre ?

Oui. Par exemple Abou Lagraa ouvre à Annonay un lieu formidable, avec des appartements, qui s’appelle La Chapelle. Nous allons être l’un de ses partenaires pour y développer des résidences de création. Résidences qui trouveront bien évidemment à un moment écho à Chaillot, dans la programmation. Mais nous voulons également faire un travail sur le public de proximité là-bas. En particulier un public qui peut être rural. Nous allons essayer de bâtir des modalités qui faciliteront leur venue ici. Il y a quantité de choses à inventer, à mettre en œuvre, à partir du moment où cela rencontre aussi des désirs et des préoccupations sur place. Et je crois qu’on peut le développer dans beaucoup d’endroits. Si le temps nous est donné, nous ferons ça.

Le Cantique des cantiques d'Abou Lagraa

Le Cantique des cantiques d’Abou Lagraa

Vous avez, avec L’art d’être spectateur, une politique très active à l’égard des publics. Arrivez-vous à en mesurer les retombées ?

Oui. Et pour ma part, j’en suis à la fois très heureux et peu satisfait. J’en suis très heureux pour ceux qui en bénéficient. C’est quelque chose qu’ils aiment, ils nous le témoignent régulièrement. Ils ont le sentiment à la fois de s’enrichir et de partager des choses. C’est donc magnifique. Là où ça ne me satisfait pas, c’est que, très vite, c’est un peu ce que nous disions tout à l’heure, ce sont toujours les mêmes personnes qui reviennent. Bien sûr il ne faut pas oublier ces gens-là. Mais nous devons absolument consacrer une part de notre énergie, de nos moyens et de notre imagination, à ceux qui ne sont pas déjà dans cette dynamique.

 

J’ai découvert, dans cette rubrique, la création pour septembre 2016 du site Data-danse. Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ?

Il est en cours de constitution. C’est le fruit de tout un parcours qui a réuni différentes structures et différentes équipes, qui travaillent en lien avec des associations et des relais, pour parler de la danse. C’est très dur de parler de danse. Très vite on n’a à notre disposition qu’un lexique qui vient des arts plastiques, de la musique, du théâtre, on est embarrassé. Un travail a donc été réalisé sur un certain nombre de mots clés, qui peuvent donner des modalités d’accès à une œuvre, à une démarche artistique.

Mais une fois ce corpus défini, de quelle manière l’actionner, le mettre en œuvre ? Et comment amener les gens à être autonomes par rapport à lui, ce qui est l’un des objectifs ? Bien évidemment, il est apparu très vite que, l’un des seuls outils, enfin l’un des meilleurs outils aujourd’hui est internet.

 

C’est donc la mise à disposition d’une sorte de vocabulaire ?

En partie mais pas seulement. Il s’agit de proposer, de donner quelques entrées possibles, à des gens qui n’ont pas l’habitude de voir des spectacles, que ce soit sur scène ou en vidéo. Par exemple : “Que regardez-vous ? Regardez-vous s’il y a des duos, si ça danse à l’unisson, s’il y a des moments dans le silence ? Est-ce que la danse suit la musique ? Est-ce que ça va au sol ? Y a-t-il des moments dans le noir, d’où vient la lumière ? Les costumes ont-ils une fonction, et la couleur ? Est-ce que ça saute, est-ce qu’il y a beaucoup de tours ?” Etc.

 

Alors il s’agit d’offrir une grille de lecture, des outils de décryptage ?

Voilà, et j’ai une petite appréhension par rapport à ça. C’est vraiment intéressant, et en même temps je fais partie de ces gens pour qui le premier rapport à l’œuvre, à l’art, doit être dépouillé de toute grille de lecture. Mais je reconnais qu’en terme pédagogique c’est un bel outil. Trop de personnes disent : “Ce n’est pas pour nous, on ne comprend pas“. Masi si, ils peuvent tout à fait comprendre ! C’est ce que faisait Stockhausen dans certains de ses concerts. Il disait à ses auditeurs : “Je vous propose de prendre un élément musical, soit une note soit autre chose, et de le suivre toute l’œuvre. C’est une manière d’y accéder. Il y en a cent milles autres, c’est l’une d’entre elles. Elle vous permettra de ne pas être perdu, de ne pas décrocher si vous ne savez pas comment appréhender les choses.” Je trouve ça magnifique !

Je fais partie de ces gens pour qui le premier rapport à l’œuvre, à l’art, doit être dépouillé de toute grille de lecture.

 

Mais les deux démarches ne sont pas forcément contradictoires. On peut se laisser porter tant que ça fonctionne, et se raccrocher à ces outils-là si jamais on se perd.

Ma réaction vient du fait que j’ai eu, dans mon enfance, de mauvaises aventures de ce point de vue trop scolaire, trop appliqué. Je ne fonctionnais pas du tout comme ça. J’étais plutôt dans la rêverie, dans le fantasme. J’ai toujours vécu comme une punition de devoir appliquer des méthodes strictes. Alors je me dis qu’il faut toujours garder cette préoccupation du sensible. Mais on peut parfaitement articuler les deux, bien sûr.

 

Vous parlez souvent de pluridisciplinarité, et il est vrai qu’à Chaillot beaucoup de spectacles mêlent musique et danse, ou théâtre et danse, ou même les trois. En revanche, si la danse s’hybride aussi avec le cirque, c’est une discipline qui n’est pas très présente chez vous. Pourquoi ?

C’est vrai, même si l’on a reçu pendant un mois le Cirque Eloize, il y a quatre ans déjà. C’était un moment de fête absolu, magnifique. Le spectacle était extraordinaire. La chorégraphie était assurée par Mourad Merzouki, une raison supplémentaire de les accueillir. Vous avez raison et le cirque reviendra, c’est tout ce que peux dire. C’est tout simplement qu’on ne peut pas tout faire. Si nous avions trois salles, je crois que l’on aurait du cirque très souvent.

 

Sans parler de cirque pur, on peut penser également à des artistes comme James Thierrée ou Yoann Bourgeois, dont les œuvres sont proches de la danse.

Absolument, mais en ce qui concerne ces artistes-là, c’est aussi parce qu’ils ont des histoires qui les attachent à d’autres maisons. Ils ont une relation forte avec le Théâtre de la Ville, ce que je respecte complètement. Ça ne veut pas dire qu’ils ne viendront jamais ici. Si un jour ils en ont envie, la porte est bien évidemment grande ouverte. Mais pour le cirque pur, qui aurait tout à fait sa place à Chaillot et qui la trouvera à un certain moment, c’est aussi parce que j’ai le sentiment qu’il y a beaucoup d’espaces aujourd’hui qui lui sont ouverts, qu’il n’y a pas une nécessité absolue. Même si en réalité je reçois beaucoup de messages de gens qui ont envie de venir, pour des raisons que j’entends. Mais c’est vrai, on pourrait dire aussi la même chose de la comédie musicale, d’ailleurs.

 

Oui, bien que Volver, le spectacle d’Olivia Ruiz et Jean-Claude Gallotta programmé la saison prochaine s’en approche.

C’est vrai, c’était le cas également cette saison avec Naked Lunch de Club Guy & Roni.

Contact de Philippe Découflé et la Compagnie DCA

Contact de Philippe Découflé et la Compagnie DCA

Il y a eu également Contact de philippe Découflé, l’année dernière. Des comédies musicales sont donc égrainées au fil des saisons, même si l’on n’en voit pas chez vous des classiques, du type de celles qui se jouent au Châtelet.

Non c’est vrai. C’est extrêmement difficile à formuler, et même à penser d’ailleurs, mais une programmation n’est pas simplement l’adition d’un certain nombre de choses. Il y a à l’intérieur des lignes de force, des cohérences, qui sont essentiellement de l’ordre de l’intuition, de quelque chose que je ne sais pas, et que je n’ai surtout pas envie d’ailleurs de trop poser, parce que ça deviendrait un système. Jean-Paul Montanari (ndlr, le directeur de Montpellier Danse) explique que c’est une fois sa programmation faite qu’il la comprend, qu’il parvient à poser un discours dessus. C’est un artisanat, c’est dans le faire qu’on découvre les choses.

 

Vous aviez l’habitude chaque saison de proposer un focus, comme pour la Corée cette année. Il n’y en aura pas la saison prochaine. Es-ce, comme pour la Biennale de flamenco, dû aux travaux de la salle Gémier ?

Oui c’est pareil. Je n’aime pas prétendre, faire semblant, être uniquement dans de l’affichage. Je ne peux pas faire de focus avec une salle et demie.

Il y a dans une programmation, des lignes de force, des cohérences, qui sont essentiellement de l’ordre de l’intuition.

Il y aura, avec le départ de Carolyn Carlson, un artiste associé en moins. Est-ce toujours pour la même raison ?

En partie. Mais c’est surtout parce que je suis en discussion très avancée avec Philippe Decouflé, qui sera en résidence ici, même si ce n’est pas encore la saison prochaine, puisque nous allons utiliser cette période pour définir les modalités de son association avec Chaillot.

Mais il y a une autre raison, qui aujourd’hui devient un peu pénible. Comme vous le savez, José Montalvo est, depuis un an maintenant, en attente de savoir s’il va être nommé à la MAC de Créteil. Et moi j’attends aussi de savoir si je dois définir avec lui de nouvelles modalités de travail, parce que nous poursuivrons notre collaboration de toutes façons, ou si il reste là. Etre dans ce flou rend les choses vraiment compliquées. Cela devient un peu loufoque, un peu extravagant, le choix aurait dû être fait l’été passé. Il y a apparemment à notre époque, quelque chose qui est de l’ordre de cette difficulté à aboutir des décisions. Parce qu’au Théâtre de la Cité Internationale, c’est un peu pareil. Je dois sans doute ne pas connaître un certain nombre de raisons qui expliquent ces difficultés. Mais en tous les cas, vivement quand même qu’elles soient résolues !

Y Olé ! de José Montalvo

Y Olé ! de José Montalvo

En ce qui vous concerne, vous êtes candidat à votre propre succession. Connaissez-vous les autres postulants, êtes-vous confiant ?

En dehors des rumeurs que j’entends, je ne connais pas les autres candidats. On est nommé à Chaillot par décret, en conseil des ministres, il n’y a donc pas d’appel à candidature classique. Cela n’empêche pas de spontanément se déclarer, c’est d’ailleurs ce qui se passe. Je pense que la ministre, qui propose au président de la République la nomination, envisage tout à fait légitimement différents scénarii. Et qu’elle rencontre donc des gens, les consulte. Ça me parait totalement logique et sain.

Néanmoins je suis très confiant. Je considère que j’ai rempli la mission qui m’était confiée, et qu’il y aurait bien des logiques à ce que je poursuive. D’abord parce que la fin des travaux arrive, qu’il faut quand même aller jusqu’au bout, et qu’il me paraitrait légitime de me donner la possibilité de mettre en œuvre ce pour quoi ils ont été faits. Ensuite parce que cinq ans c’est une vraie durée, mais c’est en même temps court, par rapport aux enjeux d’une telle maison. Enfin parce qu’il y a aussi une réalité de nature économique. J’ai réussi à constituer un panel de mécènes qui sont dans une relation de confiance, et nous apportent 900 000 euros par an, ce qui est loin d’être facile. Et puis tout simplement parce que le désir est là, et que le désir, parfois peut être entendu !

Je considère que j’ai rempli la mission qui m’était confiée, et qu’il y aurait bien des logiques à ce que je poursuive.

Réponse le 15 juin ?

Oui, j’espère que ça n’ira pas au delà du 15 juin. J’espère même que ça pourrait être avant ! Mais ça ne m’appartient pas.

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