Thursday, Jun. 1, 2023

Mathilde Froustey : “Promue Première danseuse, je serais tout de même partie”

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25 juin 2013

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Mathilde Froustey, Sujet au Ballet de l'Opéra de Paris, fait ses valises. La danseuse prend une année sabbatique et sera dès le 1er juillet, et pour une saison, Principal dancer (Danseuse Étoile) au San Francisco Ballet. Rencontre à quelques jours de sauter dans son avion.

Mathilde-Froustey_Sans-Francisco-Ballet

 

De quand date cette décision de partir ?

La décision date de janvier, après Don Quichotte (ndlr : où elle avait tenu pendant deux représentations le rôle principal). Don Quichotte a vraiment été un cap dans ma carrière. C'était mon premier ballet en trois actes, tellement difficile mais génial. C'était un grand moment. C'était difficile de retourner dans le corps de ballet après avoir fait Kitri, aussi bien psychologiquement et physiquement. Quand on est Sujet et qu'on danse des rôles d'Étoiles, on ne se repose pas le lendemain, on est dans le corps de ballet pour danser les pêcheurs. Cela fait depuis mes 17 ans que je fais ça, lorsque j'ai eu mon premier rôle. Honnêtement, c'est difficile. Je ne voulais pas être une Sujet aigrie et triste, et je sentais que si je ne montais pas, ça allait être le cas, il fallait vraiment que je prenne mon année. Je le sentais au fond de moi. Mon truc dans ma vie, c'était de danser Kitri à l'Opéra de Paris. Depuis toute petite, je veux danser ce rôle, ici. Je l'ai fait, ça s'est plutôt bien passé, maintenant je peux aller voir ailleurs.

 

Si vous aviez été promue Première danseuse au dernier Concours de promotion, vous seriez partie quand même ?

Oui, je serais partie aussi. En fait, je voulais être nommée Première danseuse et partir ensuite. Ce n'est donc pas vraiment lié au Concours de promotion. On a beaucoup à apprendre à aller voir ailleurs. À l'opéra, j'arrive le matin à 9 heures et repars à 23 heures. Même si je suis une geek et que je regarde toutes les vidéos de danse, c'est difficile d'avoir le temps de voir d'autres choses. J'adore les galas pour ça, voir d'autres chorégraphes et d'autres façons de bouger. C'est vraiment quelque chose que je voulais faire.

 

Vous n'avez pas essayé de partir avant ?

Cela fait longtemps que je voulais utiliser cette chance de pouvoir prendre un an de congé sabbatique et revenir après au même poste. Les voyages sont mon autre passion. J'avais essayé ailleurs, à l'ABT, au Royal Ballet, mais ça n'était jamais le bon moment. J'aurais pu aussi partir à Vienne chez Manuel Legris. On en a parlé après La Fille mal gardée, il était dans la salle. Il m'a dit de rester encore un peu... Bon, je n'ai pas attendu longtemps.

 

Vous n'avez pas eu envie d'attendre la nouvelle direction, celle de Benjamin Millepied, pour voir comment ça se passait ?

Non. Pour moi, c'était juste le moment de le faire. Je n'ai pas vraiment pu parler avec lui.

 

Pourquoi le San Francisco Ballet ?

Depuis toute petite je suis cette compagnie. À l'époque, je n'avais pas été prise à l'École de Danse et je ne pensais pas qu'on pouvait y rentrer après l'âge limite. Donc pour moi, l'Opéra, c'était mort. J'y suis ensuite entrée à 15 ans. Le SFB (San Francisco Ballet) est une compagnie américaine particulière, beaucoup plus classique et française que l'ABT ou le NYCB. D'ailleurs, ça se voit dans le physique des filles. Ça n'est pas pour rien que l'on m'a engagée. Ils ont pratiquement le même répertoire qu'à l'Opéra. La compagnie danse Onéguine et Suite en Blanc, du Wayne McGregor, Raymonda ou Giselle. Même s'ils dansent aussi du Balanchine et du Robbins, la technique n'est pas si différente. C'est un bon mélange entre quelque chose de différent et qui ressemble à ce que je fais aujourd'hui. Le directeur Helgi Tomasson aime d'ailleurs beaucoup le travail de l'Opéra, ce qui est rare pour une compagnie américaine.

 

Comment avez-vous connu Helgi Tomasson ?

Il m'avait vu en 2006 lors de la soirée Jeunes Danseurs. Je dansais Delibes Suite, le pas de deux de José Martinez, il a d'ailleurs acheté cette chorégraphie pour le San Francisco Ballet à cette occasion. On avait été présenté, il m'avait dit qu'il m'avait beaucoup aimée, et j'ai toujours gardé ça dans un coin de ma tête. En janvier, je lui ai envoyé un mail, puis une vidéo de Don Quichotte, qui datait de 15 jours, et des extraits de Sérénade. Il m'a engagée directement en tant que Principal dancer à partir de ces vidéos. La décision a été prise au début de l'année. Je l'ai dit à Brigitte Lefèvre de suite et ça s'est divulgué. Mais le SFB m'avait demandé de ne pas en parler par rapport à d'autres danseurs qui étaient sur le départ.

 

Vous êtes Sujet, vous devenez Principal directement, c'est un sacré challenge...

C'est assez difficile. Je vais arriver dans un nouveau pays, avec une nouvelle langue, une nouvelle compagnie... et un nouveau métier. À l'opéra, j'ai eu la chance de faire beaucoup de rôles d'Étoile. Mais danser des rôles d'Étoile en tant que Sujet et des rôles d'Étoile en tant qu'Étoile, ça n'est pas pareil. Sujet, on a le droit de se planter. Étoile, c'est notre boulot de danser ces rôles. C'est une grande pression mais c'est génial.

Mathilde-Froustey_depart

 

Comment vont se passer vos premières semaines là-bas ?

C'est un nouveau répertoire, je ne vais donc pas danser tout, tout de suite. Il va falloir que je travaille. Le directeur s'était demandé si ça ne me gênait pas. Au contraire, si je peux avoir du temps, c'est mieux. Je vais avoir beaucoup à apprendre, c'est un nouvel élan génial. On n'a pas encore d'appartement. On sera logé à l'hôtel pendant 15 jours par la compagnie avant de trouver quelque chose.

 

Comment vous semble l'ambiance au San Francisco Ballet ?

J'ai déjeuné avec le directeur mi-juin. Les rapports ont l'air assez simples, assez directs. On a eu une discussion très honnête. Je lui ai dit mes angoisses, il m'a dit comment ça allait se passer. On va tout faire pour que ça se passe bien. C'est un gros truc de faire venir quelqu'un de l'étranger aux États-Unis. S'ils le font, c'est pour que je danse beaucoup, ce dont j'ai envie. On est prêt à travailler ensemble. Sur le papier, tout semble parfait. Je sais que ça ne sera pas tout rose, que ça sera difficile, mais c'est mon envie profonde.

 

Qu'allez-vous danser ?

On va démarrer avec une répétition d'un programme mixte, je devrais danser des rôles principaux d'une pièce de Wayne McGregor et une création d'Alexeï Ratmansky. Puis on préparera la tournée à New York en octobre. Ensuite, place à Casse-Noisette à Noël, comme dans toutes les compagnies américaines ! Puis Giselle en janvier. J'espère aussi être sur les créations de Liam Scarlett et Justin Peck.

 

Vous avez souvent exprimé l'envie de faire plus de danse contemporaine. Ce sera l'occasion ?

Je suis contente de découvrir ces nouveaux chorégraphes. On ne peut pas tout danser à l'Opéra, je restais plutôt sur les programmes classiques. Le SFB a aussi un répertoire assez vaste, c'est vraiment la compagnie classique la plus contemporaine des États-Unis. Ils sont assez ouverts.

 

Vous participerez à la tournée du San Francisco Ballet aux Étés de la Danse, en juillet 2014 ?

J'espère être sur la tournée à Paris. Mon contrat s'arrête début juin mais on va essayer de s'arranger. C'est aussi à ce moment-là que je devrais décider de la suite.

 

Quel rôle vous tente le plus là-bas ?

Je suis très heureuse de danser Giselle. J'ai déjà dansé tout le deuxième acte, la variation du premier acte, j'ai gagné Varna avec ce ballet... Il ne me manque pas grand-chose.

Mathilde Froustey - Giselle lors du gala YAGP 2010

Mathilde Froustey - Giselle lors du gala YAGP 2010

 

Vous allez être en concurrence avec sept autres Principal dancer femmes, dont certaines très médiatiques comme Maria Kochetkova. Comment vous préparez-vous à ça ?

C'est assez excitant. Je pense que c'est très différent de l'Opéra, le SFB a l'habitude d'accueillir de nouveaux Principals venu-e-s d'ailleurs. J'adore Maria Kochetkova, je suis vraiment fan, j'ai vu toutes ses vidéos, je la connais pas cœur (rire). Je suis très contente de pouvoir travailler à côté d'elle, je suis sûre que je vais apprendre énormément rien qu'en la regardant. Il faut que j'enlève le moule Opéra de mon esprit où l'on vient d'un concours et tous de la même école. Au SFB, les danseurs sont tous très différents. Je pense que c'est un peu comme dans un gala international : il y a de la concurrence mais on est tous tellement différents, on vient d'écoles tellement différentes, il y a des choses à prendre chez chacun. C'est une pression différente, mais ça va être vraiment chouette.

 

Vous avez pris une année sabbatique. Vous pouvez donc revenir l'année prochaine au même poste. Mais honnêtement, après une année en tant que Principal, vous vous voyez revenir Sujet et vous reconfronter au Concours de promotion ?

Je ne sais pas... J'essaye de ne pas y penser, de profiter de cette année au maximum. À la fin mai 2014, je veux pouvoir me demander ce que je fais en toute liberté, si je reste ou si je reviens. Il faut vraiment que j'aie l'esprit libre là-bas et que je me consacre à 100 % à cette compagnie pour pouvoir prendre une décision claire.

 

Sur Facebook votre message laissait penser à un adieu définitif...

Les gens perçoivent ce qu'ils veulent. Je dis juste que j'aime cette compagnie.

 

Vous avez démarré votre carrière très rapidement, avec un premier grand rôle à 17 ans. Vous devenez Sujet en 2005 mais vous bloquez au Concours de promotion. Ce coup d'arrêt dans votre carrière a été difficile ?

Je ne suis pas d'accord, je n'ai pas eu de coup d'arrêt. J'ai dansé des rôles d'Étoile tous les ans, je suis la seule Sujet à avoir eu cette chance. Quant aux Concours de promotion, il n'y en a pas eu pendant quatre ans. C'était d'ailleurs le plus difficile, c'est pire que de ne pas monter. Ne pas monter c'est pas de chance, mais pas de concours, c'est pas de chance du tout. Ce n'est même pas avoir l'opportunité de le faire. Ce qui m'a fait tenir, c'est d'avoir pu danser tous ces rôles.

On a l'impression que je suis rapide comme fille parce que j'ai eu débuts rapides, mais je suis quelqu'un de lent. Je suis lente, j'ai mis du temps à comprendre plein de chose dans mon travail, j'apprends un ballet lentement. J'ai appris beaucoup de choses pendant ces années. J'ai pu travailler avec Noëlla Pontois, avec Guillaume Charlot qui fut mon coach pendant six ans, avec Florence Clerc, José Martinez, Monique Loudière, Manuel Legris... Et puis j'ai eu une vie aussi !

 

On a quand même senti chez vous une certaine frustration sur les réseaux sociaux après le dernier Concours, où vous n'étiez pas classée...

Je ne suis pas d'accord non plus. Je n'étais pas frustrée, j'étais juste déçue. Mais qui ne serait pas déçu d'un Concours de promotion raté ? Cela fait des mois que l'on travaille, c'est un investissement énorme... Je ne suis même pas classée, je suis déçue. Ces paroles n'étaient ni de la frustration, ni de la rancune.

Concours-promotion_2012_Mathilde-Froustey_Carmen

 

Vous ne partez donc pas en porte-à-faux avec la direction ?

Je ne suis pas fâchée. Je suis très proche de Brigitte Lefèvre qui m'a toujours soutenue. C'est elle qui m'a toujours donné des rôles d'Étoile. Je sais que certain se sont demandés pourquoi j'ai dansé Kitri alors qu'il y avait des Premières danseuses avant moi. Brigitte a répondu : "Elle danse Kitri parce que je le veux". Depuis Ivan Le Terrible, c'est elle qui m'a poussée. C'est elle qui m'a donné l'envie de partir.

 

Comment ça ?

Si je n'avais pas eu ces rôles d'Étoile tous les ans, je me serais peut-être dit que ça allait de rester Sujet. Mais le fait de danser des premiers rôles régulièrement, et de voir le public applaudir, alors c'est peut-être que je peux le faire, que je le mérite. J'ai eu la chance de saluer en tant qu'Étoile... Elle m'a fait garder cette flamme. Après, peut-être que je ne peux pas être Étoile à l'Opéra parce que je suis mauvaise en Concours... C'est pour ça qu'il n'y a pas de frustration. Je pars plus pour l'envie de faire autre chose. Bien sûr qu'il y a la frustration de ne pas monter, mais derrière cette décision, il y a surtout l'envie de danser.

 

Ce rêve d'Étoile à l'Opéra de Paris, vous ne l'avez plus ?

J’essaye de ne pas trop y penser. Je ne sais pas... Je ne suis pas forcément partie définitivement non plus, je peux revenir. Quand je suis rentrée dans le ballet, c'est allé très vite. Mais pour moi, être Étoile comme Aurélie Dupont ou Agnès Letestu me paraissait inaccessible, je n'y pensais même pas. Le rêve est là, mais au quotidien, c'est du concret, et avant de rêver à être Étoile, il faut d'abord passer le Concours. Et quand on fini par ne pas monter sept ans de suite, on se dit qu'on ne sera pas Étoile. Ce Concours met des barrières concrètes à ce rêve de petite fille.

 

Vous pensez que vous n'êtes pas faite pour le système Opéra ?

Je ne sais pas, peut-être pas. Je suis en panique totale en concours. On a tous ses faiblesses, je suis juste un être humain. J'ai tout essayé, même l'hypnose (rires). Le truc, c'est que je suis contente de moi à chaque fois, puis on me dit que ce n'était pas bien... Je suis trop stressée. En concours, je ne suis pas bonne, je danse mal, je ne sais pas faire.

 

Vous avez pourtant remporté Varna...

Varna, ce n'est pas pareil. Les gens sont debout dans les gradins, ils se mettent à hurler dès que l'on fait un dégagé, c'est vraiment un spectacle. Et puis à Varna j'avais 17 ans.

 

Le fait de rater les Concours, mais d'avoir des rôles d'Étoile, c'est tout de même paradoxal. Comment l'avez-vous vécu ?

À chaque fois, j'ai un rôle d'Étoile en décembre et je rate le Concours un mois avant. J'ai dansé Casse-Noisette ou j'ai répété Kitri en scène le lendemain d'un Concours où je n'étais pas classée. Où donc est ma place ? Je ne suis pas classable pour être Première danseuse, mais en même temps je peux rentrer sur scène avec un rôle d'Étoile ? Il y a toujours un petit désespoir...

 

Vous en parliez avec Brigitte Lefèvre ?

Elle restait très diplomate. Elle a une seule voix en Concours, comme tout le monde. Souvent, après les Concours, j'allais voir Brigitte pour lui demander s'il n'était pas temps que je parte, que je ne monterais jamais puisque je n'étais même plus classée, que la nouvelle génération arrivait, que j'avais passé mon tour. Elle me disait de rester, elle me donnait des rôles. Cette année, c'était Kitri, mais je ne voulais plus retourner en arrière.

 

Vous pensez que vous êtes à votre place dans la hiérarchie en tant que Sujet ?

Je ne sais pas... C'est très dur d'avoir un regard sur soi, c'est impossible. Je sais juste que quand j'ai la chance de danser des rôles d'Étoile, ça se passe plutôt bien. Mon parcours est trop compliqué entre ces premiers rôles et ces Concours ratés. Et quand je vois Ludmila, Agnès, Dorothée, Myriam, je me dis que jamais je n'arriverai à danser comme elles. Je les trouve tellement incroyables que je me dis que c'est normal que je sois Sujet.

 

Pourtant on vous offre un contrat d'Étoile dans une compagnie réputée...

Dans une semaine je suis Étoile, c'est dingue !! Quand je dis ça, j'ai l'impression que ce n'est pas moi qui parle, c'est un rêve qui se réalise... Je ne me pose pas trop la question. Je me dis que le directeur n'est pas fou, qu'il croit en moi (rires). C'est un vrai challenge, mais aussi beaucoup d'angoisse. On va voir ce que ça fait, peut-être que ça va réactiver ce rêve d'Étoile à l'Opéra de Paris.

 

Pour vous, les résultats des derniers Concours de promotion ne sont pas injustes ?

S'il y en a une qui ne peut rien dire, c'est bien moi, tellement je danse mal en Concours. Et puis Alice, Valentine... Ce sont toutes mes copines, elles méritaient de passer. Je m'étais faite la réflexion lors du Concours il y a deux ans. Je m'échauffais et je regardais les filles autours de moi : Laura, Alice, Charline, Héloïse, Amandine, Aurélia, Kora... Je m'étais demandé à quoi cela servait que l'on se batte, on était toutes bien. S'il y avait plus de places, beaucoup d'autres mériteraient de passer, c'est très dur pour cette classe.

 

Pour vous, le Concours de promotion à ce stade de la hiérarchie n'est pas une bonne idée ?

Pour les Quadrilles, c'est le seul moment où on peut les voir, certains restent en coulisse toute l'année. Mais nous les Sujets, on a fait nos preuves. On ne devrait pas avoir à subir le système de "place" ou de "pas de place". Il y a des générations sacrifiées à cause de ça. Avant la notre, il y avait celle de Miteki Kudo. L'année dernière, Héloïse a dansé Nikiya comme une star, elle aurait dû être nommée Première danseuse dès la fin du spectacle !

 

Il y a une vraie réflexion des danseurs et danseuses sur ce Concours ?

Beaucoup se posent des questions sur ce Concours, surtout notre classe des Sujets. Franchement, les danseur-se-s n'y tiennent pas tant que ça... Mais je ne sais pas s'il y aura quelqu'un de suffisamment courageux pour y toucher. C'est un gros truc de s'attaquer au Concours de promotion, c'est un sujet délicat.

 

Après chaque Concours, la rumeur du public prétend que, si vous n'êtes pas nommée, c'est parce que personne ne vote pour vous du fait de votre mauvais caractère...

Je n'ai pas envie de répondre à ça. Cela fait 15 ans que l'on fait tout ensemble, que l'on vit ensemble. On a passé notre enfance ensemble, notre adolescence. On voit nos copines se marier, avoir des enfants. C'est vraiment des gens que j'aime, des danseurs que j'aime. L'Opéra, c'est ma famille, on s'aime autant qu'on se déteste.

 

C'est difficile de quitter l'Opéra ?

C'est très dur. Il y a ce truc, en spectacle. Parfois, je regarde les danseurs autour de moi, et je me dis qu'ils sont tous déments. C'est une super compagnie, on a tous nos qualités et nos défauts, mais ce sont tous des gens supers.

 

Quel est votre meilleur souvenir en scène avec cette compagnie ?

Les quatre petites cygnes du Lac, avec Dorothée Gilbert, Myriam Ould-Braham et Fanny Fiat. C'était une osmose, et c'était vraiment quatre copines. C'était une très longue série, on dansait tous les soirs, parfois deux fois par jours. On était épuisées. Mais il y avait une solidarité incroyable entre nous. À la fin, on savait comment chacune respirait, comment chacune bougeait. On se tient les mains pour danser, on est tellement collées. C'était vraiment un souvenir fort. Tout le monde nous disait qu'on était géniales, le public de Bastille hurlait des bravos quand on finissait notre quatuor.

Mon meilleur souvenir, c'est vraiment ça, cette osmose entre nous quatre. Je n'ai pas beaucoup redansé ce passage ensuite, et je suis contente, car c'est toujours moins bien qu'avec ces trois-là.

 

Et comme rôle principal ?

Kitri bien sûr, c'était vraiment mon rêve... Je devais le danser deux soirs. Mais après la première représentation, Pierre-Arthur Raveau, mon partenaire, se blesse. Je me souviens de ce vendredi soir, j'étais tellement triste de ne pas le redanser, on pleurait dans les bras l'un de l'autre. Danser ces rôles, c'est toute une préparation. J'étais prête pour samedi, j'avais mes pointes de prêtes. Ma famille avait réservé 60 places dans la salle, avait réservé les billets de train, l'hôtel. Ils ne me voient danser qu'une fois par an.

Seul mon père est venu. Le samedi soir, on est allé au restaurant, on a bien mangé et bien bu, on s'est couché à 3 heures du matin... Quand Brigitte m'a appelée à 9h30 le lendemain matin, j'ai cru que c'était le réveil. J'ai regardé mon portable, c'était elle. Elle m'a demandé si je voulais danser Kitri avec François Alu dans l'après-midi. J'ai dit oui, j'aurais dit oui à n'importe quoi pour redanser ce rôle. Parfois, on ne réalise pas la chance qu'on a. Là, je l'ai vraiment réalisé, j'étais tellement triste la veille.

 

Comment s'est passée cette matinée si particulière ?

François Alu n'avait jamais répété en scène, il n'avait jamais filé le ballet en entier. Vincent Chaillet était en coulisse, je lui ai bien dit de rester car je ne savais pas si François allait arriver au bout. Il ne se rendait pas compte, c'est un mur ce ballet, il faut le filer et le filer, je n'étais pas sûre qu'il puisse aller au bout. Mais il a une force en lui incroyable et un peu d’inconscience de la jeunesse. Moi qui suis un peu fofolle, il l'est encore plus que moi (rires). Pierre-Arthur est très différent, c'est une force tranquille. On est à l'opposé, mais on s'apporte des choses, c'est pour ça qu'on adore danser ensemble. Il va falloir compter sur eux ces prochaines années !

Mathilde Froustey et Pierre-Arthur Raveau - Don Quichotte

Mathilde Froustey et Pierre-Arthur Raveau - Don Quichotte

 

Vous avez raconté ces rebondissements sur les réseaux sociaux, sans cacher votre tristesse. Certains y ont vu une "bonne communicante" qui attire la sympathie du public en "jouant les Calimero sur Twitter"...

Franchement, je m'en fiche. Étant Sujet, les rôles d'Étoiles sont rares. Kitri, ça se travaille pendant deux mois. On me dit que je vais danser deux spectacles, c'est mon rêve de danser Kitri... Et puis finalement je ne vais pas danser. Pour moi, c'était la dernière chance de danser Kitri et on me l'a enlevée. Peut-être que je ne le danserai plus jamais. J'ai juste dit que j'étais triste. On ne peut pas blâmer une artiste qui est triste de ne pas danser. C'est ça notre vie, c'est pour ça qu'on se lève le matin, c'est pour ça qu'on fait tout.

 

Quel ballet de l'Opéra va le plus vous manquer ?

Les Noureev, j'adore les danser. Ça n'était pas le cas au début. À l'École de Danse, je passais beaucoup de temps avec Samuel Murez à regarder des vidéos de danseurs américains ou cubains, on pouvait y passer des week-ends. Et les ballets de Noureev, on les trouvait ennuyeux. "Ben pourquoi elle ne fait que deux pirouettes ? Parce que c'est un ballet de Noureev !". Un autre en fait douze ! Puis j'ai été distribuée sur Clara dans Casse-Noisette. Je me suis dit qu'il allait falloir que j'aime, car je ne peux pas danser quelque chose que je n'aime pas, j'ai besoin d'être joyeuse pour danser. Il allait falloir que j'apprenne à aimer cette chorégraphie. J'ai lu le livre d'Ariane Dollfus Noureev l'insoumis. Je le connais maintenant pas cœur, je l'ai beaucoup offert. J'ai commencé à vraiment aimer Noureev en cernant sa personnalité. Maintenant, je comprends cette exigence. C'est une grande fierté d'avoir dansé ces chorégraphies qui ont une vraie histoire. La mise en scène est nette, claire, lisible... J'aime vraiment beaucoup. J'ai du mal aujourd'hui à voir une autre version de Casse-Noisette que celle de Noureev. C'est un chef-d'œuvre.

Et puis plus jeune, je faisais partie du groupe de Manuel Legris, qui a été très important pour moi. Il a encore les larmes aux yeux quand il parle de Noureev. Toute cette génération avait une telle admiration pour lui...

 

Et, au-delà de la danse, qu'est-ce qui va vous manquer le plus durant cette année américaine ?

Les croissants ! (rires). Ici ! (ndlr : l'interview se déroule au Palais Garnier). C'est un endroit que j'ai adoré par moment, détesté à d'autres. C'est une drôle de maison, tant qu'on ne le vit pas au quotidien, on ne peut pas comprendre. C'est un monde de fous (sourires). Ça va me manquer, tous les gens vont me manquer, ma loge va me manquer, le Foyer de la Danse va me manquer, l'odeur de Garnier va me manquer, les souris de la cafétéria vont me manquer... L'Opéra va me manquer.

On vit des choses tellement intenses ici, aussi bien dans le négatif que dans le positif. Un soir de Concours, je peux être assise là en train de pleurer, à me dire que j'ai mal dansé, que je ne monterai jamais. Et puis le lendemain, on revient, on travaille. Il se passe la même chose que si j'avais été promue Première danseuse. On va à la barre, on travaille notre corps, on continue. C'est fort ce qu'on vit ici. Ça va être différent à San Francisco, je vais vivre d'autres choses très intenses, mais il y aura toujours cette passion de la danse.

 

Qu'est-ce que l'on peut vous souhaiter ?

D'être heureuse ! Même si je ne danse pas tous les soirs. Et continuer de progresser, d'apprendre...

Je voulais aussi remercier les gens sur Twitter, Facebook, les blogs... C'est un soutien incroyable. Ça a été très important pour moi. Quand je remercie les gens sur les réseaux sociaux, c'est vraiment sincère. Les moments difficiles après les Concours sont contrebalancés par tous ces commentaires de soutien. On ne danse pas pour la direction ou les coulisses, on danse pour les gens qui sont dans la salle. Je suis super contente d'avoir ces retours, j'adore aller voir sur Twitter ce qui se dit après une représentation. Ce sont nos applaudissements à nous !

 

Mathilde Froustey s'envole pour San Francisco le 30 juin. Elle devrait très vite mettre en ligne son nouveau site web, qui contiendra une partie blog où elle racontera son année américaine.

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Amélie Bertrand

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