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[Festival de Marseille 2025] My Fierce Ignorant Step – Christos Papadopoulos

Chorégraphe grec très en vue de la danse contemporaine, Christos Papadopoulos a déjà signé quelques chefs-d’œuvre sur les plus grandes scènes européennes et créé pour de grandes compagnies internationales. Mais My Fierce Ignorant Step est son premier pas dans le Festival de Marseille. Créée en mai dernier à l’Onassis Ostegi d’Athènes, cette pièce pour dix interprètes fait escale, brève mais intense, au Théâtre La Criée. De la cité grecque à la cité phocéenne, elle déploie à la fois un savoir-faire singulier et un paysage collectif fascinants. Un temps fort de 24 heures au Festival de Marseille, ponctué par la découverte de Annie Hanauer travaillant avec des artistes en situation de handicap, et d’une balade sous le soleil marseillais, casque sur les oreilles, emmené par les artistes Igor Cardellini et Tomas Gonzalez. 

 

My Fierce Ignorant Step de Christos Papadopoulos

 

Formé à la danse et au théâtre entre Athènes et Amsterdam, Christos Papadopoulos connaît depuis 2016 une irrésistible ascension dans le champ chorégraphique européen. En un peu moins de dix ans, le chorégraphe grec a déjà conçu une dizaine de pièces, dont certaines sur-mesure pour des compagnies comme le Dance On Ensemble (Mellowing), le Ballet de Lyon (Mycellium) ou le Nederlands Dans Theater (Ties Unseen). Aujourd’hui dans My Fierce Ignorant Step (que l’on pourrait traduire par « Mon pas féroce et ignorant »), présenté au Festival de Marseille, il prolonge son exploration des corps sonores en puisant aux souvenirs de son enfance, inspiré par les figures tutélaires des compositeurs Mikis Theodorakis et Mános Hadjidákis. Dans une scénographie toujours aussi dépouillée (cintres et coulisses apparents), le chorégraphe grec cherche ainsi à catalyser les paysages acoustiques et plastiques. Pour déployer sa quête de perfection synesthésique, il confie à Kornilios Selamsis la composition d’une partition musicale complexe, qui n’est pas sans rappeler le Boléro de Maurice Ravel : les clapotis, gouttes à gouttes, tintements, trémolos et grincements s’y superposent et s’y fondent telles des nappes évoluant vers un crescendo galvanisant.

Sur ce terrain de jeu sonore, Christos Papadopoulos compose avec dix interprètes en camaïeu de gris et bleus une gestuelle d’abord minimaliste. L’esthétique façonnée ici, fruit d’un travail développé tout au long de ses précédentes pièces, s’est imposée comme signature du chorégraphe. Conçue par micro-réactions en série où chaque inflexion d’un corps est liée à l’émission d’un son, elle frappe d’abord par sa précision et sa concision extrêmes. Puis elle sème le trouble lorsque la synchronisation brouille la relation de cause à effet entre mouvement dansé et musical. Mais si cette recette a déjà prouvé son efficacité, le chorégraphe ne cède pas à la facilité routinière. Sans cesse remanié, son tissu chorégraphique se présente ici comme un enchevêtrement de styles et de vocabulaires surprenants : outre les influences dominantes du popping, hip hop et breakdance, les pas semblent aussi emprunter au ballet, aux claquettes et même au madison et aux danses de salon. Brillamment unis dans leur diversité, ils créent un patchwork qui se déploie avec une impressionnante fluidité.

 

My Fierce Ignorant Step de Christos Papadopoulos

 

Avant d’atteindre son pic jubilatoire, My Fierce Ignorant Step s’entend d’abord au pied de la lettre comme une démarche altière, voire arrogante, où les interprètes partent à la conquête de l’espace. Tantôt nuée volatile, tantôt gang dans la veine des Jets de West Side Story, le groupe se dilate et se rétracte du V à l’ovale traversant le plateau nu en long, en large et en travers. Avec leurs bras nonchalants, ils et elles alternent marche, sautillements, course et pas chassés. De front, à reculons ou de dos, leurs regards de défi perdent rarement de vue le public. D’abord passif-agressif, l’ensemble est progressivement gagné par une euphorie diffuse et communicative. La dynamique des corps et des sons varie aussi en rythme et en intensité : au début les échos prolongés par des mouvements d’épaulement ou d’ondulation vertébrale au ralenti, sont ponctués de brefs coups rapprochés traduits par des piétinés ou des soubresauts.

Si Christos Papadopoulos jouit d’une grande liberté de jeu dans le cadre de son écriture, c’est d’abord grâce à son inépuisable capacité d’innovation avec ses propres règles. Son génie chorégraphique impressionne tant la répétition d’un geste ne vire jamais redite. Loin de se complaire dans des schémas simplifiés, il introduit lui-même des grains de sable et de malice dans sa mécanique sono-visuelle. Tantôt, des flashs traversent depuis le fond de salle, plongeant l’atmosphère dans les tons mauves ; tantôt, les arrêts sur image initient une partie de « 1, 2, 3, soleil ! » avec le son et la lumière. Ces variations renforcent l’énergie et la cohésion des interprètes qui semblent littéralement prendre leur pied sur scène, échangeant clins d’œil et regards complices ou esquissant un infime pas de côté comme une private joke. Dans cet élan commun de joie fougueuse, Georgios Kotsifakis et Ioanna Paraskevopoulou donnent le la. Quasi en permanence sur le devant de la scène, l’un et l’autre semblent se détacher des huit autres corps tels les solistes devant un chœur. L’ensemble conserve cependant un sens aigu de l’harmonie. Toutes et tous font finalement résonner leurs voix, toujours de concert avec la montée en puissance de la partition qui prend alors des accents symphoniques. Rien ne saurait arrêter My Fierce Ignorant Step dans sa marche vibrante jusqu’à ce final magistral.

 

My Fierce Ignorant Step de Christos Papadopoulos

 

Avant le spectacle de Christos Papadopoulos était proposé Starting with the Limb (qui se traduit par « À commencer par les membres ») de Annie Hanauer, dans le cadre de la journée qu’à organisé le festival autour du handicap dans le spectacle vivant. Pour voir au-delà des apparences, la chorégraphe états-unienne basée à Londres a cheminé avec la compagnie de danse marseillaise L’Autre Maison. Sous des néons blancs suspendus en oblique au-dessus d’un plateau nu, un quatuor d’interprètes, trois danseuses et un danseur, composent avec les instruments témoins de leur handicap. Si la béquille et le fauteuil roulant s’imposent comme des évidences de l’imaginaire commun, les quatre artistes manipulent aussi des sculptures portatives conçues par morphogénèse numérique et imprimante 3D par le designer Ghali Bensouda. Ces armatures légères en forme de dôme creux, semblables à d’étranges carapaces ou exosquelettes, relient autant qu’elles différencient leurs corps. Qu’ils s’y faufilent comme dans une cage d’écureuil ou s’y accrochent en équilibrant leurs poids, les danseuses et le danseur détournent les objets de leur vocation médicale pour se réapproprier leur rapport à la mobilité.

La proposition d’Annie Hanauer reste cependant assez convenue. Il y a bien quelques images touchantes d’enchevêtrements de corps au sol, alignés ou pêle-mêle, dans un geste d’ensemble harmonieux qui efface un instant leurs particularités physiques. Les mouvements déployés en individuel tendent aussi à les normaliser. Mais en prenant ses distances avec les aspérités de ces corps hors normes, la chorégraphe produit des tableaux mouvants étrangement lisses. Timidité ? Pudeur ? Paradoxalement, la réflexion sur l’identité reste trop en surface pour affirmer la singularité de son propre propos. Faute de parvenir susciter l’étonnement, l’ambiance contemplative vire, hélas, à la monotonie. Si sa forme est encore fragile, Starting with the Limbs est le début d’une démarche inclusive qui mérite de gagner en densité et en audace.

 

Starting with the Limb de Annie Hanauer – Compagnie L’autre Maison

 

Changement d’ambiance le lendemain matin : il est temps de sortir ses chaussures de marche. Le Festival de Marseille est connu pour sortir des sentiers battus. Pas étonnant donc qu’après L’Âge d’or en 2022, les artistes Igor Cardellini et Tomas Gonzalez, à la tête du Colectivo Utópico y reviennent avec El Viaje. Ici, le duo imagine une expérience anthropo-sociologique et artistique in situ sous forme de déambulation guidée entre nature et architecture. Depuis le premier voyage réalisé en 2019 à Bahia au Brésil, le concept a fait son chemin en Amérique du Sud et jusqu’en Europe. Pour sa première adaptation à Marseille, il invite à cheminer deux heures durant sous un ciel radieux de matinée caniculaire. Casque sur les oreilles et bouteille d’eau à la main, un petit groupe se met en marche du Parc du 26e Centenaire jusqu’à La Rouvière sur les traces de Kylian Zeggane. Artiste-plasticien de formation, le jeune homme se fait ici guide-performeur le temps de cette visite-excursion à travers les 9e et 10e arrondissements de Marseille, où ville et champs se côtoient de façon surprenante : le chant des cigales se mêlant aux vrombissements des voitures, un cours d’eau aux reflets éclatants bordant les grilles d’un terrain militaire, un terrain vague débouchant sur des immeubles cernés de barrières moins protectrices que dissuasives. Outre les logiques de gentrification, le guide explicite le paysage à l’aune de son histoire intime. À l’image de la ville, l’artiste gay confie sont sentiment d’être lui aussi toujours « entre deux eaux » : du choc social avec les enfants des villages Club Med ou les étudiants des Beaux-Arts de Marseille, au rejet de sa famille après l’aveu de son homosexualité, en passant par ses amours toxiques et ses canapés squattés ici et là. Si le chemin grimpe autant que le mercure, El Viaje se poursuit tout en douceur jusqu’à la vue surplombante qui clôt cette parenthèse atypique, et qui vaut bien le détour.

 

El Viaje d’Igor Cardellini et Tomas Gonzalez

 

 

My Fierce Ignorant Step de Christos Papadopoulos ; musique de Kornilios Selamsis, avec Themis Andreoulaki, Maria Bregianni, Amalia Kosma, Georgios Kotsifakis, Sotiria Koutsopetrou, Tasos Nikas, Ioanna Paraskevopoulou, Danae Pazirgiannidi, Spyros Ntogas et Adonis Vais. Vendredi 27 juin au Théâtre La Criée de Marseille. À voir en tournée au Julidans d’Amsterdam les 2 et 3 juillet, au Grec Festival de Barcelone les 12 et 13 juillet, à RomaEuropa du 14 au 16 novembre, à la Fondazione Teatri de Reggio Emilia le 19 novembre, au Concertgebouw December Dance de Bruges le 3 décembre et au Théâtre de la Ville de Paris du 24 au 30 mai 2026.

Starting with the Limb de Annie Hanauer par la compagnie L’autre Maison, avec Felix Tamm, Greta Sandon, Coralie Viudes et Sofia Valdiri. Vendredi 27 juin au Théâtre de la Criée de Marseille. 

El Viaje d’Igor Cardellini et Tomas Gonzalez en collaboration avec le Colectivo utópico. Samedi 28 juin dans les rues de Marseille. 

Le Festival de Marseille se poursuit jusqu’au 6 juillet 2025.

 
 

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