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Ballet de Flandre – Trisha Brown / Anne Teresa de Keersmaeker / Jan Martens

Hôte régulier des salles parisiennes, l’excellent Ballet de Flandre a fait escale à la Grande Halle de la Villette avec un programme mixte réunissant trois chorégraphes contemporains. On y trouve ainsi Trisha Brown, cheffe de file de la danse américaine post-moderne avec une pièce tardive, Twelve Ton Rose (1996), Anne Teresa de Keersmaeker pour la reprise de sa pièce de jeunesse Fase (1982), petit bijou pour un duo féminin, et le dernier-né sur la galaxie des chorégraphes flamands, Jan Martens, venu avec sa dernière création pour la compagnie Graciela Quintet et le solo masculin On speed. Une soirée chambriste aussi bien dans le choix des partitions contemporaines que dans la danse, réunissant des esthétiques différentes mais qui se retrouvent dans un geste artistique radical, faisant briller la troupe d’où émergent de fortes personnalités.

 

Twelve Ton Rose de Trisha Brown – Ballet de Flandre

 

On ne se lasse pas de voir et revoir Trisha Brown. Et on ne peut que regretter que la compagnie, dirigée aujourd’hui par Carolyn Lucas, ait dû interrompre en 2020 la tournée du cinquantenaire de sa fondation en raison du Covid. Elle a depuis repris la route mais elle reste trop rare en France. José Martinez a eu l’excellente idée de reprendre la saison prochaine à l’Opéra de Paris O Zlozony/O composite, créée en 2004 spécialement pour la compagnie parisienne et d’y adjoindre le solo If you couln’t see me. Le langage de la chorégraphe américaine, figure désormais classique de la danse contemporaine, n’avait pas été très bien reçu au départ. Une partie du public fut désarçonnée par cette écriture très épurée qui ne se laisse pas apprivoiser facilement. Gageons que, plus de 20 ans après, le regard aura changé. La danse contemporaine n’a cessé depuis de s’enrichir et d’investir les théâtres de plus en plus nombreux à l’accueillir. Il est donc toujours bon de retourner aux fondamentaux. Le Ballet de Flandre a mis à son répertoire Twelve Ton Rose, une pièce de 1996, dont il convient de rappeler qu’elle fut créée à l’Arsenal de Metz. La France a su reconnaître avant beaucoup d’autres pays le génie de Trisha Brown. 

Il s’exprime dans toute sa plénitude avec Twelve Ton Rose, l’une des dernières pièces de la chorégraphe avant que la maladie ne l’engloutisse. À l’instar de Merce Cunningham, Trisha Brown a investi le champ de la musique contemporaine et c’est sur Quatre pièces pour piano et violon d’Anton Webern qu’elle déploie sa chorégraphie pour neuf danseuses et danseurs. Choix audacieux et défi relevé par la chorégraphe qui nous donne à entendre avec chacun des gestes qu’elle imagine toutes les nuances et inflexions rythmiques de la musique dodécaphonique du compositeur autrichien. Elle nous la fait entendre dans toutes ses nuances, chaque geste est acéré. Trisha Brown semble imposer des symétries pour mieux les casser, avec des alignements aussitôt brisés fuyant toute interaction entre les interprètes, qui semblent parfois plongés dans un mouvement automatique. En 1996, la  grammaire de Trisha Brown se décline dans une série de gestes simples et de figures identifiables : bras tendus horizontalement qui déterminent la gravité, arabesques buste droit, déhanchés, déséquilibres. Et une formidable construction des entrées et des sorties de scène qui peuvent se faire en dansant vers l’arrière, geste signature de la chorégraphe. De nombreux chorégraphes iront puiser dans cette formidable boîte à outils. Le Ballet de Flandre est sans défaut dans l’interprétation d’une pièce complexe et infuse toute la musicalité nécessaire pour nous faire parvenir une partition à priori aride mais qui recèle de richesses harmoniques.

 

Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de Flandre

 

Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker est à l’inverse une des toutes premières pièces de la chorégraphe, créée en 1982 surQuatre mouvements du musicien américain Steve Reich, rencontré à New York et qui sera son fidèle compagnon de route. Le Ballet de Flandre met en vis-à-vis deux des quatre mouvements, Piano Phase et Clapping music, dansés par un duo féminin remarquable. Le premier fondé sur la répétition ad libitum d’une même phrase au piano introduit la figure du cercle, que ne cessera d’explorer Anne Teresa de Keersmaeker. De face, vêtues de jupes amples sous les genoux, les deux danseuses tournent sur elles-mêmes, le bras droit faisant balancier dans ce qui semble être une répétition exacte du même geste et qui n’est pas sans évoquer l’art des derviches tourneurs.

Ce déplacement  latéral sur une même ligne est amplifié  par les effets de lumière, qui projettent leurs ombres et les augmentent. Ces séquences qui semblent répétitives sont en fait un trompe l’œil. Sans que l’on n’ait rien vu, les deux danseuses se retrouvent de face quand leurs profils semblaient synchrones. À la longue, on perçoit subrepticement que la danseuse côté jardin accélère petit à petit la cadence. Jasmine Achtari et Madison Vomastek sont souveraines dans leur maîtrise de ce langage. On les retrouve de profil et en pantalon pour Clapping  music, partition purement rythmique sur des battements de mains où elles s’élèvent sur le bout de leurs chaussures comme sur des pointes. Il est stupéfiant de voir qu’à seulement 22 ans Anne Teresa de Keersmaeker avait déjà imaginé les fondements de son art explorant le cercle et la répétition pour bâtir des compositions  chorégraphiques complexes.

 

Graciela Quintet de Jan Martens – Ballet de Flandre

 

Jan Martens a noué une relation étroite avec le Ballet de Flandre. Il est venu à Paris avec sa dernière création pour la compagnie, Graciela Quintet, pièce pour cinq danseuses et danseurs sur la musique de la compositrice argentine Graciela Paraskevaidis. Leurs vêtements improbables, trop larges ou trop serrés, et les mouvements mécaniques installent un moment de loufoquerie tout à fait bienvenu. Jan Martens explore à sa manière cette figure de style qu’est la répétition, quand chaque danseuse et danseur déroule ses vêtements  pour les transformer et reprendre la chorégraphie sur la même partition. Il y a là une démarche qui interroge, séduit mais demeure inaboutie. Et quelle frustration de ne pas entendre le trio musical en direct !

En clôture, le danseur David Ledger rafle la mise. Torse nu et en slip pailleté, le solo On Speed extrait d’Elisabeth gets her way de Jan Martens dégage une danse physique où, dans une semi-pénombre, tout se joue dans le haut du corps. Mouvements agités des bras, en moulinets, mime de similis combats de boxe, ciseaux avec les mains. C’est un beau travail impeccablement interprété. On regrette malgré tout que le Ballet de Flandre n’ait pas présenté une pièce qui mette en scène toute la troupe. On pourra se rattrapera prochainement à l’Opéra de Lille qui accueillera la toute dernière création de la compagnie, rien moins que Roméo+Juliette par le très talentueux Marcos Morau. On pressent que le chorégraphe espagnol a quelque chose à nous dire des amants de Vérone !

 

On Speed de Jan Martens – David Ledger

 

Ballet de Flandre – Twelve Ton Rose de Trisha Brown avec Aleix Labara i Cerver, Anaïs De Caster, Yaiza Davilla Gòmez, Lara Fransen, Matthew Johnson, Philippe Lens, Allison McGuire, Willem-Jan Sas et Rune Verbilt ; Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker avec Jasmine Achtari et Madison Vomastek ; Grarciela Quintet de Jan Martens avec Brent Daniels, Towa Iwase, Taichi Sakai, Shane Urton et Louiza Avraam ; On Speed de Jan Martens avec David Ledger. Jeudi 24 avril 2025 à la Grande Halle de La Villette. Le Ballet de Flandre donne Roméo+Juliette les 14 et 15 juin à l’Opéra de Lille.

 
 
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