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Guillaume Gallienne :”Je n’ai pas vu un homme qui dansait un cheval. J’ai vu un cheval qui avait de l’humanité”

Le 20 janvier dernier. Brigitte Lefèvre et Guillaume Gallienne ont donné rendez-vous au public au Studio Bastille pour parler de Caligula. C’est surtout le dramaturge qui s’est exprimé. Et ce fut passionnant. La genèse du ballet, le travail en studio, les références, la personnalité complexe de Nicolas Le Riche… L’acteur est intarissable sur ce ballet et formidablement intéressant. Compte-rendu. 

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Un danseur étoile qui se lance dans la chorégraphie, est-ce une habitude à l’Opéra de Paris ?

Brigitte Lefèvre : Il n’y a pas d’habitude. C’est le contraire. Ce sont des choses exceptionnelles. Il n’y a pas d’obligation, ce n’est pas normal, ce n’est pas anormal, mais c‘est chacun. C’est parce que c’est lui.

Pourquoi avoir pensé à Nicolas Le Riche ?

Brigitte Lefèvre : Nicolas est un danseur extraordinaire. On s’est dit : “Mais qu’est-ce que pense cet homme-là ? Comment peut-on arriver à danser comme ça ?“. C’est vrai que ce sont des choses qui continuent de m’interpeller.

Comment est né Caligula ?

Brigitte Lefèvre : Un jour,  je demande à Nicolas Le Riche si ça l’intéresserais de faire un ballet. En la jouant courte, il me dit : “Oui, j’ai un projet : Caligula“. Je me dis que là, on y va carrément. On pense à l’histoire, à ce que peut représenter ce personnage. On pense à Camus, beaucoup, très spontanément.

Immédiatement, Nicolas me dit que c’est un ballet qu’il va faire avec Guillaume Gallienne. Ce n’est pas banal non plus. Dans le ballet, c’est assez rare quand on parle de dramaturgie. On peut parler de livret, on peut parler d’argument, on peut parler de thème, on peut parler d’abstraction, de poésie. Mais vraiment, un dramaturge à côté d’un artiste chorégraphe, c’est un peu plus rare. En plus quand il s’appelle Guillaume Gallienne, qu’il fait partie de la Comédie Françaises, cette troupe cousine, sœur, en qui on a tous une très grande admiration. A certains égards, elle se rapproche de la troupe du Ballet de l’Opéra de Paris. Donc, je ne suis pas surprise par cette collaboration, mais tout de même très très intéressée.

L’un de mes grands plaisirs, ça a été de voir arriver Guillaume et Nicolas avec un livret, un classeur. Et j’ai eu l’honneur insigne, le plaisir qui n’a pas été partagé, qu’ils puissent me décrire pour la première fois leur Caligula.

C’est quoi ce classeur ?

Guillaume Gallienne : C’est un classeur Hachette… (rires du public). 

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Comment Nicolas Le Riche vous a proposé ce projet ?

Guillaume Gallienne : En fait, au départ, Nicolas et moi étions amis depuis déjà quelques temps. Et un soir, chez lui, il me dit : “Ben voilà, je veux monter Caligula, et j’aimerais que tu en fasse la dramaturgie“. Je lui dit : “Mais c’est quoi la dramaturgie ?“. Et puis sa femme Clairemarie Osta me dit : “C’est raconter l’histoire“. Bon, raconter une histoire, ça, a priori, je sais.

L’inspiration littéraire de Caligula

Guillaume Gallienne : Je demande à Nicolas où a-t-il trouvé son Caligula ? Il me dit : “Chez Suétone“. Je suis donc allé lire La vie des 12 Césars. J’ai relu évidemment le Caligula de Camus, pour me rendre compte qu’il était, à mon sens, trop théâtrale et un peu démodé pour aujourd’hui. Je crois que le Caligula de Camus a eu tout son sens à la Libération en 45. Il se trouve qu’aujourd’hui, c’est un petit peu démodé, même s’il reste des passages absolument sublimes dedans. Donc exit Camus.

La forme : Racine

Guillaume Gallienne : J’ai eu le réflexe d’historien, j’ai une maitrise d’histoire, la bibliothèque Sainte-Geneviève et autres plaisirs. Là, je me suis rendu compte de la somme incroyable d’imagination qu’il fallait. J’ai appelé Nicolas : “Il faut qu’on se parle“, parce que j’ai vraiment flippé. On a pris un café, et tout de suite je lui ai demandé : “Mais pourquoi moi ?“.  Il a été assez génial. Il m’a fait un grand sourire et il a dit : “Pour pleins de raisons“. Il m’a donné une con fiance totale. On a commencé à parler, à parler beaucoup.

Très vite, je lui ai demandé quelle forme il voulait donner à ce ballet. Il m’a dit : “J’aime la tragédie“. “La tragédie grecque ou racinienne ?“. “Racinienne“. On a relu Sur Racine Roland Barthes, qui nous a donné la forme. Cinq actes, et tout ce que Barthes développent sur la tragédie racinienne.

Le rapport au corps

Guillaume Gallienne : Et puis le fond… C’est quoi Caligula ? J’ai demandé à Nicolas ce qui l’a touché chez lui. “Ce qui me touche, c’est le mystère autour de cet homme, de cette figure, et le fait qu’il voulait concrétiser ses rêves tout le temps“.  Il voulait dormir avec la lune, il voulait épouser son cheval… C’est la poésie des rêves de ce barbare. La description que Suétone en fait est assez étonnante, le fait que, lorsqu’il tuait quelqu’un, ce n’était pas juste pour le tuer, c’était pour le sentir mourir plus que pour le voir mourir. Il avait besoins de comprendre par quoi ça passait d’une façon organique. Ça, ça a interpellé Nicolas.

Et puis Nicolas, très souvent, est surpris par le rapport que les gens ont avec leur corps, et avec le corps des autres et notamment au toucher. Plusieurs fois, je l’ai entendu s’étonner que, quand on effleurait la main d’une personne, cette personne retirait sa main comme si c’était un viol. Le fait que le toucher existait de moins en moins, et que le rapport au corps était quelque chose de plus en plus tabou. Moi aussi ça me marque, mais d’une autre façon. Je suis très proche de la psychiatrie, et pas mal d’ami-e-s psychiatres m’ont parlé de la pathologie du corps-écran, quand le patient s’entaille la peau. Il s’entaille le corps-écran soit pour exprimer le malaise, quelque chose qui est à l’intérieur de lui, qu’il n’arrive pas à exprimer autrement, soit pour essayer d’arriver à accepter quelque chose de l’extérieur.

Donc cette idée de corps-écran. Et puis l’écran, ces gens qui se masturbent devant Internet pendant des heures, tout ce problème de l’image.

Le fond : Nietzsche

Guillaume Gallienne : J’ai une bibliothèque en U, et je laisse le livre venir à moi. Je reste assis dans le U, et tout d’un coup, il y a un livre qui m’interpelle. Je le feuillette… et ça peut durer des heures et des jours. Au bout de quelques jours, je me suis souvenu du Crépuscule des idoles de Nietzsche. Il y a quelque chose de crépusculaire dans ce règne.

Je suis tombé sur ce passage, ou Nietzsche dit que pour toute création artistique, il faut de l’ivresse. Et il distingue les deux ivresses créatrices. L’ivresse apollinienne, qui est celle du sculpteur et du peintre, qui excite l’œil. Et l’ivresse dionysiaque, qui est celle de l’acteur et du danseur, qui excite tous les sens. Là je me suis dit qu’on tient le fond du problème, du  nœud tragique de Caligula 

Pour le Sénat, Caligula était le beau prince, idéal après Tibère, Ils l’ont nommé empereur, par pulsion apollinienne, dans une société extrêmement apollinienne. Sauf qu’ils se sont retrouvés avec un dionysiaque, avec quelqu’un qui avait besoin d’avoir l’excitation de tous les sens, dans tous les sens, vers tous les sens, qui interrogeait tous les sens. Ça a été la période à Rome où il y a eu le plus de représentations. Il était amoureux d’un pantomime qui s’appelait Mnester. Les jeux à Rome n’ont jamais autant existé que sous le règne de Caligula. Il y avait surtout beaucoup de pantomimes. C’est le nœud du sujet. 

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Je suis revenu vers Nicolas. La forme : Roland Barthes, le fond : Nietzsche. Il m’a dit Banco.

Le fond, la forme… et un troisième aspect ?

Guillaume Gallienne : Le troisième qu’on ne connaît pas, il se trouve que Nicolas est très mathématique. C’est un matheux, mois je suis très littéraire, je suis nul en math. Et par moment, il y a des dialogues entre nous, c’est surréaliste, je délirais avec des mots, avec beaucoup de verbes, avec beaucoup de sensiblerie, parfois, trop. Et lui il me disait : “Mais là en fait, c’est la différence entre la courbe et la ligne“. “Là, c’est 4/2 4/2, mais en fait c’est deux fois 1/3“. Il me sortait des trucs… Il a quand même passé plusieurs nuits à juste démonter et remonter des ordinateurs.

Ce danseur dingue, il est dingue aussi dans la vie. Il est dingue au fond, avec une humilité énorme. On  ne se dit pas “quel original” en le voyant, il est comme ça, tout simple. Mais quand même, il a passé plusieurs nuits à juste démonter et remonter des ordinateurs. Y a du dossier (NDLR : J’en connais un autre qui est capable de ça, Nicolas Le Riche n’est pas un cas isolé). Donc il y a ce troisième truc, qui est ni apollinien, ni dionysiaque, mais cette espère de chose étrange, de matière étrange. En regardant la troisième production, on aura peut être le mot qui nous manque.

Le choix de la musique

Guillaume Gallienne : On a continué à parler. On était d’accord sur les Quatre Saisons de Vivaldi depuis pratiquement le début. Il y avait eu un écho. Au départ, j’avais bloqué sur le Stabat Mater de Vivaldi. Et puis en l’écoutant, on s’était rendu compte que si on changeait le mot de “Seigneur” ou de “Dieu” par “Caligula”, ça prenait un sens absolument incroyable. On s’est dit que ça allait être trop lourd, les voix, tout ça, ça va faire beaucoup. Puis un jour il m’a dit : “Les Quatre Saisons“. Quatre saisons, Quatre ans de règne, allons-y.

La formation de l’équipe

Guillaume Gallienne : J’ai écris l’été en écoutant la musique, d’une manière extrêmement naïve et inexpérimentée. C’était le pari aussi. En septembre, on a débarqué avec le classeur dans le bureau de Brigitte Lefèvre. Tout d’un coup, ce n’était plus la directrice de la danse, c’était la productrice. Voilà un spectacle. Comment, d’un classeur, on en fait une soirée entière.

La machine Brigitte Lefèvre s’est mise en route, avec énormément d’intuitions artistiques et humaines. “Je crois que tu t’entendrais vraiment bien avec untel“. Avec Daniel Jeanneteau pour la scénographie. En effet, Nicolas a adoré son travail. Dominique Bruguière pour les lumières. On avait déjà tous les trois pensé simultanément à Oliver Bériot pour les costumes, chacun de nous pour des raisons différentes. Nicolas et Brigitte parce qu’il/elle avaient travaillé avec lui, moi parce que j’avais fait un Fanfan la tulipe avec lui, dans un genre tout à fait différent, mais je savais que c’était un génie du costume. Une équipe comme ça a été composé assez rapidement.

Le travail en studio

Guillaume Gallienne : Après, c’est un an en studio, seul avec Nicolas. C’était assez magique. On arrivait le matin, c’est quoi la scène aujourd’hui ? On lisait dans le classeur, et on écoutait la musique. Et puis Nicolas cherchait, cherchait. Parfois il ne cherchait même pas, il trouvait tout de suite, notamment le cheval. Le cheval, c’était étonnant. On arrive ce jour-là, il me dit : “C’est quoi la scène ?“. “C’est le cheval“. “Bon, c’est bon on met la musique“. “Tu sais déjà ?“. “Oui, oui. Caligula est au centre, il tient une longe, qui est dans les dents du cheval. Et puis voilà, mets la musique“.

Je mets la musique. Et là, ça a été l’un des moments les plus extraordinaires de ma vie. Je n’ai pas vu un homme qui dansait un cheval. J’ai vu un cheval qui avait de l’humanité. Un moment de suspend… Il n’y avait rien à réduire, rien à retoucher.  Nicolas a quand même retouché deux/trois trucs mais à peine. Un moment de grâce infinie. 

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Un Caligula très psychologique ou viril ?

Guillaume Gallienne : C’est à chacun pour le coup de se faire son délire. L’histoire de la virilité ou pas de virilité… Non. Nicolas avait gardé son mouvement, on ne peut pas dire qu’il est dénué de virilité. Et en même temps, regardez le bout de ses doigts quand il danse. Il danse avec une délicatesse. L’extrémité de ses doigts est d’une telle délicatesse. Sauf quand il fait Ivan le Terrible évidemment. Mais sinon, Le Jeune Homme et la Mort, L’Arlésienne, il y a une délicatesse au bout de ses doigts, même en pleine puissance, ce qui est très rare, vraiment. Ça n’est jamais dans la crispation, ce n’est que le mouvement. Il n’y a rien de psychologique qui vient crisper la chose.

Comment venir à la danse, vous un homme de mots ?

Guillaume Gallienne : Je suis fan de danse. C’est l’art qui me transporte le plus et qui m’apprend le plus. L’année dernière, j’étais en tournée, seul, pendant quatre mois avec mon spectacle. Pour me donner du courage la nuit, je regardais de la danse sur Youtube, pour me donner de la force. Déjà, j’ai ce rapport là à la danse.

Ensuite, je trouve la danse tellement plus expressive. Très souvent, elle va tellement plus loin que le verbe. Elle n’en a pas besoin du tout. Ces artistes là n’en ont pas besoin. Il y a une telle intensité… Ça va au delà du cérébrale, heureusement. De toute façon avec Nicolas, ce qu’il exprime… Vu que le seul danseur qu’il y avait c’était Nicolas, il faisait tout. Il y a une ou deux fois où il m’a demandé de participer, c’était absurde (il se marre), je faisais des trucs, de temps en temps il me portait, c’était grotesque.

Brigitte Lefèvre : on n’a rien gardé, hélas peut-être ! 

Guillaume Gallienne : Non ! On avait besoin de voir ce que ça faisait en rapport. C’était tragique, ça m’a coûté une fortune en psy après.

Les défauts de la première

Guillaume Gallienne : Le problème qu’il y a eu au début, et ça c’est de ma faute, je n’ai pas soupçonné à quel point Nicolas me faisait confiance, et à quel point il m’écoutait. Et du coup, moi, j’ai eu le tord de ne pas assez faire confiance à la danse. De temps en temps, j’ai eu le tord de demander à Nicolas dans sa chorégraphie, dans sa recherche chorégraphique, d‘être trop explicatif, voir illustratif. C’est un peu le défaut de la première monture. Et c’est là où je salue vraiment le courage de Brigitte, d’avoir la confiance et l’audace, la foi, de le reprogrammer. Parce que le ballet en avait besoin. Il y avait besoin d’une maturation deux ans après, après les critiques, après tout ça.

En plus, nous, on a été naïf. D’entrée, dans le programme, on a voulu tout mettre. Ce qui fait que les journalistes, alors là, vous leur parlez de Roland Barthes et de Nietzsche … Olala, ils s’en sont donnés à cœur joie. On s’est un peu fait taper sur la gueule, faut le dire, par la critique, mais pas du tout par le public. Le public était assez enthousiaste, vraiment. Mais quand même, ce sont des avis, il faut les entendre. J’ai entendu ça, il y avait quelque chose de trop illustratif, à cause de moi. Donc du coup, la deuxième fois, j’ai dis : “Et bien ça sera sans moi“. Parce que je portais tord à ce niveau là, à l’excès de zèle. A cause certainement du théâtre.

La reprise de Caligula

Guillaume Gallienne : Je savais que j’avais raison de partir. J’en étais sûr. Moi, je me suis permis d’être assez critique avec Nicolas d’entrée. Notamment il y avait une critique du New Yorker qui m’a fait hurler de rire. Le type a juste passé la plus mauvaise soirée de sa vie je crois. J’en ai ri exprès. Je me suis autorisé à en rire avec Nicolas. Mais lui ne riait pas du tout.  Je comprends, mais je suis aussi là pour ça, pour lui dire : “ça va, on va se détendre“. Il n’y a pas d’égo.

Votre travail lors de la reprise

Guillaume Gallienne : On en profite. On a une chance extraordinaire de la refaire. Moi, du coup, le travail n’était plus justement un apport de dramaturge un peu néfaste. Donc c’était plus dans le côté “bon ben ça, j’aime pas“, “ça, ça va pas“.  C’était juste des précautions. Je me mettais à la place du spectateur : “Là, je ne ressens pas, j’ai pas peur, j’ai rien, je m’en fout“. Je pointais du doigt : “ça, c’est génial, ça c’est dingue“. C’est des choses je ne pourrais pas dire lesquelles, ça me fait partir, ça me fait décoller. Je ne suis pas du tout balletomane, je ne sais pas si l’arabesque, elle est parfaite, je m’en fiche. Mais j’aime profondément la danse, ça je sais dire si c’est émouvant ou pas. J’ai juste servi à ça. Ce qui est précieux, c’est la confiance qu’il m’accorde. Pour cette troisième reprise, je n’irais que dans la salle, certainement pas en studio avec les danseurs. Et encore une fois, je ne ferais que ça. 

Brigitte Lefèvre : Je suis complètement d’accord avec ce que vient de dire Guillaume. Un ballet, comme ça, ça s’apprend. C’est un pari incroyable, mais qui le demeure. Non seulement un pari pour nous, mais aussi pour vous,  de venir le voir, un pari d’ouverture, un pari de compréhension, un pari d’accepter de ressentir tout simplement, sans se sentir forcément très intelligent par rapport à une œuvre qu’on nous propose. Et même si on sollicite notre intelligence, par rapport aux textes, qui ont pu faire partie d’ailleurs du programme. Je trouve que c’est formidable d’imaginer, et je suis tout à fait solidaire de cette manière de faire, en tous les cas la première fois qu’elle a été présentée.

Opéra national de Paris
La volonté de redonner le ballet

Brigitte Lefèvre : Le mouvement doit être nourri de beaucoup de choses. Ça a permis aux artistes concerné-e-s de pouvoir être nourri-e-s de cela, d’être enrichi-e-s par la présence de Guillaume, peut-être pour le public qui voulait voir un ballet de Nicolas Le Riche, voir que ce n’était pas comme ça que ça se passe. C’est une œuvre, qui est nourrie d’un certain nombre de choses. Et après, à apprendre à oublier ce qui l’a nourri. Je trouve ça extrêmement important. Effectivement, quand j’ai souhaité pouvoir la représenter, ça paraissait normal.

Je le dis toujours avec raison et passion, on est une troupe de répertoire. Ça veut dire que nous avons la chance de pouvoir voir et revoir. Cette espèce de prétention qu’a le public, “ça j’aime bien ou pas“… C’est un peu rapide en tous les cas, donc de revoir. Et aussi pour le chorégraphe de continuer. C’est important pour le public d’apprendre, d’apprendre ce qu’il voit. C’est très important. Sachez que Le Lac des Cygnes a été un échec la première fois quand ça a été présenté. Il est clair qu’il faut rester humble les uns et les autres, par rapport à cela (NDLR : Brigitte Lefèvre  a un côté maitresse d’école vis-à-vis du public assez énervante).

Donc voir et revoir, c’est extrêmement important. J’étais très contente aussi que Nicolas ait compris de lui même qu’on pouvait arriver à cela. C’est encore autre chose.

Comment décrire Nicolas Le Riche ?

Brigitte Lefèvre : J’ai beaucoup de mal à parler de Nicolas le Riche devant vous. On ne va pas dire encore une fois ce que chacun sait, ce que j’espère, mais c’est un danseur incroyable. Moi, je déteste les superlatifs. Je ne me sens pas du tout la mère ou la grand-mère de la compagnie. Mais je me sens tellement proche de l’univers de chacun. Et ce n’est pas uniquement pour la jouer “je suis hyper sympa”, pas du tout. C’est vrai que, même pour des danseur-se-s du corps de ballet, ils/elles peuvent avoir une émotion incroyable, ce ne sont pas seulement les étoiles, les danseurs, les solistes. Je peux avoir beaucoup d’émotion à regarder Laurence Laffon par exemple. Un jour elle dansait, je n’ai regarder qu’elle tout le temps. Je lui ai dit : “Merci, c’était magnifique“. Je crois qu’elle a vraiment dû me prendre pour une dingue.

Nicolas, une fois qu’on a dit tout ce qu’il est, je pense qu’il est l’un des plus grands danseurs du monde. C’est un petit peu débile de dire ça, parce qu’il y a de grands artistes. J’ai vu dernièrement le danseur extraordinaire que vous allez pouvoir voir avec le Bolchoï qui s’appelle Vassiliev, il saute, comme ça. C’est un grand grand danseur… Mais pour moi, Nicolas, c’est l’un des plus grands grands danseurs du monde.

Je dirais malgré tout que c’est à la fois la simplicité humaine, et plus compliqué, on meurt. Il très très compliqué. Je dirais plutôt complexe. Mais le fait d’être simple et compliqué, reconnaissez que c’est très complexe. Cette complexité est tout à fait attirante. C’est à la fois quelqu’un d’une extrême honnêteté, mais également, sans se sentir manipulateur, vous conduire à progressivement faire quelque chose qui lui paraît bon. Est-ce que c’est simple ou compliqué, je crois que c’est en tout cas très intelligent.

C’est quelqu’un qui participe à me faire comprendre pourquoi… qui m’oblige à ne pas être figée, à ne pas être rigide. C’est dense, c’est complexe. Il est à la fois un danseur, un père de famille. Tout ça participe. De la même manière que pour Caligula il faut parler de Nietzsche, de Barthes, de Racine, et de bien d’autres choses. C’est tout ça. Ça me semble tout à fait intéressant et c’est vraiment une compagnie incroyable, parce qu’il y a aussi  à la tête de cette compagnie un artiste qui a cette force là originelle. 

Guillaume Gallienne : Nicolas, ce n’est pas un danseur psychologique. Il ne rentrera pas du tout dans ce genre de considération là. A raison, je trouve. Il n’y a qu’à voir son Boléro. J’en ai vu pas mal. Il a un Boléro que je trouve unique, puisque je trouve que c’est le Boléro que j’ai vu qui est le plus dénué d’interprétation. Parfois, ce n’est pas une volonté de la part du danseur que d’y coller une interprétation, c’est malgré lui. Mais je me souviens d’un danseur japonais qui érotisait énormément la chose, Sylvie Guillem qui déifie en l’occurrence ce morceau, c’est presque un sacrifice de Dieu.  

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Nicolas, il y a tout ça à la fois, ou pas. Il y a juste… Moi je n’ai vu que le mouvement, épuré de toute psychologie, de toute figure. Il se trouve que pour certains, il est extrêmement érotique, pour d’autres il est extrêmement puissant, chacun y met les mots qu’il veut, mais pour moi ça a été le Boléro le plus dénué d’interprétation. Nicolas à ça, il a cette force là aujourd’hui, cette maturité là. Sincèrement, si je pouvais avoir ça en tant qu’acteur… Mais je pense qu’il  va me falloir encore pas mal d’années, pour gommer, gommer, gommer, gommer, pour arriver juste à cette pureté là, absolue. Juste le mouvement. 

© Photo 1 : Danses avec la plume. Photos 2, 4 et 5 : Laurent Philippe / Opéra national de Paris. Photo 2 : Sébastien Soriano/Le Figaro

Commentaires (5)

  • Swan London

    Merci beaucoup, il a été très intéressant de lire cette interview.
    Nicolas, comme très bien l’a dit Brigitte Lefèvre, est extraordinaire.
    Je l’admire d’une manière incommensurable.

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  • Merci Amélie pour ce compte rendu passionnant!

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  • Merci beaucoup pour ce compte-rendu vraiment très enrichissant!

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  • Merci, Amélie, ça valait la peine d’attendre que vous ayez le temps d’écrire tout cela !

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  • Merci d’avoir tout retranscrit !
    C’est très intéressant de l’entendre (lire) parler de Nicolas Le Riche. Par contre je ne saisis pas vraiment la fin, pour moi la danse n’a pas à se passer d’interprétation… ni le théâtre de mots. Si encore ils avaient créé un ballet abstrait ultra-contemporain, mais Caligula raconte une histoire, et il n’en a pas moins de valeur.

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