Mirage de Damien Jalet et Kohei Nawa – Ballet du Grand Théâtre de Genève
Le Ballet du Grand Théâtre de Genève referme cette saison avec un mini-festival Damien Jalet, chorégraphe associé depuis 2022. Avant la reprise de Skid et Thr(o)ugh présentés en diptyque comme le souhaite le chorégraphe franco-belge, Damien Jalet a conçu sa toute première création pour la compagnie, Mirage co-signée par le plasticien japonais Kohei Nawa. Une œuvre totale qui sublime danse et arts visuels avec une virtuosité époustouflante, charriant un torrent d’émotion qui fait chavirer.

Mirage de Damien Jalet et Kohei Nawa – Ballet du Grand Théâtre de Genève
Il faut rendre grâce à Sidi Larbi Cherkaoui. Le directeur du Ballet du Grand Théâtre fut l’un des tout premiers à déceler à l’orée du millénaire le formidable talent de Damien Jalet. Ils entamèrent ensemble une collaboration fertile, écrivant à quatre mains ballets et opéras. En toute logique, Sidi Larbi Cherkaoui sollicita Damien Jalet lorsqu’il prit les rênes du Ballet du Grand Théâtre de Genève, enrichissant son répertoire avec des pièces clefs dans le parcours de Damien Jalet telle que Skid (2017) et Thr(o)ugh (2016), œuvres puissantes et emblématiques de son esthétique. Encore fallait-il que cette collaboration étroite et fructueuse avec la compagnie produisît une création, comme le souhaitait Sidi Larbi Cherkaoui. Trouver aussi le temps dans un emploi du temps chargé. Damien Jalet est sur plusieurs fronts. Il fut le chorégraphe de Madonna pour Celebration Tour et celui du film Anima sur l’album solo éponyme de Thom Yorke, le chanteur de Radiohead. Il y a un an, Damien Jalet montait les marches à Cannes aux côtés du cinéaste Jacques Audiard et de la distribution d’Emilia Perez dont il conçut les chorégraphies. Et on peut gager que Damien Jalet aurait pu concourir et probablement remporter un Oscar s’il existait une récompense dans cette catégorie, tant la dynamique de ce film magistral est liée aux mouvements imaginés par le chorégraphe, notamment pour l’actrice oscarisée Zoé Zaldaña qui porte avec brio le tube de la comédie musicale El mal.
Damien Jalet n’hésite jamais à sortir de sa zone de confort, ce qui rend son parcours passionnant. Pour Mirage, il continue à creuser un sillon artistique stimulant avec le scénographe Kohei Nawa. C’est leur quatrième collaboration et si on discerne déjà un style dans leur travail, un continuum dans le récit et leur vision du monde, ce nouvel opus ne répète en rien leurs œuvres précédentes. Mirage marque une étape radicale dans leur collaboration : il y a là une symbiose jamais vue entre danse et arts visuels. C’est une thématique dans l’air du temps mais elle se décline le plus souvent – et pourquoi pas ! – sous la forme d’une déambulation chorégraphiée dans un musée.

Mirage de Damien Jalet et Kohei Nawa – Ballet du Grand Théâtre de Genève
Mirage offre une autre proposition et se vit telle une œuvre plastique en mouvements, où scénographie, chorégraphie, lumières et musique se fondent en une entité osmotique. Ce faisant, le spectacle résiste à toute volonté de recension exhaustive. Mirage est davantage une traversée sensorielle et une expérience esthétique singulière. En dire trop serait aussi entacher le plaisir des spectateurs et spectatrices à venir. À ce titre, s’il faut évidemment acheter le programme du spectacle qui est truffé d’informations remarquables, il faut surtout ne pas le lire, l’oublier et y revenir plus tard. Les notes d’intentions des créateurs et les contextualisations, aussi passionnantes soient-elles, réduisent la focale et imposent une lecture qui nécessairement influence le regard.
Tentons malgré tout de dégager les lignes de force de ce spectacle. Il y a tout d’abord ce noir absolu instantané (troublé hélas par celles et ceux qui pensent que les pauvres lumières de leurs smartphones font partie du spectacle !). Ces ténèbres soudaines déclenchent une attention redoublée à ce que la scène va offrir. Il y a les sons hypnotiques de Thomas Bangalter, ex Daft Punk, qui nous enveloppent et soutiennent en permanence notre vigilance. On retrouve ce goût de Damien Jalet pour déplacer de manière extrême le centre de gravité des interprètes. Comme dans Skid, il fait évoluer d’emblée les 16 danseuses et danseurs sur un plan incliné dans un clair-obscur qui nimbe le ballet de bout en bout. Dans cette déambulation périlleuse n’existe pratiquement aucune interaction comme une idée de totale solitude.

Mirage de Damien Jalet et Kohei Nawa – Ballet du Grand Théâtre de Genève
Mais cet incipit laisse la place à une recherche perpétuelle du groupe qui ne cesse de se former, se déformer, se reformer. On sait le savoir-faire de Damien Jalet pour construire des ensembles qui surgissent telles des entités organiques. Il peaufine avec Mirage ce talent singulier en imaginant toutes sortes de regroupements. Le chorégraphe malaxe le corps de ballet en tous sens, construisant différentes figures géométriques, en cercle ou aligné. Dans cette succession de tableaux qui s’enchaînent avec une fluidité constante, Damien Jalet fait un éloge de la lenteur. Trop de chorégraphies puisent dans la vitesse une fausse énergie. Mirage nous laisse le temps de s’installer et de faire vagabonder notre imagination. Ce voyage sensoriel est aussi le fruit de la scénographie créée par Kohei Nawa bien que le mot peine à décrire ce que propose le plasticien japonais. Ce n’est nullement un décor mais une œuvre mouvante d’une beauté stupéfiante, telle cette mer en avalanche qui déferle sur les interprètes et les engloutit.
Mirage échappe à toute tentative de catégorisation. Le spectacle n’impose aucun récit. Il offre une œuvre infiniment poétique qui nous laisse libre d’interpréter chaque image à notre guise, d’y voir les métaphores qui nous inspirent. C’est un véritable tour de force pour les 16 interprètes qui sont exceptionnels et un défi technique qu’on peine à imaginer. Damien Jalet et Kohei Nawa viennent de créer un chef-d’œuvre.

Mirage de Damien Jalet et Kohei Nawa – Ballet du Grand Théâtre de Genève
Mirage de Damien Jalet (concept et chorégraphie) et Kohei Nawa (concept et scénographie), musique de Thomas Bangalter, lumières de Yukiko Yoshimoto, costumes de Kunihiko Morinaga (ANREALAGE), conseiller à la chorégraphie : Aimilios Arapoglou, interprété par le Ballet du Grand Théâtre de Genève. Mardi 6 mai 2025 au Grand Théâtre de Genève. À voir en tournée : du 18 au 21 septembre au Centro Danza Matadero Madrid (Espagne), du 14 au 17 janvier 2026 à la Maison de la Danse de Lyon, le 24 janvier 2026 au Festspielhaus Pölten (Autriche), le 29 janvier 2026 à Arte et Cultura Lugano (Suisse) , les 5 et 6 juin 2026 aux à Charleroi Danse (Belgique), du 11 au 14 juin 2026 De single Anvers (Belgique).