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Roommates – Ballet national de Marseille

Avec Roommates, le Ballet national de Marseille propose une soirée aux multiples directions. Pas moins de six pièces la composent, d’époques et de styles très variés, allant de la post-modern dance de Lucinda Childs à l’énergie des années 2020 de (La) Horde, de l’univers théâtral de Peeping Tom à la sensibilité de Claude Brumachon, et part même sur les pointes avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud. Un programme riche et surprenant, porté avec beaucoup de polyvalence par des interprètes enthousiasmants.

 

OIWA de Peeping Tom – Ballet national de Marseille

 

Le Ballet national de Marseille est forcément marqué par les créations du collectif (La) Horde, qui le dirige depuis plusieurs années. Mais la compagnie a aussi à cœur de défendre un répertoire varié, des créations comme des pièces plus anciennes qui ont marqué la danse contemporaine. C’est ainsi avec des programmes modulables, intitulés Roommates (« Colocataires »), que le Ballet national de Marseille tourne cette saison. DALP en a vu un épisode en septembre, au Temps d’aimer la danse. Place à un deuxième, à la Maison de la Danse de Lyon, qui tourne par la suite. Les deux programmes contenaient tous les deux Concerto de Lucinda Childs et se terminaient par un extrait de Room with a view, pièce emblématique de (La) Horde. Je n’ai pas grand-chose à ajouter à ma collègue Claudine Colozzi sur la première pièce. Voilà une œuvre lumineuse de la maîtresse de la post-modern dance, emportée par la musique haletante de Henryk Górecki et dansée avec beaucoup de précision et de présence par les danseurs et danseuses. Le programme, sinon, changeait totalement, avec en tout six pièces de formats et d’univers opposés, pour un résultat très éclectique. Presque trop ? Peut-être et l’on si perdait presque. Mais la troupe y montrait à chaque fois son excellence, sa polyvalence et sa curiosité à se frotter à toutes les danses.

Grime Ballet de Cecilia Bengolea et François Chaignaud était ainsi un curieux mélange de danses de club et de technique de pointe. La pièce est en fait un mixte. D’un côté le solo Stitches de Cecilia Bengolea, performance qui croise ballet et dancehall. De l’autre Altered Natives’ Say Yes To Another Excess – TWERK de Cecilia Bengolea et François Chaignaud monté il y a un peu plus de dix ans, se nourrissant de leurs expériences pratiques et anthropologiques des danses de club et aimant jouer avec les postures attendues des homes et des femmes. Cela donne un drôle de quintette, une femme et cinq hommes et tout le monde sur pointes, dansant sur les musiques électros de Stitches. C’est percutant, stimulant, drôle parfois. Et ça prend la pointe comme aucun-e chorégraphe classique n’aurait pensé à l’utiliser, avec un travail sur le plié, une énergie très particulière qui stimulent cet outil technique plus que centenaire. 

Mais l’idée de mettre les hommes sur pointes m’a interpellée. Pas dans le concept même, qui n’est pas nouveau, mais parce que les interprètes semblaient novices dans cette technique, contrairement à la danseuse qui la maîtrisait avec vivacité. La technique de la pointe n’est pas anodine : elle demande des années d’entraînement, elle est difficile et même dangereuse quand on ne la maîtrise pas. J’ai ainsi passé la pièce à m’inquiéter pour un danseur, craignant à chacun de ses relevés qu’il nous fasse une double entorse en direct. Et ce manque de maîtrise technique m’a clairement empêchée d’apprécier l’ensemble, alors que la pièce est en soi pleine de surprises et séduisante dans son énergie. Mettre les hommes sur pointes semble être la nouvelle lubie pour casser les clichés de genre. J’y ai vu pour ma part une magnifique leçon de mansplaining : penser que l’on peut en quelques semaines, quelques mois, faire aussi bien que des femmes qui ont dix ans d’entraînement derrière elles. Je ne sais pas si ce fut la pensée des chorégraphes ou de la direction, mais reste un fait : on préfère mettre en scène des hommes moins bons que des femmes performantes. Cela pose question.

 

Grime Ballet de Cecilia Bengolea et François Chaignaud – Ballet national de Marseille

 

Weather is Sweet de (la)Horde est un total changement d’ambiance – le maître-mot de cette soirée. Il est question de désir, de sexualité, de liberté. On y retrouve ce qui fait la patte du collectif, un sens de la performance percutant mêlé d’une énergie débridée, et porté avec enthousiasme par six interprètes explosifs en plateau. Dommage qu’un male gaze plane sur la pièce en permanence : es danseuses y sont parfois comme des objets manipulables à merci par les danseurs, et c’est bien sûr une femme qui se retrouve être la seule artiste en plateau en petite culotte. Oiwa de Peeping Tom part encore dans autre chose. Voilà un duo qui nous emmène dans un univers à part. Au milieu de la fumée persistante au plateau, nous sommes dans une sorte de purgatoire, entre la vie et la mort d’un couple. C’est une histoire intime qui nous est raconté, propre aux deux interprètes, où l’on se joue des déséquilibres, où l’on se rattrape à la dernière seconde dans des portés vertigineux, où l’on s’attire puis se détachent. Oiwa est peut-être parfois un peu long ou répétitif, mais il sait, par son langage comme l’engagement des deux artistes, créer quelque chose d’assez unique, mystérieux en tout cas. Voilà la première collaboration entre Peeping Tom et le Ballet national de Marseille, qui donne sacrément envie d’en voir plus.

Autre duo, mais autre époque : Les Indomptés de Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. Créé en 1992, cette courte pièce a depuis fait le tour du monde et est entrée dans les incontournables du répertoire contemporain. Cela faisait pourtant longtemps que je ne l’avais vu en scène. Quel plaisir ainsi de le retrouver, et quelle bonne idée de le remonter, de laisser une nouvelle génération d’interprètes s’en emparer, à un nouveau public de le découvrir. Tout est sous le signe des années 1990 dans Les Indomptés, de la musique de Wim Mertens aux jeans délavés en guise de costume. Mais si le duo est marqué par son époque esthétiquement (et ce n’est pas en soi un défaut), il reste universel dans son langage. Les Indomptés, c’est la liberté pour deux hommes de nous raconter une histoire intime. Les deux danseurs du soir nous parlent d’amour, de déchirement, de tendresse aussi, de mélancolie, avec à la fois beaucoup d’intimité et une certaine pudeur. Est-ce le souvenir des jours heureux, d’un couple brisé dans une tempête – j’ai instinctivement pensé aux années sida mais chacun-e est libre de son interprétation. C’est en tout cas un duo qui n’a rien perdu de sa puissance, où deux danseurs mettent leur âme à nu. Et c’est beau. Un extrait de Room with a view de (La) Horde termine donc ce programme éclectique. Le passage, très bien choisi, porte une montée en puissance irrésistible, une bonne dose d’adrénaline et un final comme un feu d’artifice, avec treize interprètes là encore explosifs.

 

Les Indomptés de Claude Brumachon – Ballet national de Marseille

 

Programme Roommates par le Ballet national de Marseille. Grime Ballet de Cecilia Bengolea et François Chaignaud ; Weather is Sweet de (La) Horde ; OIWA de Peeping Tom ; Concerto de Lucinda Childs ; Les Indomptés de Claude Brumachon; Extrait de Room With a View de (La)Horde. Avec les artistes du Ballet national de Marseille Titouan Crozier, Myrto Georgiadi, Eddie Hookham, Amy Lim, Jonatan Myhre Jorgensen, Aya Sato, Paula Tato, Elena Valls Garcia, Nahimana Vandenbussche, Antoine Vander Linden et Lou Zinssne. Mardi 15 avril 2025 à la Maison de la Danse de Lyon. À voir avec quelques modulations les 27 et 28 mai au Théâtre de Lorient et du 10 au 11 juillet à Châteauvallon.

La Maison de la Danse de Lyon dévoile sa saison 2025-2026 le 26 mai.

 
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