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Laurent Hilaire : “Forsythe cherche à destructurer pour mieux restructurer”

Le mois de décembre a été rythmé au Palais Garnier par une soirée dédiée, en grande partie, à William Forsythe. Le programme comprenait trois ballets créés spécialement pour l’Opéra de Paris : le mythique In the Middle, Somewhat Elevated, Woundwourk 1 et Pas./Parts. Laurent Hilaire a participé à la création des deux premiers, c’est donc tout naturellement qu’il a collaboré de près aux répétitions de ce programme. Peu avant la Première, une rencontre publique a été organisée, où l’ancien danseur évoquait cette création, le travail avec William Forsythe et son rôle de transmission. Compte-rendu (merci à Impressions Danse pour la captation).

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Comment travaille-t-on avec William Forsythe ?

Laurent Hilaire : De façon très concentré. Il est très rapide, il demande beaucoup de choses. Il faut être réactif, aussi bien mentalement que physiquement. Il faut trouver l’organisation du corps par rapport à son idée. Forsythe a beaucoup d’interrogations, il faut être extrêmement disponible. J’ai le souvenir de quelqu’un de très concentré. Il donnait des phrases, des indications… ça vivait dans le studio ! C’est quelqu’un de très passionné. Il cherche des pistes, il y a un foisonnement. On avait un engagement, on était sans limite par rapport à toutes les proposition qui nous étaient faites. Plus on travaillait avec lui, plus on lui laissait penser que non seulement on avait la possibilité de le faire, mais qu’on avait l’envie d’aller plus loin.

Comment s’est passée la création d’In the middle, Somewhat elevated ?

William Forsythe est arrivé avec une proposition extrêmement forte, brut, à laquelle il a fallu adhérer. Ma génération avait un très fort appétit pour des choses différentes et à la fois une grande disponibilité. Forsythe a été très influencé par George Balanchine, qui avait déjà commencé à décentrer un peu le corps, à élargir le vocabulaire. Il l’a vraiment exacerbé. Quand il est arrivé dans le studio, on ne s’est pas posé la question de savoir comment il allait nous parler. On était dans un appétit total, prêt à vivre quelque chose de nouveau. C’est aussi ça qui a fait que ça a fonctionné. Un danseur n’est pas la pour juger l’œuvre, le public est là pour ça. Cette démarche est essentielle pour répondre à cette nécessité qu’a cette pièce de proposer quelque chose de fort, de brut, de total, d’engagé dans une énergie. Il y a aussi des moments de rencontre, et nous étions une génération propice à cette rencontre.

Comment a-t-il choisi les artistes qui ont participé à cette création ? 

Au début, on était une quinzaine. Forsythe a fait un travail d’improvisation, il a proposé des thèmes qu’on a travaillé. Au fur et à mesure, il a vu comment cela avançait. C’était vraiment un travail de studio, un workshop. Au bout d’une quinzaine de jours, les gens qui devaient partir étaient déjà partis. Il a vraiment gardé l’essentiel. On est resté à neuf : Sylvie Guillem, Isabelle Guérin, Fanny Gaïda, Karin Averty, Nathalie Aubin, Virginie Rousselière, Manuel Legris, Lionel Delanoë et moi-même.

C’est une génération particulière…

Quand Noureev est arrivé à l’Opéra de Paris, j’étais le premier danseur qu’il a nommé Étoile. Il est arrivé à un moment où une nouvelle génération était là, prête à éclore. Ce sont des moments de rencontre qui font que la vie d’un théâtre prend encore plus de consistance. On a dansé In the middle tous les soirs. L’engagement était tel que ça pouvait être aussi dangereux. Mais il y avait un tel enthousiasme par rapport à cette création, on était très disposé mentalement à ce que les choses se fassent. L’appétit génère aussi le besoin de faire tous les spectacles. C’est aussi un élément important.

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Comment s’est passé le travail de création ?

Une fois que nous nous sommes retrouvé-e-s à neuf danseur-se-s, Forsythe a commencé à composer. L’important, c’était l’adhérence que l’on avait à son propos. La composition de la pièce s’est vraiment terminée le dernier jour. Quand on arrive à la Première et qu’il change encore des choses, qu’il modifie la structure du ballet, il faut être présent.

Quelle est la construction d’In the middle ?

Au début, il y a cette lumière forte. Puis une danseuse et un danseur arrivent, il y a un échange entre eux… et ça commence. La danseuse, à l’époque Sylvie Guillem, danse une phrase. A cette phrase se joignent au fur et à mesure tou-te-s les danseur-se-s. C’est le dénominateur commun de la pièce, qui ne fait que se répéter, s’amplifier, se restructurer. On le voit au niveau des lignes, des corps… Ce sont des choses très élaborées, qui peuvent paraitre presque hasardeuses parce qu’on voit la structure du travail, mais qui sont profondément pensées. Il y a des lignes dans l’espace, le corps passe à travers. L’idée première était de créer des lignes autour desquelles s’organisait le solo. il y a toujours des structures très fortes et toujours de l’improvisation qui se pose autour de ça. Forsythe met beaucoup de temps à faire ses ballets. La recherche avec les danseur-se-s participent beaucoup à l’élaboration de son œuvre et à la finalité de sa pièce.

C’était une vraie prise de risque en tant qu’interprète ?

C’était un danger permanent physiquement. Rien de plus ne l’excitait que lorsque l’on était en état de rupture par rapport au mouvement, et qu’on était près de tomber. Il avait ce sentiment d’urgence que l’on partageait. C’était à la fois exigeant et fédérateur.

Forsythe voulait donner des défis aux danseurs ?

Ce n’est pas un vain mot ! On s’aperçoit qu’on peut non seulement faire ce qu’il demande, mais aussi dépasser ses propres limites. Pour un-e danseur-se, c’est toujours intéressant et formateur d’aller découvrir des choses que l’on imaginait impossible. On repousse en permanence ses limites. C’est quelque chose de très présent avec lui : cette volonté de pousser l’organisme, le côté physique, à travers les lignes, la recherche, les placements du corps, l’intégration des danseur-se-s au groupe parfois réglé au millimètre…

Qu’est-ce qui est le plus difficile chez William Forsythe ?

Une fois que le travail de studio et de mémorisation sont faits, ce qui reste, c’est la virtuosité. C’est difficile de relever le challenge de chaque spectacle. Chaque soir, il faut avoir cette énergie totale, sans aucune restriction, sans penser que, après, on aura une journée difficile. C’est très important, cette idée de se dire que le moment présent doit déterminer l’engagement que l’on a.

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Qu’est-ce que la virtuosité chez Forsythe ?

C’est par rapport à cet état de rupture. Forsythe travaille beaucoup sur les déséquilibres, aller cherche ce point de déséquilibre pour mieux de stabiliser. C’est ça qui m’intéresse, après, c’est un nœud dans les corps qui se fait. Il faut trouver le moyen d’en sortir. Ce point de rupture, qu’on retrouve dans cette façon de récupérer le mouvement et qu’on n’imaginait pas, surprend. C’est aussi l’intérêt de la pièce.

En tant qu’interprète, qu’est-ce que vous aimez chez ce chorégraphe ?

In the middle, ça a été quand même un choc. La première pièce qu’on a fait de Forstyhe, c’était déjà quelque chose, mais là, ça a été une révélation. Il a une vraie pensée, un vrai besoin. Il propose un travail, il le déroule. La séduction se fait avec le public à travers cette proposition. Le public est là, et à lui d’apprécier et d’entrer dans ce travail. J’adore cette intégrité. Forsythe a un côté impartial, tellement motivé par ses propositions. Le jugement des autres est important, mais ce n’est pas ce qui prime. Ce qui prime, c’est ce qu’il a besoin d’exprimer. Et ça donne toujours quelque chose de très fort.

Que vous a apporté ce travail sur In the middle dans votre vie de danseur par la suite ?

A partir du moment où vous allez dans les extrêmes, où votre corps trouve des positions dans une architecture, ça vous enrichit forcément dans le langage classique. J’ai gardé cette richesse d’avoir expérimenté quelque chose de différent, au niveau des bras et de la tenue du dos. Vous ressentez les choses différemment, vous apprenez qu’il n’y a pas qu’une façon d’appréhender un mouvement, il peut être fait de façon différent… et être utilisé à d’autres moments, dans d’autres ballets.

Vous avez aussi participé à la création de Woundwork 1, en 1999. Comment se construit ce ballet ?

Ce sont les nœuds qui se font et de défont. Forsythe travaille comme ça : comment trouver un passage, un endroit qui parait inaccessible. Comment déstructurer pour restructurer. La déstructuration d’un mouvement devient finalement sa structure. Son travail là-dessus était passionnant. Il travaillait, il filmait des choses, et le soir il retravaillait, décomposait, recomposait. Sur une phrase chorégraphique qui durait 20 secondes, il pouvait l’utiliser complètement, ou ne prendre que trois secondes, les mettre au début, au milieu, changer… le tout entre cinq et six variantes. Il changeait en permanence, il élaborait, il déconstruisait. A un tel point qu’à un moment, en répétition, je ne savais plus quoi faire, j’ai bugué pendant 10 minutes ! C’est quelqu’un qui travaille beaucoup sur l’architecture. Ses ballets sont très structurés.

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Comment s’est passé le travail sur cette création ?

Woundwork était un travail beaucoup plus lent. Parfois, on se retrouvait dans une position compliquée, complètement coincé. Il faut trouver une motivation d’un endroit précis du corps pour arriver à une autre position. Quand par exemple vos bras sont coincés, c’est la main qui vous emmène, ça vous donne une trajectoire, une diagonale. C’est quelque chose qui donne un style, une élégance, une fluidité, et qui donne aussi quelque chose d’un peu anachronique. Le mouvement prend une résistance. Ce travail me fascine.

Sur certaines improvisations, Forsythe demandait que la danseuse fasse la même chose, et moi d’imaginer le volume à travers des mouvements : mes bras accompagnaient sa jambe. Cela donnait plus d’existence au mouvement que l’on était en train de faire, par rapport au volume qu’on lui donnait tout autour.

Pour cette soirée de reprises, vous êtes passé d’interprète à répétiteur. Comment transmet-t-on ces ballets ?

J’ai dansé In the middle presque 100 fois ce ballet, avec beaucoup de personnes différentes. Cela fait un petit moment que l’on ne l’a pas dansé, d’où l’intérêt de le reprendre dans le cadre de cette soirée. Faire et transmettre, c’est complètement différent. Faire, c’est être à disposition, on n’a pas toujours l’analyse exacte de ce que l’on fait, de nos mouvements. On est dans l’action, la réaction, et ça mobilise une très grande partie de nous-même. Le fait de revoir la pièce, de comprendre, donne une vue plus globale. Dans Woundwork 1, ce sont deux couples en sol, qui parfois se rejoignent. Je comprends beaucoup mieux la structure, savoir quels sont les phrasés, la déconstruction, la reconstruction… C’est une vue beaucoup plus globale dans la transmission. Quand on le danse, on a suffisamment à faire avec soi-même pour rester concentrer que sur ce que l’on danse.

Quand on le danse et quand on est dans la salle, ce n’est pas la même perception. Le fait de travailler beaucoup sur la vidéo pour transmettre, ça permet de comprendre intrinsèquement la démarche du chorégraphe. J’ai la même démarche pour les ballets de Noureev. Il faut toujours retourner à la source, pourquoi les mouvements sont faits, quelle est l’idée, l’intérêt, s’il y a des choses qui paraissent inexactes, décalées… C’est essentiel. Ma vision de la transmission, c’est d’essayer de retrouver l’esprit du chorégraphe, son exactitude, pour essayer de retransmettre le mieux possible, d’être le plus fidèle à l’œuvre, parce que c’est là où l’œuvre est la mieux.

Le verbe est quelque chose d’important quand on transmet. On utilise des couleurs, des parfums, certains mots marcheront avec certain-e-s danseur-se-s et pas d’autres. Par exemple, une danseuse me disait qu’elle n’était pas à l’aise avec un mouvement. Imaginez un cylindre, le bras se déroule dessus, vous allez chercher en-dessous. Je lui disais : c’est comme dans une cuisine, je veux attraper quelque chose d’assez loin. Cette idée très matérielle l’a aidé.

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Comment avez-vous choisi les nouveaux interprètes d’In the middle ?

Cette soirée a été pensée dans cette même dynamique, c’est à dire de faire appel à cette jeunesse. Ce n’est pas de la naïveté, c’est une disponibilité pour faire revivre cette œuvre dans le même contexte dans laquelle elle a été faite. Mon travail de transmission est justement de jouer cette continuité, de renourrir la pièce par cette énergie. Mais Forsythe a changé des choses jusqu’au dernier moment.

Toutes les pièces de Forsythe présentées lors de cette soirée sont sur des musique de Thom Willems. En tant qu’interprète, comment appréhender cette musique ?

C’est très important. Dans mon travail, j’insiste beaucoup sur la musicalité. La musique porte, vous aide à vous émanciper des difficultés techniques. C’est à la fois un discipline et une aide pour trouver des solutions par rapport à la complexité du mouvement. la musique de Tom Willems est très porteuse, forte, brut… comme ces pièces. Le début d‘In the middle, c’est juste un regard posé. Un état est donné, c’est une proposition simple mais qui va se fondre dans l’énergie. On le voit dans la musique. On ne peut pas la ressentir, on est obligé d’être avec. Willems et Forsythe étaient en osmose, il y a un véritable échange. La musique, la chorégraphie et les danseur-se-s sont indissociables.

En répétition, comment cela se passait ?

Forsythe avait des morceaux de musiques sur lesquels il s’appuyait, d’autres moment d’improvisation qu’on faisait sans musique. Le rythme et l’énergie étaient quelque chose d’important qui nous portait beaucoup.

Pour vous, ces trois pièces – In the middle, Woundwork 1 et Pas./Parts, sont toujours actuelles ?

Je crois. Le vocabulaire employé ne peut pas vieillir. Il n’y a pas d’effet de mode. C’est sobre, c’est quelque chose qui est proposé et qui fonctionne. C’est une démarche extrêmement durable.

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Ces ballets cherchent-ils à exprimer quelque chose de particulier ? 

Non, si ce n’est l’idée du travail sur le corps. Ce sont des ballets qui sont sur l’organisation du corps, sur les lignes, la structure, sur l’énergie et la vélocité. Il n’y avait pas d’indication par rapport à ça, l’extrême se fait par le mouvement. Chacun ressent des choses différentes, chacun visualise différemment. Le public peut s’identifier et reconnaitre ou ressentir quelque chose. Forsythe disait :Bienvenu à ce que vous croyez voir. Chacun-e est dans la projection, le-la danseur-se projette ce qu’il-elle est, le public s’associe de part sa culture, sa connaissance, à ce qui se passe sur scène. Je pense que c’est comme ça que ça doit fonctionner.

Commentaires (1)

  • “Bienvenu à ce que vous croyez voir”… c’est magnifique !
    merci pour cette interview intéressante-

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