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En cours d’histoire : Noverre et les transformations du ballet au siècle des Lumières

Retranscription d’une conférence de Marie-Françoise Bouchon, historienne de la danse et professeure d’histoire de la danse au CNSMDP depuis 1990.

Là, comme ça, on dirait un article très long et très ennuyeux. C’est vrai qu’il est très long, mais pas du tout ennuyeux par contre.

Jean-Georges Noverre est né en 1727, et mort en 1810. Il s’inscrit dans le Siècle des lumières. C’est l’une des grandes figures de l’histoire du ballet, l’un des chorégraphes les plus importants de son temps. ll a également laissé une œuvre théorique abondante, ce qui est beaucoup plus rare.

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Où se déroulent les spectacles de danse à l’époque de Noverre ?

Le cercle des élites

  – L’Académie Royale de Musique. A Paris, la voie magistrale reste l’Académie Royale de Musique, autrement dit l’Opéra. Elle se situe à l’époque dans la seconde salle du Palais Royal, la 14e depuis sa création. Au XVIIIe siècle, on y programme des tragédies-ballets et des opéras-ballets. Ce sont donc des œuvres lyriques, dans lesquelles la danse est intégrée. La présence de danse dans toutes les œuvres données à l’Académie date de sa création en 1669. C’est une tradition qui va se poursuivre jusqu’au milieu du XXe siècle, quasiment abandonnée aujourd’hui.

  – La Cour. Jusqu’à la fin de la Monarchie, les artistes importants sont invités à se produire à la Cour. Ce n’est pas le roi qui va en ville, ce sont les artistes qui se déplacent à Versailles.

  – Les collèges de Jésuites. C’est là que sont élevés les enfants de l’élite sociale. Ils donnent des représentations mêlant spectacle et danse, qui ont pour fonction de donner un éclat particulier à la distribution des prix. Ils ont une portée éducative. La partie théâtrale est toujours interprétée par les élèves, mais dès le XVIIe siècle, pour les parties dansées, on va adjoindre aux élèves des danseurs, y compris des danseurs de l’Académie. Il s’agit de donner un attrait supplémentaire à l’événement. Pour les Jésuites, c’est une vitrine prestigieuse.

Les théâtres de la foire

La Foire rassemble les grandes expositions universelles, avec différents pavillons. Pur attirer la clientèle, on multiplie les attractions de toutes sortes, jusqu’à de véritables pièces de théâtre.

Le problème, c’est que ces théâtres ne peuvent pas faire n’importe quoi. A l’époque, nous sommes encore dans le système des privilèges, qui durera jusqu’au milieu du XIXe siècle. Des théâtres comme l’Académie où la Comédie Française ont l’exclusivité de leur genre de spectacle. Personne d’autre n’a le droit de les donner. Les autres théâtres sont limités, dans le domaine de la musique, des dialogues… Ils déploient donc des trésors d’invention pour contourner ces interdits. On a ainsi le théâtre des marionnettes jusqu’aux pièces muette, un peu comme un cinéma muet, avec des panneaux indiquant les dialogues pendant que l’on mime sur scène. On a tous les niveaux de spectacles, dont certains sont dans des bâtiments en dur, qui restent après les foires.

Ces théâtres de la foire se situent plus dans le répertoire comique et pittoresque, en utilisant les personnages de la Commedia dell’arte. Ces théâtres de la foire vont inventer de nouvelles formes de spectacles, comme le ballet-pantomime, où la danse est détachée du contexte lyrique et théâtral, pour être associée à la pantomime. On va ainsi avoir de grands chorégraphes au XVIIIe siècle. Il y a pas mal de danseurs, de costumes, de décors… On est quand même dans un type de spectacle assez élaboré.

Parmi les théâtres de la foire, le plus prestigieux est l’Opéra-Comique, qui porte le nom du genre qu’il a inventé. Il a une vraie salle de spectacle. On trouve des opéras-comiques qui contiennent de la danse, mais aussi des ballets-pantomimes.

En province

Le XVIIIe siècle est celui où se multiplient la construction des théâtres. Avant, on a toute une période où les théâtres sont éphémères, on les construit juste pour l’occasion. Toutes les grandes villes de province vont se doter de théâtres : Strasbourg, Lyon, Marseille, Bordeaux…

A l’étranger

Hors de France, toutes les capitales européennes possèdent un théâtre. Ce sont soit des entreprises privées, comme à Londres, soit des théâtres qui dépendent de la Cour, comme à Saint-Pétersbourg, Berlin ou Vienne.

Le parcours d’un danseur dans tout ça

Tous ces lieux ont des répertoires très distincts, mais les artistes travaillent dans tous les lieux.

Le parcours traditionnel d’un danseur commence comme aujourd’hui, directement par l’Académie. De l’école, on passe au ballet, puis par la hiérarchie. Sinon, et c’est le cas de le plus fréquent, les danseurs commencent sur les théâtres de la foire, vivier très important, puis sur les théâtres de province, puis à l’étranger. Et quand ils ont vraiment une bonne réputation, ils peuvent enfin être admis à l’Académie. C’est le cas de Marie Sallé, une des plus grandes danseuses du début du XVIIIe siècle.

Où se situe Noverre ?

Noverre appartient à cette seconde catégorie, sans cesse à la recherche de contrats. En général, les contrats sont à durée limitée.

La jeunesse de Noverre

Noverre est né en 1727, à Paris. Son père, né à Lausanne, est militaire.

Noverre semble assez tôt formé à la danse, car on le trouve comme élève de Louis Dupré, qui est à l’époque le grand danseur de style noble de l’Académie Royale. Il va débuter sa carrière dans les pas de cette grande vedette, qui rassemble autour de lui une petite troupe.

Noverre est ainsi dans les distributions de spectacles donnés au collège Louis le Grand, dirigé par des jésuites, en 1741-42. Il a donc 14-15 ans. L’année suivante, on le trouve dans des spectacles donnés à la Cour. Puis il est engagé çà l’Opéra-Comique, où il est premier danseur en 1744. On peut en conclure qu’il est donc un très bon danseur.

Sa carrière de danseur

Mais l’Opéra-Comique est obligé de fermer. Noverre part alors à Berlin, toujours avec Dupré, chez le roi de Prusse Frédéric le Grand, où il figure dans 21 spectacles. Mais il s’ennuie à Berlin, il trouve que le chorégraphe n’est pas très inventif. Il part, et on perd sa trace.

On retrouve Noverre en 1748 à Marseille, il a donc 21 ans. Puis à Strasbourg, où il aurait composé sa première œuvre, Les fêtes chinoises. En 1750, il est engagé à l’Opéra  de Lyon, où il compose une dizaine de ballets. Mais son contrat est résilié en 1753, il repasse par Strasbourg. Il est réengagé à l’Opéra-Comique en 1754 et 1755, cette fois comme maitre de ballet, chargé de la composition du répertoire. Parmi eux, on a celui des Fêtes chinoises, qui reçoit de nombreux éloges.

Pour ces Fêtes chinoises, il compose des danses originales, bien structurées, très inventives, avec un grand sens de l’utilisation de l’espace. Il tire un parti visuel de la couleur des costumes. Ce sont des qualités que l’on va retrouver dans tous ses ballets. C’est à cette époque qu’une blessure met fin à sa carrière de danseur. Mais comme sa renommée chorégraphique commence à être bien établie, c’est désormais ce poste qu’il va occuper. Il a désormais 28 ans, et déjà une certaine expérience.

L’expérience déterminante de Londres

Noverre essaye d’entrer à l’Académie Royale, sans succès. En 1755, il est engagé à Londres par le comédien David Garrick, qui dirige le théâtre de Drury Lane. Noverre y présente ses Fêtes chinoises. Malheureusement, des raisons politiques bloquent son ascension. Il y a en Angleterre un climat anti-français qui se développe. Des bagarres éclatent dans les théâtres, les décors sont détruits, il y a gros dégâts. Noverre continue donc à superviser les danses, mais il ne va plus apparaitre sur l’affiche, ça ferait figure de provocation dans ce contexte.

Il continue tout de même à travailler pour Drury Lane. Ce séjour va surtout lui permettre de s’ouvrir à de nouvelles perspectives. Noverre voit jouer David Garrick aussi bien dans les tragédies que dans les comédies, et Noverre y est très admiratif. Ce jeu théâtral, très expressif, a une influence considérable sur le développement de la conception de l’expressivité de la danse pour Noverre. C’est un peu comme une révélation.

Noverre s’inscrit ainsi pleinement dans les débats de son temps. L’expressivité de l’art fait en effet l’objet de nombreux travaux théoriques au XVIIIe siècle, en particulier dans le domaine théâtral, où il porte sur le renouvèlement du jeu des acteurs tragiques. Diderot ou Voltaire s‘intéressent à la question. On passe ainsi d’une expressivité symbolique à une expressivité plus naturaliste.

Noverre ne va pas rester à Londres. Il retourne à Lyon de 1758 à 1760. Il compose de nouveaux ballets marqués par les principes du jeu de David Garrick, en particulier La toilette de Vénus (beaucoup de tableaux à l’époque portent sur ce thème), Les Caprices de Galatée, une pastorale, un genre très fréquent à l’époque. Il va tenter d’appliquer à la danse la gestuelle expressive qu’il a tant admirée chez les comédiens anglais. 


L’écriture de ses célèbres Lettres

C’est à ce moment-là qu’il rédige la 1ere édition de ses Lettres sur la danse et sur les ballets, publiées en 1760 à Lyon, sous la forme de 15 lettres. Il explique toutes ces idées en matière de danse. C’est un ouvrage très important.

On y distingue sept thèmes généraux.
– La composition des ballets. Il traite de tous les éléments du spectacle de danse (décors, costumes, etc.). Il critique en particulier pour la chorégraphie le recours trop fréquent à la symétrie, caractéristique de la danse du XVIe siècle, ça ressemblait aux jardins à la française en quelque sorte. Il évoque également les connaissances nécessaires aux maîtres de ballet : peinture, anatomie… Une éducation assez riche

 – Une étude historique et critique des ballets, avec un long développement sur ceux de l’Académie Royale, très critique. Cette partie a suscité beaucoup d’intérêt, mais elle reste exagérée. L’Académie est loin d’être aussi sclérosée que ne le prétend Noverre. Il se valorise en fait comme réformateur.

 – La question de l’expressivité du mouvement, le cœur de sa propre démarque artistique. Et déjà à l’œuvre à l’Académie, contrairement à ce qu’il dit.

 – La formation du danseur. C’est le seul moment où il parle un peu de technique. Mais ce thème montre qu’il s’intéresse à l’anatomie, et qu’il la connait bien. Ça explique qu’il soit aussi un professeur de danse très estimé.

 – La notation chorégraphique. Il se réfère au premier système de notation, qui existe depuis 1700, publié par Raoul-Auger Feuillet, dont il ne voit pas l’utilité. Hélas, car cela portera ses œuvres à la disparition, aucune de ses chorégraphies n’ayant été notées.

 – Les deux dernières lettres contiennent le récit détaillé du thème de quatre de ses ballets.

Noverre montre ainsi en quoi consiste son travail. Avec ses Lettres, il propose aussi un programme artistique susceptible de lui ouvrir les portes de l’Académie. C’est un peu son press-book.

Presque tous les aspects de la danse sont abordés dans ces Lettres. On y ajoute ce qu’il publie en 1781, des observations sur la construction d‘une scène d’opéra, on voit ainsi l’étendu de l’engagement de Noverre dans son art.

Noverre et la danse en action

Noverre travaille ainsi beaucoup sur la danse expressive, qu’il appelle aussi la danse en action. C’est un concept qu’il empreinte à Louis de Cahusac, Elle est aussi appelée danse-pantomime. Elle ouvre la voie à un spectacle où le ballet se détache de la voie lyrique : c’est le ballet-pantomime. Cette forme existe déjà sur les théâtres de la foire, depuis longtemps, mais dans un registre uniquement comique. Elle n’a par contre pas été introduite à l’Académie, où l’on cultive les registres tragiques et galants.

La danse figure à l’époque dans les œuvres lyriques sous une forme d’intermède. Elle a une fonction figurative ou symbolique : elle renforce l’effet produit par la scène précédente chantée. Les personnages dansants ne sont jamais les héros de l’histoire, interprétés par les chanteurs. Les danseurs incarnent une sorte d’idéal type, dont ils traduisent le caractère ou le sentiment sur un mode univoque, avec une gestuelle codifiée, symbolique.

Un danseur était par exemple un magicien, un berger, une figure mythologique, ou un sentiment comme la haine ou l’amour. Le danseur porte un masque, ce qui renforce l’expression voulue, mais qui la fige. Les costumes, symboliques, contribuent à identifier le personnage. On est dans un réseau de contorsions expressives, qui est à l’œuvre dans tous les arts de la représentation. Le public est familier ainsi de tous ces signes secondaires.

Avec la danse en action, on assiste à deux grands changements, qui sont liés. D’abord, ce sont les héros de l’histoire qui dansent, puisque le chant est supprimé. Ensuite, et en conséquence, le danseur va incarner désormais l’individu traversé par diverses émotions.

Dans ses Lettres, Noverre fait porter toute l’expressivité de la danse au travail des bras et à l’expression du visage. On voit le lien avec le théâtre. En conséquence, il supprime les masques.

C’est cette transformation d’un idéal type vers un individu qui marque l’évolution du ballet dans la seconde moitié du siècle, et que Noverre va mettre en œuvre dans tous ses ballets.

Une carrière internationale

La carrière de Noverre prend alors une dimension internationale. En 1760, il réussit à se faire engager à Stuttgart, chez le Duc de Wurtemberg, un poste prestigieux. Le duc dote son théâtre de moyens très importants, dont Noverre va bénéficier. Il y rencontre Gluck, qui est engagé pour l’opéra dans la même démarche artistique que lui pour la danse.

Noverre y crée 24 ballets, parmi son célèbre Jason et Médée. Le rôle de Jason est créé par Gaëtan Vestris, qui a succédé à Dupré comme grande vedette de l’Académie. Il est très intéressé par le travail de Noverre, et demande des congés pour venir travailler avec lui.

En, 1766, le contrat de Noverre se termine, il va partir. Il envoie une offre de service à Varsovie, où il envoie 11 volumes : des textes théoriques, des sujets de ballets, des partitions, des dessins de costumes… C’est un volume très précieux, que l’on peut toujours voir dans cette ville. Le roi remercie Noverre par une gratification, mais ne fait pas suite à sa demande.

Noverre va être engagé de 1767 à 1774 à Vienne où règne l’Impératrice Marie-Thérèse. Il est le maître à danser de ses enfants, qui dansent aussi en public, et pas seulement lors des bals. Parmi eux, il y a  la jeune Marie-Antoinette, qui quittera l’Autriche en 1770 pour épouser louis XVI.

En plus des ballets d’opéras (il y en a toujours dans ces grandes maisons), Noverre crée de nombreux ballets d’action, parmi Les Petits Riens, ou Les Horaces et les Curiaces, d’après Corneille. Ces ballets sont en général bien reçus. “Rien que par la danse et par l’action pantomimique, il sait, dans le genre tragique (ndlr : et c’est ça la nouveauté), exciter chez le spectateur toutes les passions. Il possède aussi le talent de former les jeunes gens avec une rapidité étonnante”, écrit ainsi un critique en 1972.

Noverre se révèle en effet un pédagogue remarquable, tant pour assimiler la technique de danse (et il présente ses élèves sur scène très jeunes, à 12-13 ans), mais aussi pour l’expressivité. Parmi ses élèves figure Jean Dauberval, qui va faire une brillante carrière de danseur et de compositeur de musique de ballet. Il est également l’auteur de la première version de La fille mal gardée, créé à Bordeaux en 1789, et qui reste l’un des ballets les plus dansés de l’histoire de la danse. Même si, évidemment, les chorégraphies actuelles n’ont plus rien à voir avec celle d’origine.

Les choses se passent moins bien à Vienne qu’à Stuttgart pour Noverre. Il est soumis à la commission des bonnes mœurs, qui l’obligent à modifier certains passages de ses œuvres. Il ne respecte pas toutes les convenances. Le directeur du théâtre va aussi s’en prendre à ses exigences financières. C’est une réputation que Noverre traine tout au long de la sa carrière : il est cher.

Marie-Thérèse va finalement fermer le théâtre en 1774, pas seulement à cause de Noverre, il a globalement trop de dépense.

Noverre se retrouve de nouveau sans engagement. Il va à Milan, en 1774, et ça ne marche pas du tout. Ses productions sont jugées ennuyeuses, contenant trop  peu de danse… Il n’a pas le succès escompté.

Noverre à l’Académie Royale

Son arrivée

Au début de l’année 1776, Noverre va avoir 49 ans, il trouve encore un engagement occasionnel à Vienne, après lequel il repart en quête d’un nouveau poste, peut-être à Londres.

Mais Marie-Thérèse, qui est au courant de sa situation, lui confie une lettre de recommandation extrêmement élogieuse à l’ambassadeur d’Autriche à Paris, auquel elle demande de lui obtenir une audience auprès de la reine Marie-Antoinette. Cette audience est très vite organisée, et Marie-Antoinette offre à son ancien maître à danser le poste de maître des ballets à l’Académie Royale, que semblait-il il n’espérait plus.

Cette nomination est en rupture avec l’usage, qui veut que ce poste revienne au premier danseur de style noble de la compagnie. Jamais on n’a un maitre de ballet qui vient de l’extérieur.

Mais Noverre bénéficie de circonstances favorables. L’Académie est à cette époque dans une situation financière désastreuse, et elle est passée sous autorité royale, ce qui a permis l’intervention de la reine. De plus, les mesures d’économie qui ont été prises ont provoqué la démission des danseurs, en particulier de Gaëtan Vestris qui est le titulaire du poste de maitre des ballets. Lorsque les danseurs sont contraints de retirer leur démission, Vestris n’est réintégré que comme danseur. Le poste est donc vacant. Noverre, précédé d’une réputation flatteuse pour ses œuvres théoriques comme pour ses ballets, apparait comme l’homme de la situation.

On imagine son bonheur d’accéder à ce poste, c’est vraiment le plus envié d’Europe. Mais il est loin d’imaginer des déconvenues qu’il va avoir jusqu’à son départ de l’Académie, au milieu de l’année 1781. Il va tenir 5 ans.

Les difficultés de Noverre

Entré par faveur royal, Noverre fait d’autant plus figure d’usurpateur qu’il ne connait l’Académie que de l’extérieur. Il n’est pas du sérail. Très sûr de lui, il sous-estime le poids d’une institution qui fonctionne avec ses mœurs et ses usages. Il ambitionne de réformer avec autant de témérité que de naïveté. (Ndlr : en fait, peu de choses ont changé depuis cette époque).

 – D’abord, sa nomination est très mal reçue par les danseurs à qui son poste aurait dû revenir : Maximilien Gardel, Jean Dauberval, qui se voient maintenue au poste d’assistant.

C’est donc dans une atmosphère particulièrement hostile que Noverre prend ses fonctions. Et il va être confronté pendant tout son séjour aux attaques de ces deux hommes, qui s’estiment à juste titre lésés, et qui n’ont cessé de le harceler pour qu’il démissionne.

 – Noverre a très mauvais caractère : il est autoritaire, intransigeant, particulièrement colérique, et porté sur la bosson, ce qui n’arrange rien. Il heurte les danseurs qui sont habitués à avoir une certaine liberté dans leur travail. A l’époque, les grands danseurs sont souvent les chorégraphes de leurs propres danses. Pour Noverre, c’est lui qui doit être le seul maître des chorégraphies.

Il faut cependant nuancer. On ne peut pas dire que les danseurs ont nui à son œuvre. Ce sont des artistes de premier ordre, très appréciés du public. Ces interprètes ont pour la plupart beaucoup apprécié son travail. Beaucoup ont été ses élèves. Même ceux qui lui sont plus hostiles, comme Gardel, une fois qu’ils sont en scène, ce sont des artistes, ils mettent tout leur talent au service de l’œuvre. Les critiques sont d’ailleurs en général très élogieuses pour les interprètes. Ce n’est donc pas à cause d’eux que Noverre va rencontrer des problèmes, si ce n’est dans le quotidien qui n’est pas facile

 – Les finances doivent aussi être redressées. Noverre est habitués aux largesses des Cours de Stuttgart et Vienne. Il est bien déçu de la faiblesse des moyens qui lui sont attribués. Il se plaint amèrement des costumes et décors qui viennent des stocks de l’Académie, et qui sont loin de répondre à ses objectifs.  Et il n’a pas vraiment tort. Mais ça ne va  pas lui nuire plus que ça.

Noverre l’incompris

Noverre a monté à l’Académie sept ballets-pantomimes, de 1776 à 1781, mais une seule création. Les autres sont des reprises, même si elles sont beaucoup retravaillées. C’est l’habitude à l’époque, quand on reprend un ballet après une interruption importante, on recompose quasiment toute la chorégraphie. Annette et Lubin est ainsi sa seule création.

Noverre compose également les divertissements d’opéra. Il collabore ainsi à 13 opéras.  Il n’est pas hostile au divertissement d’opéra, puisque ça continue à rester le grand débouché de la danse dans les grandes maisons avec qui il a travaillé. Dans ses Lettres, il cite indifféremment des exemples de ballets ou de divertissement. Ce qui compte pour lui, c’est que ça soit constitué de danses en action, qui racontent et expriment quelque chose.

Ce n’est pas Noverre qui a importé le ballet-pantomime à l’Académie. Dès les années 1760, Dauberval comme Vestris en ont présentés. L’influence de Noverre reste indéniable, car ces deux-là ont travaillé avec lui. Par deux fois, Vestris va ainsi remonter l’œuvre de Noverre Jason et Médée. Si on attend avec intérêt le maître, l’aspect nouveauté du ballet-pantomime est donc assez émoussé, ce n’est pas si nouveau que ça pour le public parisien.

Pour Noverre, le constat va être dur. Sans faire l’objet d’un rejet radical, ses ballets-pantomimes ne connaissent pas le succès escompté, et n’ont qu’un petit nombre de représentation. Si c’est bien avec les œuvres de Noverre que le ballet-pantomime s’installe durablement à l’Académie, c’est parce que s’y ajoute bientôt les œuvres de Gardel.

Les problèmes de la danse-pantomime

L’humiliation de Noverre est d’autant plus grande que Gardel connait dès son coup d’essai un succès remarquable. La chercheuse d’esprit va connaître 189 représentations jusqu’en 1816. L’œuvre de Noverre qui a connu le plus de succès s’est limité à 23. Plus dramatique : deux œuvres auxquelles il tient le plus, Les Horaces et Jason et Médée sont celles qui reçoivent le moins bon accueil, qui font l’objet du plus grand nombre de critiques. 

Avec ses deux œuvres, on est bien au cœur de la démarche artistique de Noverre, qui aspire à inscrire le ballet dans le registre le plus prestigieux : celui de la tragédie. Et c’est dans ce domaine précis, et non pas dans le ballet-pantomime en général, que Noverre se considère comme un novateur. Si les personnages dansants figurent bien dans les tragédies-ballets, ce ne sont jamais les héros de la tragédie, mais des figures allégoriques, symboliques ou pastorales. Dans les ballets de Noverre, Horace ou Médée et Jason, ce sont bien des personnages de la tragédie qui dansent.

Lorsque l’on parle de la danse dans le ballet-pantomime, de quoi s’agit-il ? D’une part de danse proprement dite, que Noverre appelle danse d’exécution. Et d’autre part de la danse-pantomime, qu’il appelle danse en action ou d’expression, et qui mobilise particulièrement les bras et l’expression du visage, les pieds ne faisant presque que marcher. Mais on peut tout de même parler de danse, parce que c’est une pantomime mesurée, rythmée par la musique.

Noverre a remplacé le chant par une pantomime naturaliste, inspirée du théâtre. Dans ces écrits, il se réfère aux grands acteurs de son temps.

Mais le transfert à la danse expressive ne va pas de soi. Au théâtre, ces gestes sont accompagnés par la parole. Le ballet se heurte à des limites. La première, cette pantomime doit être comprise du public, car contrairement à la pantomime symbolique, elle ne s’inscrit pas dans une convention.

Pour accompagner cette difficulté, il y a trois solutions : 

– La plus fréquente, il faut recourir à des histoires bien connues. 

– D’autres part, utiliser des musiques évocatrices ou à des musiques empreintées à des œuvres théâtrales, connues des spectateurs, et qui évoquent la même situation. En écoutant la musique, on sait de quoi il s’agit. 

– Enfin troisièmes solution, distribuer durant le spectacle un livret qui contient le scénario du ballet. Sur ce point, Noverre polémique avec un chorégraphe italien, Gasparo Angiolini, grand chorégraphe de l’époque, un peu son rivale. Pour lui, un ballet-pantomime réussi, doit pouvoir se passer du livret. Parmi les critiques faites à Noverre figurent beaucoup la difficulté de compréhension. Même une pièce aussi célèbre que Les Horaces est trouvé “confuse” et “peu compréhensible“.

Deuxième difficulté : dans la tragédie, les actions ne se déroulent jamais sur scène, elles sont racontées. Dans le ballet-pantomime, il faut les représenter. Et c’est là qu’arrive le problème de la vraisemblance. C’est sur ce point que Noverre essuie le plus de critiques. Dans Les Horaces, il termine la pièce par une fête de mariage, mais le public trouve que l’homme qui vient de tuer ses trois meilleurs amis peut difficilement revenir danser à la fin de la pièce. Ça ne passe pas, et Noverre remplace tout de suite cette scène par un jugement du peuple de Rome.

Malgré les critiques et le peu de succès, on reconnaît à Noverre de vraies qualités de compositeurs de ballets, les adjectifs pleuvent, et on peut se demander pourquoi il n’a pas eu tant de succès. 

Noverre en rupture avec son temps

On a un peu le sentiment d’une déception. Il sent que sa réputation de théoricien a fait de l’ombre au chorégraphe. Aussi intéressantes soient les idées de Noverre, ses chorégraphies semblent être restées en-deçà, on en attendait beaucoup plus de nouveautés. Sa réforme repose entièrement sur la pantomime. Il ne change rien à la danse, et on lui reproche qu’elle ne figure que trop peu dans ses ballets-pantomimes. Les vraies situations de danser sont assez rare, s’il a rajouté cette scène de mariage, c’était pour qu’il y ait de la danse.

Donc il n’y a pas beaucoup de danse dans ses ballets, et c’est la même qu’avant. Noverre affaiblit son image de novateur. Il y a un décalage entre cette forme de danse qui subsiste, qui est en train de changer, mais qui ne convient pas à la tragédie, et cette nouvelle forme de ballet que Noverre essaye de promouvoir.

Noverre ne semble pas avoir évolué. Par de nombreux côtés, il semble rester attaché au monde artistique de l’époque où il a rédigé ses Lettres sur la danse. A la fin de sa carrière, il met en scène de nombreuses figures allégoriques comme la Haine ou le Poison, alors que l’usage des allégories est en voie de disparition, même dans les opéras. Tout d’un coup, il fait rétrograde, et contraire à ses propres théories.

Noverre est en fait le chorégraphe de Gaëtan Vestris, et qui appartient au style noble, la tragédie. En 1780, c’est son fils Augustin Vestris qui va devenir premier danseur. Lui, il brille dans le genre du demi-caractère, où le saut est important. Et dans un univers complètement différent. En une génération, il y a une bascule totale qui se fait. Augustin est dans le registre de l’opéra-comique et du mélodrame, qui annonce le répertoire de ballet du XIXe siècle.

Les temps changent. Evidemment, Noverre n’est pas borné. Quand il voit le succès de Gardel, avec La chercheuse d’esprit qui est la transposition d’un opéra-comique de Favart. Il va essayer d’empreinter la même voie, avec Annette et Lubin. Mais ce n’est pas non plus une réussite. Noverre ne va pas vraiment se remettre de l’échec des Horaces. Dès 1779, il commence à négocier son départ, qui sera définitif lorsque le 8 juin 1781, l’opéra sera détruit par un incendie.

La fin de carrière de Noverre

Pour Noverre, il n’a que 54 ans lorsqu’il donne sa démission, ce qui est loin d’être la fin de carrière pour un maître de ballet. Sa carrière va rendre un tour plus chaotique. Il retourne à Londres pour la saison suivante, sans beaucoup de précision. En 1787, on le voit encore remonter des ballets à Lyon. Il retourne encore à Londres, qui va être son port d’attache. En 1789, il revient à Paris, qu’il va fuir avec la Révolution. Il se retire en province auprès de son fils. En 1791, il fait encore une tentative auprès du Roi de Suède auquel il envoie un dossier, moins importants que celui de Varsovie. Mais il n’a pas plus de succès.

En 1793-1794, il a un dernier engagement à Londres. Puis il rentre en France, et il va finir ses jours à Saint-Germain-en-Laye, ruiné par la Révolution. Il aurait dû toucher une pension de l’Académie Royale, mais évidemment, ça ne va pas pouvoir se faire.

Noverre s’intéresse toujours à la vie artistique, et travaille à la réédition de ses Lettres, qu’il va augmenter de 15 à 54 lettre. Il meurt à 83 ans en 1810.  Ces ajouts ne changent pas fondamentalement à ce qu’il avait mis dans les textes de 1769. Il constate les difficultés des ballets-pantomimes, et ses limites. Le genre s’est construit top lié au théâtre. Le ballet va d’ailleurs se développer en détachant de cette forme narrative.

L’héritage de Noverre

Comme chorégraphe, Noverre ne peut en aucun cas être considéré comme l’inventeur du ballet-pantomime, qui existe depuis longtemps. Il n’en reste pas moins l’un des chorégraphes majeurs du XVIII siècle, il a contribué à l’évolution de la chorégraphie, et à la valorisation du chorégraphe. Ses ballets, qui ont été beaucoup copiés de son temps, ont tous disparus avec lui, comme tous les ballets de l’époque.

Son nom reste dans les mémoires grâces à ses écrits, qui connaissent plusieurs éditions et augmentations jusqu’en 1807. Aucun de ses ouvrages n’est réédité au XIXe siècle, mais ils continuent à circuler. Bournonville y fait ainsi référence dans ses propres écrits.

Tout au long de l’histoire de la danse, Noverre va rester une référence. Au XXe siècle, c’est principalement la première version de 15 lettres qui connaît d’incessantes rééditions, à partir de 1927, La dernière édition serait de 2006 en France. C’est la version de l’ouvrage la plus connue, qui a donné lieu à diverses traductions dès le XVIIIe siècle.

S’il connaît une telle postérité, Noverre reste à ce jour le seul artiste de la danse qui a consacré à son art une œuvre théorique d’une telle ampleur et d’une telle valeur. Nous luis sommes redevables déjà de nous apporter un témoignage incomparable par son intelligence et son étendu sur une époque cruciale de l’histoire de la danse. Il a inscrit aussi la danse dans un vaste champ de réflexion, et surtout il a supposé des questions que chacun a pu se réapproprier et dont la fécondité ne s’est jamais démentie.

Commentaires (5)

  • Moi j’aime quand tu fais des retranscriptions de conférences :-)(-: (on devrait créer une page de liens pour les mettre en commun !)
    C’est très intéressant en effet et ça devait être passionnant à écouter. Il n’y a rien de tel qu’une prof pour te synthétiser une vie de cette façon…
    Maintenant j’attends avec impatience les comptes-rendus des visites du CNSMDP et de l’École de Danse !

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  • rosamunde

    Merci beaucoup d’avoir mis en ligne la retranscription de cette conférence que j’avais malheureusement ratée.
    M-Françoise Bouchon a-t-elle indiqué quelques titres d’ouvrages de référence sur ce sujet?

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  • @ Pink Lady : Merci Miss ! Pour le CNSMDP, tu risques d’attendre longtemps car je n’avais ni dictaphone ni appareil photo ce jour là 😆 Par contre, un article sur les coulisses de Bastille devrait bientôt voir le jour, et c’était très chouette aussi. 😀

    @ Rosamunde : Non, je ne crois pas 🙁 . Il me semble qu’elle avait laissé une bibliographie de côté, mais je ne l’ai pas prise 🙄 . J’y penserais la prochaine fois. 
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  • Aude

    Bonjour, j’ai une recherche a faire sur Noverre, et j’ai plusieur question ou je ne trouve pas de reponse. Evoquer les diffèrent point de sa reforme ? Et pourquoi on dit qu’il est le foncdateur du ballet moderne ? Si vous avait c’est reponse merci de me les parvenir 🙂

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  • @Aude: Désolé, je n’en sais pas plus que la conférence 🙂

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