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Le Corsaire de José Martinez – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Riku Ota et Marini Da Silva Vianna

Quel plaisir fou de redécouvrir de cette manière Le Corsaire ! Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux a réussi son coup en faisant entrer à son répertoire la production de José Martinez. En le débarrassant d’une histoire un peu trop alambiquée ou d’un orientalisme un peu trop poussé, le chorégraphe propose un ballet truculent et enthousiasmant, avant tout soucieux de nous raconter une histoire, un joli mix entre un conte d’aventure et une comédie romantique, où l’on suit avec passion le récit alors qu’on en connaît déjà la fin. Dans une très belle production venue d’Estonie, la compagnie bordelaise s’empare de ce grand titre du répertoire avec virtuosité et fantaisie, portée par son Étoile Riku Ota. Le danseur ne se fait pas prier pour faire un étalage de sa virtuosité, mais sans jamais oublier ce qu’il raconte ni une pointe de romantisme. Une savoureuse soirée de ballet.

 

Le Corsaire de José Martinez – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Riku Ota (Conrad) et Marini Da Silva (Medora)

 

Remonter Le Corsaire en France est à la fois appréciable et une gageure. Appréciable car l’oeuvre, créé à l’Opéra de Paris en 1856, fait historiquement partie du répertoire français, monté par la volonté de l’impératrice Eugénie sur une musique d’Adolphe Adam (que vous connaissez bien comme étant le compositeur de Giselle). Puis, comme beaucoup de ballets, après un gros succès, Le Corsaire a peu à peu été oublié en France. Il a vite trouvé une seconde vie en Russie grâce à Jules Perrot et Marius Petipa, où il est encore aujourd’hui un tube du répertoire. Mais en France, hormis le pas de deux emblématique lors de quelques galas, Le Corsaire a disparu. Kader Belarbi en a proposé une jolie version dans les années 2010 au Ballet du Capitole, qui n’est plus désormais au répertoire de la compagnie. Et c’est finalement par des compagnies étrangères – le Bolchoï, l’English National Ballet – que ce ballet a pu être découvert à Paris au XXIe siècle. L’idée du Ballet de l’Opéra de Bordeaux de proposer une nouvelle production du Corsaire a ainsi largement de quoi séduire. Même si le programmer est donc aussi une gageure, tant il comporte de red flags : orientalisme bien poussé, sexualisation des femmes, histoire à la fois simplissime (et bien éloignée du romantique du poème de Lord Byron dont s’inspire le livret) et d’une complexité alambiquée. Pour remonter Le Corsaire aujourd’hui, il faut savoir le regarder avec nos yeux du XXIe siècle et un bon recul.

C’est exactement ce que fait José Martinez dans cette nouvelle production, créée en 2020 à l’Opéra de Rome et entrée depuis au répertoire de quelques compagnies européennes. Il n’y propose pas forcément une grande signature chorégraphique : tout y est efficace sans forcément porter une marque particulière, c’est ce qui permet aussi à cette production de pouvoir être reprise par des compagnies bien différentes. Mais la danse y est vivante et musicale, tout en laissant l’espace aux danseurs et danseuses pour leur interprétation comme leur virtuosité. Surtout, José Martinez a l’art de savoir raconter une histoire. Sur scène, tout s’enchaîne sans temps mort, avec fluidité et beaucoup de clarté. Il a débarrassé l’histoire de quelques personnages inutiles et a élagué le livret, tout en donnant à chaque rôle en scène une couleur particulière, même dans le corps de ballet. La pantomime est à sa juste place, se servant de la gestuelle codifiée aussi bien pour nous narrer l’action que pour replacer l’œuvre dans l’histoire et la tradition du ballet. La production, très réussie et venue du Ballet d’Estonie, nous rappelle gentiment la Turquie dans ses décors, tandis que les costumes limitent les touches orientales au strict nécessaire. Tout cela nous fait entrer dans un conte, et non pas dans un fantasme de l’Orient. 

 

Le Corsaire de José Martinez – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

 

Tous ces ingrédients créent la bonne alchimie. Et dès le lever du rideau, nous sommes immédiatement embarqués dans l’histoire, sans que jamais l’attention ne se relâche. C’est ce plaisir fou, comme devant une bonne comédie romantique ou une comédie musicale, de suivre avec avidité l’intrigue alors que l’on en connaît déjà le dénouement. Halte ainsi au cliché qu’un ballet du répertoire est forcément suranné ! Il suffit juste de savoir nous le raconter. Et de savoir aussi diriger les danseurs et danseuses, leur donner la juste place pour s’exprimer comme la sincérité nécessaire malgré des intrigues faciles et des personnages qui ne sont pas des plus complexes. Là encore, le pari est réussi, avec à la tête de l’équipe de maîtres et maîtresses de ballet la formidable Agnès Letestu. Les artistes du Ballet de l’Opéra de Bordeaux ont aussi l’enthousiasme pour ce genre de projet. L’entrée au répertoire de Don Quichotte – là encore une production de José Martinez – il y a deux ans y était très réussie. La compagnie y a mis le même cœur et la même passion pour ce Corsaire, s’emparant avec joie de ce titre du répertoire qui ne demande qu’à retrouver le public. Et si chacun et chacune est honnête dans son personnage, y compris quand le drame se pointe, personne n’y est non plus complètement premier degré : c’est ce qui nous permet, en tant que public, de garder la distance avec ce monde orientaliste qui se dévoile sous nos yeux.

Le Corsaire multiplie les personnages et l’on a parfois du mal à s’y retrouver. De trois actes, José Martinez le fait passer à deux et se concentre sur trois rôles principaux et quelques secondaires. Le premier acte se partage ainsi entre la place du village, où l’action se mêle à des danses de caractère, et la grotte des pirates. Dans le rôle principal de Conrad, Riku Ota assume son statut d’Étoile et de chef de la troupe sur scène. Sa technique est toujours aussi brillante – peut-être même encore plus car il y ajoute maintenant un vrai sens de l’élégance. Le danseur est désormais à l’aise dans le jeu, s’amusant des roublardises faites au marchand d’esclaves. Et n’ayant pas peur de jouer du romantisme quand il découvre la belle esclave Medora. Cette dernière est interprétée par Marini Da Silva Vianna, qui ne devait pas assurer la première. La danseuse garde encore une attitude et un jeu assez scolaire. Elle semble aussi parfois manquer d’assurance, alors que sa technique ne lui fait pas défaut (à l’image de ses 32 fouettés : elle part de façon si prudente que l’on pense qu’elle n’arrivera pas au bout, et pourtant si et sans jamais trembler). Mais sa danse précise et musicale, sa sincérité dans son jeu font le reste. À elle maintenant de prendre l’ego nécessaire pour être celle qui donne vraiment le ton. Le partenariat avec Riku Ota, s’il manque encore d’une vraie complicité par trop peu de répétitions ensemble, propose une fluidité naturelle : voilà un duo qui gagnerait à danser plus souvent ensemble.

 

Le Corsaire de José Martinez – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Perle Vilette de Callenstein (Gulnara) et Tangui Trévinal (Lankedem)

 

L’ensemble ne souffre pas cependant d’un premier rôle féminin peut-être un petit peu trop en retrait : l’équilibre du groupe, la narration si fluide et le piquant des seconds rôles font le reste. En Gulnara, esclave qui accepte sa position, Perle Vilette de Callenstein est séduisante. La danseuse a un sacré abattage technique (même s’il gagnerait parfois à un peu plus de finesse dans ses finitions), une présence radieuse et un vrai sens du jeu. Sa Gulnara a comme une douce mélancolie, et une touche de drama-queen parfois qui ne fait pas de mal : voilà une danseuse que j’ai envie de suivre. Tangui Trévinal s’en donne à cœur joie dans le rôle du marchand d’esclaves Lankedem, jouant la roublardise avec gourmandise. Riccardo Zuddas est un tonitruant Birbanto, meilleur ami/meilleur ennemi, et Kylian Tilagone un Pacha Saïd ridicule comme il faut. Le premier acte est ainsi très masculin entre tous ces personnages qui portent l’action. Pourtant, entre cupidité et machisme, aucun n’a vraiment le beau rôle.

En opposition, le deuxième acte met plus en avant les talents féminins de la troupe. L’action passe un peu plus au second plan pour une deuxième partie plus axée sur les divertissements. Le pas de trois des Odalisques est charmant, plus marqué vers l’école française que le reste de la chorégraphie, et dansé avec précision. Surtout, la scène du Jardin enchanté reste un véritable régal, magnifiquement interprété par un corps de ballet féminin aussi harmonieux que musical, comme d’une belle sensibilité. Après quelques péripéties vite expédiées, place au grand pas de deux, si connu du répertoire, morceau de bravoure auquel chaque soliste a un jour envie de se confronter. C’est un ébouriffant moment de virtuosité de la part de chaque interprète – mention spéciale encore une fois à Riku Ota, vraiment enthousiasmant tout au long de ces deux actes. Mais, surtout, ce pas de deux est un grand moment de joie, de bonheur de danser partagé avec le public. Qui, ne se faisant pas prier, se met à taper des mains en cadences au moment des fouettés (certains froncent les sourcils quand l’auditoire se met ainsi à exprimer bruyamment son enthousiasme. Mais y a-t-il plus marqueur d’une soirée réussie quand le public se met à taper des mains en cadences durant la coda ?). La scène du naufrage paraît presque incongrue ensuite, tant l’on s’attend à ce que le rideau se baisse sur cet éclatant moment de danse. Mais Le Corsaire n’est pas Don Quichotte. Et c’est sur les retrouvailles de Medora et Conrad, seuls et heureux pour l’éternité sur une île déserte, que doit se clôturer le ballet. Comme un adage un peu plus romantique pour terminer le tout – dans lequel les interprètes montrent un dernier lâcher-prise qui emporte.

À l’issue de la représentation, Tangui Trévinal, qui dansait le rôle de Lankedem, a été promu Soliste de la compagnie.

 

Le Corsaire de José Martinez – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Perle Vilette de Callenstein (Gulnara), Marini Da Silva Vianna (Medora) et Kylian Tilagone (Pacha Saïd)

 

Le Corsaire de José Martinez d’après Marius Petipa, par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Livret d’après Jules-Henry Vernoy de Saint-Georges inspiré par Le Corsaire de Lord Byron. Musique d’Adolphe Adam, Léo Delibes, Riccardo Drigo et Cesare Pugni. Avec Marini Da Silva Vianna (Medora), Riku Ota (Conrad), Perle Vilette de Callenstein (Gulnara), Tangui Trévinal (Lankedem), Mélissa Patriarche (Zulméa), Riccardo Zuddas (Birbanto), Kylian Tilagone (Pacha Saïd), Alexandre Gontcharouk (Suivant du Pacha), Sarah Leduc, Anna Guého et Ahyun Shin (Trio des Odalisques). Mercredi 2 juillet 2025. À voir jusqu’au 13 juillet.

 
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Commentaires (4)

  • Lili

    Ayant assisté à la même soirée, je partage votre analyse (et malgré l’intelligence de cette mise en scène, oui je me suis demandée ce que je faisais là à regarder un Orient caricaturalement macho, une femme achetée puis vendue 2 fois en 1 acte. Bref. Ma jeune collègue a adoré sans réserves alors que son métier est de déconstruire les stéréotypes sur les étrangers notamment orientaux, alors ça doit passer). Je voulais quand même insister sur le travail époustouflant fait sur les lumières. Pour un ballet classique, c’est un des plus beaux que j’ai vu. La scène du jardin notamment, est transformée d’un rose un peu trop bonbon en vieux rose nuancé grâce aux éclairages, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Les costumes sont splendides, les décors très beaux, mais le travail d’éclairage mérite ici, me semble-t-il; d’être particulièrement salué.

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  • Lili

    Et je voulais aussi plus personnellement dire à quel point Perle Villette m’a éblouie par la beauté et la grâce de ses lignes. Quelle merveille, quelle lumière.

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  • Axel31

    Venu en voisin Toulousain, je sors ébloui de la dernière en ce dimanche 13 juillet, tous étaient parfaits (chef et orchestre compris) avec des solistes charismatiques qui m’ont ému et un public très enthousiaste, magnifique ballet, superbe compagnie, je reviendrai à Bordeaux, bravo à tous et bonnes vacances !!!

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  • CLAIRE GAU

    Je rêverais d’assister à une représentation. Dans une autre vie peut-être.

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