Carmen de Julien Lestel – Ballet Julien Lestel
Le Ballet Julien Lestel propose cette saison une longue tournée de la dernière création de son chorégraphe, une relecture de Carmen. Portée par dix interprètes talentueux.ses et investi.e.s, la pièce offre son lot de beaux moments, avec notamment un beau travail narratif autour des trois personnages principaux. Mais les quelques longueurs et beaucoup de répétitions dans les scènes d’ensemble, plus abstraites, empêchent de donner un véritable impact à la pièce.

Carmen de Julien Lestel – Mara Whittington (Carmen) et Maxence Chippaux (Don José)
« Carmen, sur tes pas, nous nous pressons tous« , entonne le chœur des brigadiers à l’arrivée de la belle bohémienne dans l’opéra de Bizet. Devenue indissociable de ce drame lyrique, l’héroïne imaginée par l’écrivain Stéphane Mallarmé ne cesse de fasciner public comme artistes. Le monde de la danse n’échappe pas à la règle, s’emparant avec avidité de son destin tragique comme de la partition qui l’accompagne. Alberto Alonso, Roland Petit, Mats Ek, Dada Masilo, Johan Inger… la liste des chorégraphes qui se sont attelé.e.s à adapter Carmen en ballet est longue. Tou.te.s (mais principalement les messieurs) veulent mettre en mouvement cette figure féminine qui tranche avec la passivité présumée des grands rôles du répertoire.
Cette liste accueille désormais un nouvel entrant avec Julien Lestel. Formé à l’École de Danse du Ballet de l’Opéra de Paris, puis au Conservatoire National Supérieur de Paris, il mène une belle carrière en tant qu’interprète, entre le Ballet de l’Opéra de Paris, celui de Zurich ou de Marseille, avant de fonder sa compagnie en 2007 pour laquelle il crée ses propres chorégraphies. Cette troupe, formée d’une dizaine de danseurs et danseuses basée à Marseille, se produit un peu partout en France avec de nombreuses tournées. Les balletomanes assidu-e-s connaissent aussi un peu son travail grâce aux invitations faites par Alexandra Cardinale (également productrice de ce spectacle) dans ses galas, auprès de solistes de l’Opéra de Paris.

Carmen de Julien Lestel – Ballet Julien Lestel
Si les courts pas de deux abstraits de Julien Lestel vus lors de ces manifestations ne m’ont pas laissé un souvenir impérissable, j’étais très curieux de découvrir ce qu’il avait à proposer avec une pièce de plus d’une heure, narrative qui plus est. Le rideau s’ouvre sur une Carmen en tailleur-pantalon rouge vif, juchée sur des talons aiguilles, statique au milieu du plateau alors que tous les autres interprètes vont et viennent autour d’elle. Et je commence déjà à m’inquiéter. Dans cette scène inaugurale, chaque idée chorégraphique s’étire longuement au point qu’un effet de redondance s’installe rapidement. Il faut attendre le premier solo de Carmen – magnétique Mara Whittington – pour que le spectacle décolle. Cette impression sera le leitmotiv de la soirée. Les solos et les duos, s’ils ne sont pas d’une folle originalité, restent très agréables à regarder et installent de manière lisible les caractéristiques de chaque personnage : l’espièglerie de Carmen, le tiraillement de Don José, la fierté d’Escamillo et la tension Micaëla. Ce n’est pas toujours de la plus grande subtilité, mais cela ne devient jamais caricatural ou vulgaire. Ressort ainsi un pas de deux très sensuel, à la fois doux et animal, entre Carmen et son Don José (Maxence Chippaux, très touchant) et la variation explosive d’Escamillo, interprété avec fougue et insolence par Titouan Bongini.
Malheureusement, ces jolis moments se voient interrompus par des passages de groupes où les répétitions du début reviennent et la chorégraphie retombe dans un va-et -vient de portés pas toujours très esthétiques. C’est d’autant plus regrettable que la troupe montre un très bon niveau technique et un bel engagement à défendre cette chorégraphie qui ne la met pas forcément en valeur. Pour ne rien aider, ces passages interviennent majoritairement sur les compositions d’Iván Julliard, trop génériques pour être véritablement efficaces, qui souffrent de la juxtaposition avec les airs intemporels de Bizet. Ces ensembles s’intègrent assez maladroitement dans la narration, lui semblant complètement déconnectés.

Carmen de Julien Lestel – Mara Whittington (Carmen)
Pourtant, derrière cette abstraction apparente, que ce soit dans les costumes ou la mise en scène, l’histoire de Carmen est bien là. De la bagarre avec la cigarière au féminicide final, en passant par la scène de la taverne, on retrouve les épisodes emblématiques du livret, présentés de manière assez lisible. Du moins en ce qui concerne le trio principal. Micaëla, la fiancée trompée, est généralement oubliée des adaptations chorégraphiques. Cela ne fait pas exception ici et Inès Pagotto n’a pas grand-chose à défendre. Elle intervient très tardivement dans le ballet et n’a que très peu d’interaction avec les autres personnages. Ces rares moments avec Don José se trouvent noyés dans des scènes de foule. Difficile d’avoir ainsi une idée de qui est ce personnage sans connaître un minimum la trame d’origine.
Alors comment au final s’inscrit cette Carmen parmi la multitude d’adaptations déjà existantes, des chefs-d’oeuvre au plus ratées (coucou Carlos Acosta) ? L’ensemble dégage une certaine sensibilité et offre un tout plaisant à regarder malgré les défauts cités. Cette version a aussi le mérite de ne pas sombrer dans la vulgarité, dans laquelle sont tombés de nombreux chorégraphes et metteurs en scène. Même si l’on n’évite pas l’écueil du combat de coq un peu lourd entre les deux protagonistes masculins, le sujet aurait pu être traité de manière bien plus putassière. Il manque cependant un petit grain de folie, quelque chose de plus personnel, pour transformer cette relecture en un moment de danse vraiment marquant.

Carmen de Julien Lestel – Inès Pagotto (Micaëla)
Carmen de Julien Lestel par le Ballet Julien Lestel. Chorégraphie Julien Lestel, musique de Georges Bizet, Rodion Shchedrin, Iván Julliard. Avec Mara Whittington (Carmen), Maxence Chippaux (Don José), Titouan Bongini (Escamillo), Inès Pagotto (Micaëla), Roxane Katrun (Mercédès), Jean-Baptiste de Gimel, Ingrid Le Breton, Éva Bégué, Louis Plazer, Celian Mael Bruni. Jeudi 10 avril 2025 au Théâtre Libre. À voir en tournée jusqu’en juillet.